Chapitre VII [.2]

Par Melau

Les dix derniers jours avant les congés de fin d’année passèrent à une vitesse folle. En cinq jours ils avaient réussi à faire les tests et à envoyer tous les résultats à la direction pour validation. Cette dernière étape avait un peu trainé, on remettait en cause un petit problème lié à la superposition de deux calques qui avait engendré l’impossibilité du téléchargement de la Modification sur le participant Numéro 8. Le souci avait été réglé tout de suite par l’informaticien, Maksim, avec qui Thaïa s’était tout de suite bien entendue. Il était arrivé en même temps qu’elle au CMT, et il se souvenait parfaitement de son entrée pour le moins remarquable le premier jour. Il l’avait beaucoup taquinée avec cette histoire. Thaïa avait fait semblant d’en être vexée, et Maksim lui avait promis qu’il lui paierait un verre au retour des vacances pour s’excuser.

Ce fut donc avec deux jours de retard, le 22 décembre, que la Modification apparut enfin sur le site du CMT comme propre au téléchargement. Désormais, on pouvait avoir les taches de rousseur que l’on souhaitait, où l’on souhaitait, et de la couleur que l’on souhaitait. Il y eut dès la première heure environ cinquante milles téléchargements : c’était pratiquement un record ! La première place était toujours détenue par la Modification permettant d’avoir des yeux de chat – ce qui était pour le moins étrange. La troisième place, elle, était tenue par une Modification bien plus normale puisqu’elle permettait de changer la couleur des cheveux à volonté, allant du brun, blond ou roux, au rouge vermillon, au rose éclatant ou au vert sapin.

Le CMT ferma ses portes le lendemain pour une semaine afin de laisser la possibilité aux familles de se retrouver. Le soir même, Thaïa fit la route avec son père : il était temps pour elle de rentrer chez ses parents pour quelques jours, de regagner le cocon familial et surtout de revoir sa mère et sa sœur.

 

Dans la vielle Chevrolet, rare vestige d’un monde dans lequel on se déplaçait en voiture tous les jours, il n’y avait aucun bruit. Royden conduisait en silence, le regard rivé sur la route, les mains à dix heures dix, toujours. Lorsqu’il passait les vitesses, il y avait toujours un léger à-coup, propulsant doucement Thaïa vers l’avant. Thaïa, quant à elle, regardait le paysage défiler par la fenêtre ; plongée dans ses pensées, dans ses souvenirs d’enfance rappelés à elle dans la voiture rouge à la grosse croix dorée.

Elle se revoyait petite, vers l’âge de 7 ou 8 ans, assise sur la banquette arrière. Son lapin en peluche dans une main, elle empêchait les doigts de sa sœur de l’atteindre en faisant de grands moulinets avec l’autre bras. Dee cherchait toujours à lui faire des chatouilles quand ce n’était pas la taper. Thaïa regrettait ces moments.

Alors qu’ils roulaient depuis bientôt une demi-heure et qu’ils arrivaient dans le quartier où se trouvait la maison familiale, Royden ouvrit la bouche. Il brisa le silence :

— Tu sais, Thaïa, tu fais un très bon travail au Centre. Je suis fier de toi.

La jeune femme ouvrit la bouche pour répondre quelque chose, mais elle ne savait pas quoi dire. La voiture s’arrêta dans l’allée, aucun mot ne lui venait autre qu’un simple « Merci ». Son père hocha la tête, sortit de la Chevrolet, récupéra son sac sur la banquette arrière et claqua la portière. Thaïa resta là, assise, seule, silencieuse, pendant une bonne minute. Elle observa son père entrer dans la maison sans un regard vers sa fille. Yuan, la mère de Thaïa, attendait sur le pas de la porte. La jeune femme regarda ses parents s’embrasser. Malgré les années, ils s’aimaient toujours autant.

Thaïa prit une grande inspiration, attrapa sa valisette, posa un pied dehors.

Il était temps pour elle d’affronter sa famille. Survivrait-elle à cette fin d’année ?

 

Les jours qui suivirent son arrivée, Thaïa n’eut pas une seule minute pour souffler. Il y eut d’abord les cadeaux, puis les courses pour les repas, et enfin les préparatifs : décorations, cuisine, pâtisserie.

Enfin, il fut l’heure d’accueillir les invités. Thaïa, vêtue d’une robe verte dont le buste était recouvert de sequins, se chargea d’ouvrir la porte. Habillée de son plus beau sourire, elle faisait entrer les différents membres de la famille : grands-parents, oncles et tantes, cousins et cousines. Il ne manquait plus que la sœur de Thaïa et ils seraient au complet.

Installée confortablement dans le canapé entre son oncle et sa grand-mère, un de ses neveu sur les genoux, Thaïa profitait de la soirée. La sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre. Royden ne bougea pas de son fauteuil. Yuan, en train de préparer un plateau de petits-fours avec sa belle-sœur, ne pouvait pas se déplacer.

— Musaraigne, cria-t-elle depuis l’antre des délices, tu peux aller ouvrir s’il te plait ?

Thaïa souffla en son for intérieur, se refusant de paraître impolie devant sa famille.

— J’y vais !

Une petite tape dans le dos du neveu pour qu’il se déplace, un coup d’épaule à l’oncle avachi dans les coussins du canapé, et en deux temps trois mouvements Thaïa se retrouva en train d’ouvrir la porte.

— Eh ben ! Fais encore plus la gueule ! On dirait que tu n’es pas contente de me voir, le rat !

Dee – Diane, de son vrai nom – faisait face à Thaïa et arborait un immense sourire. Thaïa tenta d’afficher une mine renfrognée, après tout elle venait de se faire appeler « rat » ce qui n’était pas des plus agréables sobriquets, mais elle ne put s’empêcher d’éclater de rire. Dee l’appelait ainsi depuis toujours : « musaraigne » pour les parents, « rat », voire « rat d’égouts » et autres dérivés, pour la sœur. Les deux sœurs se prirent dans les bras.

— Tu m’as manquée, souffla Thaïa à l’oreille de son aînée.

— Et toi donc !

Elle se séparèrent, se tenant toujours par le bout des doigts, habitude gardée de leurs promenades enfants et les grands « On se tient par la main et on ne se lâche pas, sous aucun prétexte ! » de leurs parents.

— Et moi ? Je n’ai pas le droit à mon câlin ?

Derrière Diane, son fiancé, Oscar, tendait les bras vers la sœur cadette. Thaïa pinça les lèvres comme si elle allait dire non. Cela ne dure une fois de plus que quelques secondes, incapable de refuser un câlin elle céda quasi-instantanément.

— Toi aussi tu m’as manqué !

— Mouais, toi, je ne sais pas.

La réponse d’Oscar lui valut un coup de poing sur le pectoral.

— Ah bah voilà ! C’est sûr que comme ça, j’ai encore plus envie de te voir ! ironisa l’homme. Tu sais quoi ? reprit-il. Je crois que je vais repartir tout de suite avec tous les cadeaux. Même le tien.

— Pars si tu veux, mais donne-moi mon cadeau ! Qu’est-ce que c’est ? demanda Thaïa avec une voix d’enfant impatiente.

Oscar leva les yeux au ciel. Dee mit fin à la discussion de manière plus qu’efficace :

— Tu verras plus tard pour ton cadeau, le rat, enfin si tu le mérites. Et toi, dit-elle en s’adressant à son fiancé, ne fais pas entrer le froid dans la maison ou grand-père va râler et on en entendra parler jusqu’aux fêtes l’année prochaine.

— Oui, chef.

Oscar mima un salut de soldat qui ne fit rire que Thaïa. L’homme se prit un deuxième coup, cette fois-ci sur le bras, et par la femme avec laquelle il partageait sa vie.

— ‘Fait froid dans c’te baraque, entendirent-ils ronchonner dans le salon.

Les trois jeunes se regardèrent d’un air entendu, le sourire aux lèvres, fermèrent la porte d’entrée et la soirée put enfin commencer.

 

Yuan avait préparé bien trop à manger. Ils avaient beau être dix-neuf à table, il y avait bien des restes pour chacun d’eux pour deux repas. Ils échangèrent les cadeaux peu avant minuit. Après le dessert, une tasse de café fumant ou un thé aux agrumes préparé avec soin, les invités s’éclipsèrent les uns après les autres. Vers deux heures du matin, il ne restait plus que Royden, Yuan, Thaïa, Diane et Oscar autour de la table. La sœur et le beau-frère de Thaïa restaient à la maison quelques jours.

Thaïa aida sa mère à mettre la vaisselle salle dans le lave-vaisselle. La jeune femme renvoya sa mère à table, lui disant qu’elle avait assez travaillé et qu’elle méritait bien un peu de repos. Thaïa termina toute seule les dernières corvées. Elle jeta un œil dans la salle à manger jouxtant la cuisine. Personne ne regardait dans sa direction. Elle se mit alors sur la pointe des pieds et tendit le bras au-dessus d’un placard. Le bout de ses doigts tâta le mélaminé poisseux et poussiéreux jusqu’à attraper l’objet de leurs désirs. Un pot en verre rempli de biscuits et bonbons. Thaïa rattrapa mal le pot si bien que, pour éviter qu’il ne se fracasse sur le sol, elle préféra le laisser cogner contre la porte de placard. Elle le reprit de justesse.

Grimace. Pour la discrétion, on repassera, pensa-t-elle. Puis, comme pour confirmer sa pensée, Diane lui lança depuis la pièce d’à côté :

— Ramène les cookies ! Et je veux les trois chocolats !

Thaïa ramena donc le pot dans la salle à manger. Elle fut surprise lorsqu’elle vit son père atteindre les marshmallows rangés dans un placard, puis se diriger vers la cuisine pour faire chauffer du lait. Il fouilla un moment dans les placards pour trouver les tasses, les pastilles de chocolats, et revint quelques minutes après. Sur le plateau qu’il tenait entre les mains, cinq tasses de chocolat chaud laissaient échapper quelques gouttes par-dessus leurs bords au gré des pas gauches de Royden. Ce dernier ajouta les marshmallows dans le lait encore fumant, et surmonta l’ensemble d’une belle cuillère de crème.

— Mhhh, se délecta Yuan en humant la bonne odeur émanant des tasses. Tu nous régales, mon amour.

Une fois les tasses distribuées, tout comme les friandises – les cookies trois chocolats attrapés par Dee – la famille se lança dans les remarques au sujet de la soirée.

— Ton père n’aurait pas pu être plus désagréable ce soir, remarqua Royden.

— Je sais bien, soupira la mère de famille. Mais au moins, cette fois il n’a rien trouvé à redire sur le repas, c’est déjà une victoire.

— Ouais, pas comme la chère sœur de papa…, grogna Thaïa.

— C’est vrai ça, acquiesça Diane.

Ils continuèrent ainsi de râler, passant en revue tout ce qui avait été dit ou remarqué, de la faute évidente de goût de la grand-mère paternelle dans son choix de vêtements aux propos plus que limites du frère de Yuan, en passant par les cris insupportables des enfants.

 

Il était près de quatre heures du matin lorsque Royden s’étira en baillant.

— Bon, je vais aller me coucher, je n’en peux plus. Je suis trop plein.

Il tapa du plat de la main sur son ventre pour souligner le fait qu’il avait mangé plus qu’il n’aurait dû.

— Ah non, pas tout de suite, papa ! s’exclama Thaïa.

— Et je peux savoir pourquoi ?

— Il faut échanger les cadeaux ! Il en reste sous le sapin, tu vois bien.

— Ça peut bien attendre demain qu’on ait dormi un peu, non ?

— Allez papa, s’il te plaît.

Thaïa accompagna sa supplique d’une moue de chien battu, comme le disaient sans cesse ses parents. Les yeux papillonnants, elle tentait de faire couler les larmes sur ses joues pour faire céder son père.

— Bon, d’accord. Mais avec ta mère on a distribué tous vos cadeaux, ils sont de qui, ceux qu’il reste ?

Oscar lança un regard à Diane qui hocha la tête. Thaïa observa le manège sans piper mot, mais en se posant milles et une questions sur ce qui se tramait.

— Ce sont les nôtres.

— Ah non, hein ! Vous nous avez déjà bien gâtés, je ne veux pas que vous dépensiez tout votre argent pour nous. Je ne veux pas un cadeau de plus, déclara Yuan, catégorique.

— Maman… Ne commence pas.

Diane secoua la tête. Elle s’adressa ensuite à son fiancé :

— Tu peux aller les chercher et leur donner ? J’ai les pieds en compote… à cause de ces chaussures.

Oscar obtempéra. Il récupéra les deux paquets qui se trouvaient sous le sapin et les ramena à table. Il tendit le premier, plus gros et visiblement plus lourd, à ses beaux-parents. Thaïa attrapa le second.

— Doucement !

— Oui, oui…

— Royden, Yuan, vous pouvez ouvrir le vôtre, assura Oscar. Par contre, Thaïa, attends que tes parents aient ouvert le leur avant d’ouvrir le tien.

Yuan prit soin de déballer correctement le paquet. C’était une grande boite cartonnée qu’un ruban empêchait de s’ouvrir. Thaïa obéit aux ordres donnés par son beau-frère. Il pouvait être impressionnant quand il s’y mettait et qu’il utilisait sa grosse voix. En même temps, il était imposant : grand gaillard d’un mètre quatre-vingt, il avait, entre autres, les épaules bien développées. L’entraînement journalier qu’il suivait pour le travail – il était Gardien de la Paix – y était pour quelque chose.

— Alors ? demanda Thaïa, impatiente.

Yuan et Royden observaient l’intérieur du paquet. Dans la boîte se trouvaient plusieurs choses : une photo, un vêtement, et un jouet. Thaïa ne voyait pas bien de là où elle se trouvait. Elle se leva pour mieux regarder. Elle s’aperçut alors que sa mère avait les larmes aux yeux, et qu’un immense sourire s’échappait de derrière sa main cachant sa bouche. Royden aussi pleurait.

— C’est un magnifique cadeau que vous nous faites, parvint-il à murmurer, la gorge serrée.

Thaïa découvrit le contenu de la boîte : une échographie, un hochet, et un body sur lequel était écrit « J’arrive bientôt, papi et mamie ! ». La jeune femme ne put retenir cris et larmes de joie. Elle serra sa sœur et son beau-frère dans ses bras en répétant :

— Je vais être tata ! Je vais être tata !

Puis Thaïa se rappela avoir, elle aussi, un cadeau. Elle défit précautionneusement le papier et découvrit une tasse blanche dont elle ne vit pas tout de suite l’inscription « Meilleure marraine du monde ». A l’intérieur de la tasse, on avait glissé un t-shirt. Thaïa le déplia et le mis devant elle : il était à sa taille. Complètement aveugle et surexcitée, elle ne vit pas non plus ce qui était écrit dessus. Sa mère lui fit remarquer :

— Thaïa, regarde bien, tourne la tasse et le t-shirt vers toi.

La tasse « Meilleure marraine du monde » était accompagnée d’un t-shirt « Veux-tu être ma marraine ? ». Cela acheva de combler Thaïa de bonheur.

 

Il ne pouvait pas y avoir de meilleures fêtes de fin d’année. Tout était parfait.

 

Et il avait bien fallut qu’elles le soient, puisqu’elles avaient été les dernières.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez