« Cela fera douze livres, s'il vous plaît. »
Je grimaçai lorsque la serveuse posa l'addition sur la table. Cela faisait deux semaines que les cours avaient commencés et c'était la première fois que je sortais prendre mon petit déjeuner ailleurs qu'à Mag Mor college. Ce samedi, j'avais décidé de prendre une journée de repos bien méritée pour découvrir la ville. De toute manière, j'avais besoin d'un nouveau carnet pour le cours d'étude des merveilles.
Le Rabbit Hole était le café le plus insolite d'Oxford. Quoi de plus normal, quand on sait que c'est un ancien élève de l'Ordre des voyageurs qui en était le propriétaire. Il paraît qu'il donnait des tuyaux aux étudiants qui poussaient sa porte, mais manque de chance pour moi, il était absent aujourd'hui.
Une fois la serveuse partie avec ses douze livres, je me remis à écrire la lettre que j'avais commencée :
Cher papa, chère maman, cher Obéron,
Mon installation à Oxford se passe bien, même si les cours sont plus difficiles que je ne le pensais en quittant la maison. J'aimerais pouvoir vous en dire plus, mais nous ne sommes pas autorisés à parler des enseignements de Mag Mor college à nos familles. Sachez seulement que je continue de courir tous les matins et que je travaille dur pour réussir.
À Oxford, j'ai fait aussi quelques rencontres, mais vous me connaissez, je reste un loup solitaire. Oui, je sais, vous prétendez que je n'ai pas toujours été ainsi, mais c'est ce qui me convient pour le moment. De toute manière, la pression est tellement forte qu'il est difficile de faire confiance à qui que ce soit.
J'ai rencontré Julian Marlowe à la rentrée, mais je ne l'ai pas vu depuis. Personne ne le voit. Vous savez à quel point j'aime son travail, alors je vous partage ma déception de ne pas pouvoir le connaître davantage. Nous attendons tous l'annonce de son premier cours, mais nous commençons à désespérer. Pourtant, quand je vais courir, je crois toujours l'apercevoir au coin de certaines rues. Peut-être nous observe-t-il bien plus souvent que nous nous l'imaginons.
Dites à Obéron qu'il me manque. Je ne sais pas encore quand je reviendrais à Brocéliande, mais vous pouvez lui dire qu'à mon retour on ira jouer au chevalier dans le jardin.
Je vous aime tous très fort.
À très vite,
Vivianne.
Je glissai ma missive dans une enveloppe. Une fois cachetée, je bus une gorgée de mon café en inspectant la rue à travers la baie vitrée. Les étudiants d'Oxford sortaient en bande pour profiter de ce premier jour de week-end. Sans leurs uniformes, ils discutaient entre eux pour savoir s'il devait aller faire les boutiques ou aller au cinéma. D'autres, plus solitaires, passaient devant la vitrine du Rabbit Hole les mains pleines de livres et pressés de retourner étudier dans leurs chambres comme si les jours de congés n'existaient pas.
Mes pensées dérivèrent sur Julian Marlowe. J'imaginais sa silhouette élancée franchir la porte du café et commander un expresso à emporter. Il se serait retourné et il m'aurait reconnu. Ses yeux d'un noir profond m'auraient fixé avec le plus grand intérêt avant qu'il prît la décision de s'installer à mes côtés. Je l'imaginais me demander comment se passaient les premiers cours et notre conversation aurait tourné en un débat sur la meilleure manière de franchir une porte. Je rougis. Tout cela était ridicule. L'admiration pouvait parfois me faire espérer que j'étais importante et précieuse à ses yeux. Il fallait se reprendre. Pour lui, je serais une étudiante parmi tant d'autres.
Le tintement de la porte d'entrée me ramena brusquement à la réalité. Une jeune fille aux cheveux auburn et ébouriffés me regarda par-dessus les verres de ses lunettes quand elle entra. Je la reconnus aussitôt : il s'agissait de l'élève qui intervenait souvent pendant les cours d'études des merveilles, Mélior McGowan.
« Oh ! Tu es là, Vivianne. As-tu appris la grande nouvelle ?
— Laquelle ?
— Le premier cours d'étude de la magie des portes a été annoncé. Les instructions sont épinglées sur le tableau d'affichage devant le réfectoire. »
Elle n'eut pas besoin de me le répéter. Je terminai d'un trait mon café, rassemblai mes affaires et me précipitai vers la sortie.
Pratiquement toute la promotion se tenait devant le panneau d'affichage. Je dus jouer des coudes pour parvenir à lire l'annonce :
Cours d'étude de la magie des portes
Jeudi 21 septembre, six heures, à la gare d'Oxford.
Prévoir de quoi déjeuner, vêtement de randonnée et chaussures de marche.
Les étudiants bouillonnaient de supposition : certains pensaient qu'une porte s'était ouverte dans la gare quand d'autres se plaignaient de devoir se lever aussi tôt. Moi, je me contentais de sourire, éveillée par l'excitation.
*
Le jour venu, je me réveillai avant que mon réveil sonnât. Je me redressai, jetai un bref coup d'œil à la fenêtre pour admirer Oxford endormi, puis je fis quelques étirements pour activer doucement mon corps.
Il n'y aurait pas de course à pied aujourd'hui.
Il y avait un peu de rosée sur les parebrises des voitures, alors je pris soin de me vêtir en conséquence. Voilà un mois que je n'avais pas vraiment porté mes vêtements de randonnée et, pourtant, je caressai la chemise de mon uniforme comme s'il s'agissait d'une seconde peau. Cela me faisait drôle de ne pas le porter aujourd'hui. Cela confirmait que la journée ne serait pas ordinaire.
Je descendis les marches du grand hall et fis halte au réfectoire pour aller chercher mon déjeuner et prendre un café. Peu d'étudiants avaient pris le temps de s'attabler pour manger quelque chose. À l'évidence, je n'étais pas la seule à avoir l'estomac noué.
Mon repas du midi dans le sac et ma gourde remplie, je quittai Mag Mor College et marchai d'un pas soutenu vers la gare. Devant moi, je reconnus Glenn et Ravi qui conversaient comme si rien ne s'était passé lors du premier cours de défense contre les forces périlleuses. Le rythme de ma foulée incita le londonien à se retourner, mais quand il me reconnut, il fit rapidement volte-face. Depuis ce fameux cours où je lui ai remboursé ce que je lui devais pour l'uniforme, il prenait grand soin de m'ignorer. Je commençais à croire qu'il me parlait uniquement parce que je lui devais de l'argent. Cela me mettait mal à l'aise : à part Ravi, personne ne me parlait vraiment. L'idée que notre relation ne reposait que sur une transaction me blessait.
À la gare, un attroupement d'élèves de l'Ordre des voyageurs s'étaient rassemblés sous l'horloge. Personne n'avait encore aperçu le professeur Marlowe. Je retroussai ma manche : les aiguilles de ma montre indiquaient six heures moins deux. Je me mordis la lèvre, inquiète. Et si le cours était annulé ?
Quand le portique de l'entrée s'ouvrit sur une silhouette élégante entièrement vêtue de noir, toutes mes appréhensions s'évanouirent. Notre groupe cessa les bavardages.
Julian Marlowe était là.
« Bonjour, pardonnez-moi de perturber vos habitudes en vous faisant venir aux aurores. »
Personne ne lui répondit. Aucune excuse de sa part n’était nécessaire. Que représentions-nous à côté du plus grand passeur de porte de toute l'Europe ?
Il sortit de la poche intérieure de son manteau une liasse de billets de bus.
« Ne perdons pas de temps. Prenez chacun un billet et montez dans le premier bus que vous voyez dehors. Quatre heures de route nous séparent de notre destination.
— Et où allons-nous ? » demanda Glenn avec peu d'assurance.
Même lui se faisait petit à côté de cette légende.
Loin de s'en offusquer, un petit sourire s'esquissa sur les lèvres du professeur.
« Vous finirez bien par le savoir. Allez, en route ! »
*
Assise seule contre la fenêtre, je fus incapable de profiter du trajet pour m'endormir. Je préférais sortir mon carnet pour esquisser quelques paysages. Je commençai par dessiner des lieux que je connaissais et, peu à peu, je les transformais en des lieux improbables, à la recherche d'un univers alternatif.
À quelques rangées de moi, de l'autre côté du couloir, je surpris Julian Marlowe ébaucher sur ses propres carnets de croquis. Le feu me monta aux joues. Il travaillait exactement comme moi.
Après avoir jeté un œil en arrière pour être certaine que personne ne m'épiait, je m'enfonçai dans mon siège et commençais à faire un portrait de mon professeur. J'examinais ses traits à la pointe de mon crayon : ses lèvres charnues, son nez droit et son menton fuyant traduisaient une rêverie constante, mais ses yeux d'un noir profond, que je colorisais à l'aide d'un crayon gras, supposaient une capacité de concentration impressionnante. Ses cheveux noirs, en partie tirés en arrière, ne comptaient aucun fil argenté. D'ailleurs, quel âge pouvait-il avoir ? À la maison, dans une grande boîte à journaux, je possédais les premières photographies où il apparaissait en tant que passeur de porte. Si je les comparais avec mon croquis, j'aurais la nette impression qu'aucune ride n'était apparue depuis, comme si le temps n'avait pas eu de prise sur son visage.
*
Le bus s'arrêta à dix heures et demie. Cela faisait un moment que j'avais cessé de dessiner. Juste avant que le moteur ne s’éteignît, notre moyen de locomotion longeait une route touristique qui longeait les falaises nord des Cornouailles. La mer était alors apparue dans toute sa splendeur, scintillante et sauvage. Peu à peu, nous nous étions éloignés de la côte pour entrer dans un village aux maisons basses, bâties de pierres grises dressées depuis des siècles.
Nous descendîmes du bus et observâmes les alentours, curieux. Le professeur Marlowe descendit à son tour et nous invita à nous ressembler.
« Bienvenue à Tintagel, » annonça-t-il après avoir humé l'air marin.
Mon cœur fit un bond. Les mythes arthuriens me rattrapaient comme pour me rappeler à mes racines. Je rêvais de venir ici depuis que j'avais lu mes premières histoires sur Arthur Pendragon. Je souris, déjà impatiente de raconter cette journée à mes parents dans ma prochaine lettre.
Le passeur de porte sortit de son sac en bandoulière une pile de photocopie qu'il tendit à Ravi.
« Veuillez distribuer cela, je vous prie. »
Mon camarade s’exécuta. Quand il me donna le document, il n'osa pas me regarder dans les yeux. Je fronçai les sourcils. Ce n'était pas le moment de m'en soucier. J'examinai la feuille : il s'agissait d'une carte des lieux.
« Vous le savez tous, commença le professeur, pour entrer dans un autre monde à partir de notre réalité, il nous faut franchir une porte. Avez-vous une idée de leur particularité ?
— Elles apparaissent quand elles le veulent, répondis-je tout de suite pour qu'il me remarquât. Leur apparition est complètement aléatoire. Elles peuvent très bien se trouver dans notre placard à balai ou dans la souche d'un arbre. Parfois, elles n'ont même pas la forme d'une porte.
— Pourriez-vous nous donner un exemple, miss Kerleroux ?
— Une porte peut s'ouvrir dans un étang ou un lac, répliquai-je après un court moment d'hésitation.
— C'est exact. »
Je frissonnai quand je croisai le regard satisfait de Julian Marlowe. Je me risquai à lui répondre par un sourire encourageant, signe de mon admiration.
« En partant de ce principe, vous pouvez facilement conclure que la magie des portes est instable. À ce jour, nous ignorons encore ce qui peut motiver leurs apparitions dans certains lieux. Est-ce que cela dépend des individus et donc apparaissent-elles quand nous en avons besoin ? Ou bien font-elles surface totalement par hasard, dans des lieux bien définis ?
— Pourtant, un bon nombre d'entre elles ont été référencées dans des lieux chargés de légende, intervint Glenn.
— Vous avez raison, mais trop de portes apparaissent dans d'autres lieux tout à fait improbables, ce qui ne nous permet pas de valider cette hypothèse. La recherche est encore en cours à ce sujet et les statistiques sont révisées et étudiées chaque année. Mais à cette question en découle une autre, et c'est elle qui nous intéresse aujourd'hui : comment fait-on pour les repérer ? Est-ce que quelqu'un aurait des suggestions ? »
Nous restâmes un moment silencieux, incapables de répondre.
« Être curieux et ouvert ? » tenta Ravi.
Le professeur Marlowe hocha légèrement la tête, songeur. Il ne confirma pas cette réponse, mais ne le rejeta pas non plus.
« Être curieux et ouvert, se contenta-t-il de répéter. Eh bien, voyons si cela pourra vous aider aujourd'hui. Tout à l'heure, votre camarade vous a distribué une carte : il s'agit d'une zone bien définie que vous ne devez pas quitter. Quelque part ici, une porte est apparue. Votre travail est d'explorer les lieux et de la trouver. Vous avez jusqu'à quatorze heures trente pour y parvenir. Si vous n'y parvenez pas à temps, un de vos camarades qui aura réussi viendra vous chercher. Soyez curieux et ouvert, peut-être cela fonctionnera-t-il ? Bonne chance. »
Nous restâmes quelques minutes incrédules. Une fois le passeur de porte disparu derrière à l'angle d'une ruelle, Glenn fut le premier à s'agiter :
« On fait équipe, Ravi ? Ce sera plus facile si nous sommes unissons nos forces. »
À ma grande surprise, mon camarade acquiesça. Ils s'engagèrent sur le pavé en direction des falaises. D'autres élèves les suivirent, certains préférant découvrir la campagne aux alentours.
Pour ma part, je pris le temps de découvrir le village. Je fus la seule à prendre cette décision. Mais Mr. Marlowe avait insisté qu'une porte pouvait apparaître dans des endroits improbables, même si ce n'était pas la majorité des cas.
Cela dit, je ne savais pas vraiment quoi chercher. Les portes de toutes les maisons me paraissaient bien ordinaires et aucune fenêtre ne montrait une quelconque qualité magique. Je quittai donc le bourg pour me diriger vers l'église, dressée au sud sur une colline. La verdure faisait ressortir les stèles grises et mousseuses des tombes. Je frôlais certaines du bout de mes doigts, mais rien ne semblait supposer qu'en ouvrir une pourrait mener à une porte. Alors j'entrai dans l'église, curieuse de savoir à quoi elle ressemblait de l'intérieur. Je ne pus m'y attarder, car un petit groupe de vieillards priaient en marmonnant et je ne souhaitais pas leur manquer de respect. De toute manière, je ne ressentais rien.
En quittant les lieux, je croisai Mélior et une jeune fille dont j'ignorais le nom, malgré qu'elle fût l'une de mes camarades de classe.
« Tu as trouvé quelque chose ? Me demandèrent-elles.
— Pas vraiment.
— Allons-y quand même, on ne sait jamais » suggéra Mélior à sa compagne.
Je les laissai poursuivre leur quête et pris la direction de la campagne et des falaises. Je m'arrêtai cependant quand j'entendis l'une interpeller l'autre :
« Tu as entendu ?
— Quoi donc ?
— Je ne sais pas... ça doit être le fruit de mon imagination. Continuons. »
Et je repartis en même temps qu'elles, perplexe. Comment avait-il pu discerner quelque chose ? Moi, seul le vent claquait dans mes oreilles.
Mes pas foulèrent un sentier qui descendait jusqu'aux falaises. Dans la campagne environnante, seuls quelques rochers dormaient sur le lit de verdure. Il n'y avait pas grand-chose à chercher ici, alors je continuai jusqu'à trouver les pilotis qui menaient au château.
Au cœur d'une péninsule, le château de Morgane la fée régnait sur le ciel et la mer. Je décidai de prendre mon déjeuner devant ce panorama à couper le souffle. Midi venait à peine de passer.
Je mâchais mon sandwich sans conviction. À vrai dire, je n'avais pas très faim. Je laissais le vent fouetter mes joues avec ardeur. Cela me rappelait la randonnée que j'avais faite à Ploumanac'h, sur les sentiers de granit rose. D'ailleurs, si je n'avais pas été là pour l'Ordre, j'aurais exploré Tintagel de la même manière : les bâtons de marche en rythme et le carnet de croquis prêt à l'emploi. Mais les quatre heures de promenade se transformaient en chasse au trésor. Un défi qu'il fallait à tout prix réussir.
Je remballai le reste de mon sandwich et m'engageai sur le chemin sur pilotis qui menait au château. Ses ruines de pierres noires sortaient de la roche naturelle de la péninsule comme une sculpture naturelle. Quand je passai sous la voûte principale, un courant froid me glaça jusqu'au sang. Était-ce bon signe ? Non, impossible. Les portes devaient nous attirer, pas nous repousser.
Je fouillai les ruines de fond en comble. Si les lieux de légende étaient sujets à l'ouverture vers d'autres mondes, comme le prétendait Glenn, alors celle que nous cherchions devait forcément se trouver ici.
Les pierres de Tintagel respiraient la mort comme si un spectre habitait dans chacune d'elles. Je comprenais mieux pourquoi les visiteurs ne s'attardaient pas ici et préféraient se réfugier au musée. Parfois, il valait mieux se reconstituer un lieu tel qu'il était à sa belle époque plutôt que de contempler son déclin. Mais moi, je préférais errer dans les ruines pour essayer de comprendre par moi-même.
Ici était né Arthur, le fruit du péché d'Uther Pendragon. J'avais lu cette histoire dans le Roman de Merlin1, peut-être l'un de mes favoris après le cycle du Lancelot-Graal2. L'histoire en mémoire, mon esprit redressa les différentes cloisons du château, imagina au loin les tentes des chevaliers de Pendragon, faisant siège, et Dame Ygerne, assise près de l'âtre.
Oui, la porte devait se trouver ici. Il ne pouvait en aller autrement.
Alors que les autres étudiants s'en allaient chercher ailleurs, je persistai à soulever chaque pierre, à examiner chaque crevasse et à piétiner chaque parterre au son creux.
Mais rien.
Il ne me restait plus qu'une heure.
Le cœur battant, je sortis des ruines. Où chercher à présent ? Aucun de mes camarades ne se trouvait encore ici. Quelle direction avaient-ils prise ?
Du haut de la falaise, j'aperçus Ravi et Glenn qui marchaient d'un pas bien décidé sur la plage en contrebas. Intriguée, je cherchais le sentier qui me permettrait de les rejoindre. Quand je trouvais enfin le chemin qui sinuait à flanc de falaise, je courus pour rejoindre la plage.
Une fois sur place, les deux jeunes hommes avaient disparu. Seules les vagues qui s'écrasaient sur le sable et les bourrasques qui s'engouffraient dans les cavités secrètes des falaises se faisaient entendre. Et si la porte se dissimulait dans l'une d'entre elles, à même la roche ?
Je me dirigeai vers la grotte la plus proche, désireuse de confirmer mon hypothèse. Seulement, cinq excavations creusaient seules les fondations de la péninsule. Il me faudrait plusieurs heures pour toutes les explorer, alors qu'il ne me restait réellement qu'une vingtaine de minutes.
À l'intérieur de la première grotte, je ne trouvais que des coquillages échoués. Dans la deuxième, la cavité, peu profonde, ne me laissait même pas assez de place pour y pénétrer. Quant à la troisième, la pénombre l'envahissait : impossible de savoir jusqu'où elle s'enfonçait.
Je soupirai désespérée. La quatrième serait peut-être la bonne ?
« Vivianne ? »
Je fis volte-face. La voix de Ravi venait de s'élever derrière mon dos. Le malaise qu'il ressentait à mon égard n'avait pas quitté ses prunelles, mais je trouvais également dans ses iris une once de pitié.
« Nous l'avons trouvé. Le professeur m'a demandé de venir te chercher. »
Il me fallut un peu de temps avant que ces paroles parvinssent à mon cerveau. Quand ce fut le cas, je consultai ma montre : le temps était écoulé.
Je renversai ma tête en arrière.
« Fais chier. »
Ravi ne fit aucun commentaire. Il me guida sur la plage jusqu'à ce que nous atteignîmes la grotte qui se trouvait de l'autre côté du pont qui reliait la péninsule du château au continent.
Il s'agissait de la cavité la plus importante. Quand nous y pénétrâmes, l'humidité de la pierre me fit frissonner. Les rayons du soleil dessinaient sur la roche le reflet de l'eau stagnante, prisonnière d'un étang naturel en attendant la prochaine marée.
Nous rejoignîmes les autres, entassés face à l'une des parois. Tout le monde était là. Cela voulait dire que j'étais la seule à ne pas avoir trouvé la porte à temps. Mon estomac se noua. Pourquoi n'avais-je pas réussi ? Pourquoi moi seule ?
Je jouai des coudes pour atteindre le premier rang. Au côté de Glenn. Le professeur Marlowe, adossé à la paroi rocheuse, posa sur moi un regard rempli de déception. Je baissai la tête et serrai les poings, triste de ne pas avoir été à la hauteur aux yeux de mon idole.
Mes ongles s’enfoncèrent dans ma chair quand Glenn me murmura :
« Alors, Kerleroux, as-tu apprécié la balade ? »
Il me fallut toute ma force d'esprit pour ne pas lui en coller une.
« Bien, maintenant que nous sommes tous là, annonça le professeur, observons la porte que vous avez trouvée. »
Faite de la même pierre que celle de la paroi, son contour s'incrustait pour graver une porte semblable à celle que nous pouvons trouver dans les ruines de Tintagel. Des fils d'argent se dégageaient de ses imperfections et s'étendaient sur les fissures de la roche. Jamais je n'avais vu quelque chose d'aussi extraordinaire. De toute évidence, ce portail n'avait rien à voir avec celui que j'avais franchi en tombant dans le miroir aux fées de Brocéliande.
Autour de moi, mes camarades contemplaient l'ouverture, hypnotisés, comme s'ils s'étaient coupés de l'environnement qui les entourait.
Comme s'ils n'entendaient plus le bruissement des vagues et la brise qui s'engouffraient dans la grotte.
« Vous entendez, n'est-ce pas ? reprit Julian Marlowe. »
Les étudiants approuvèrent, mais moi, je restai perplexe.
« Le murmure. Voilà la clé. Où l'avez-vous entendu pour la première fois ?
— Depuis les ruines, répondit Glenn.
— En allant à l'église, renchérit Mélior. »
Alors c'est pour ça qu'elle s'était arrêtée tout à l'heure ? Mais alors, pourquoi n'avais-je rien ouï ?
D'autres élèves indiquèrent où ils avaient entendu ce fameux murmure. Je restai muette.
« Les portes nous appellent. C'est pour cela que l'on vous a sélectionné parmi d'autres candidats. Vous êtes tous capables, ici, d'entendre ce murmure, parce que vous savez vous émerveiller. Est-ce que quelqu'un sait ce que j'entends par là ?
— Que nous sommes capables d'être surpris à tout instant, de nous étonner des fragments de notre monde. »
Ma réponse surprit le professeur, mais je devais me rattraper face à mon échec certain et inquiétant.
« Exact. L'émerveillement, l'enchantement que vous parvenez à produire grâce à vos émotions est la clé pour trouver les portes. Vous devez la cultiver quotidiennement, c'est essentiel.
— Comment ?
— Eh bien, monsieur Sirassikar, en prenant le temps. Prendre le temps de contempler un beau paysage, de lire des aventures incroyables dans un roman, d'étudier une fleur sauvage, ou encore de prendre conscience de sa respiration et de ses sensations quand on court. Nous vivons dans un monde où la magie n'existe pas et, pour avoir franchi un certain nombre de portes, je peux vous assurer que c'est le seul que nous connaissons jusqu'à présent. La seule forme de magie que nous possédons, c'est cette capacité à s'émerveiller et, par la même occasion, d'ouvrir des portes qui mènent ailleurs. Retenez bien ceci : aucun autre monde ne permet cela. »
Silencieux, nous bûmes les paroles de notre mentor. Il venait de nous donner la plus importante des connaissances pour comprendre ce que nous désirions tous : passer de l'autre côté.
« Les enfants s'émerveillent plus facilement que les adultes, s'éleva soudain la voix de Glenn. C'est pourquoi ce sont eux qui passent le plus souvent des portes par hasard ?
— Vous avez raison, monsieur Doyle. C'est ce qui est arrivé à la plupart d'entre vous, d'ailleurs, et c'est ce qui vous a sauvé. Voyez-vous, en grandissant, la société et ses problèmes nous rattrapent. Le devoir envers autrui, la guerre, les responsabilités, l'argent... Tout cela crée des conflits au sein de notre propre vie qui laisse peu de place pour l'émerveillement. Les étudiants comme vous sont encore au croisement de ce changement, c'est pourquoi nous recrutons de nouveaux membres de l'ordre parmi vous. »
Un murmure s'éleva de notre groupe à l'annonce de cette nouvelle. Des sourires s'esquissèrent sur les visages. Il y avait toujours une certaine satisfaction à entendre que nous étions des élus. Mais pour ma part, je restai de marbre. Mon inquiétude naissante ne me faisait écouter ce genre d'information, que d'une oreille.
« Pour l'examen de fin de trimestre, reprit Julian Marlowe afin de rétablir le silence, votre mission constituera à trouver une porte dans une zone définie, exactement comme aujourd'hui.La seule différence, c'est que vous ne serez que quatre par zone. Seul l'élève qui aura trouvé la porte en premier réussira l'épreuve. Les autres seront directement éliminés et ne seront pas retenus pour le second semestre. »
Une brise glaciale nous fit frissonner. Les épreuves d'études des merveilles et de défense contre les forces périlleuses s'annonçaient déjà difficiles, mais elles n'étaient pas pour autant éliminatoires. Là, avec cette épreuve, nous risquions notre place à Mag Mor college.
Le professeur nous invita à quitter la grotte. Le cours était terminé. Nous serions informés du prochain dès que possible, selon le caprice de l'apparition d'une nouvelle porte.
Alors que les étudiants se dispersaient, je m'approchai de la porte. J'examinai chacune de ses rayures d'argents et tendis l'oreille. Mais rien. Seulement le bruit des vagues.
Je voulus caresser la porte, mais le Julian Marlowe arrêta ma main.
« Le cours est terminé, miss Kerleroux, nous rentrons. Le temps n'est pas venu pour vous de passer de l'autre côté.
— Monsieur ?
— Qu'y a-t-il ?
— Je... je n'ai pas entendu le murmure. »
Le passeur de porte haussa les sourcils et se figea. Son regard inquisiteur m'examina comme si j'étais une bête curieuse.
« Vraiment ? »
J'inclinai la tête en guise d'approbation.
« Alors peut-être n'avez-vous pas votre place ici. »
Sur le chemin du retour, j'étais encore sonnée par les dernières paroles du professeur. Jusque-là, je pensais avoir mes chances, mais en une journée, je compris n'en avoir aucune.
Dans le bus, je regardais le paysage défiler. Impossible de sortir mon carnet. Il me fallait remettre de l'ordre dans mon esprit. Pourquoi n'avais-je pas entendu le murmure ? Même le jour où j'étais tombé dans le miroir aux fées, je ne me souvenais pas avoir été appelée.
Mes pensées me ramenèrent soudain au jour où j'avais rencontré Prospero. Lui aussi m'avait demandé si j'entendais quelque chose. Maintenant, je comprenais mieux pourquoi. Ce jour-là, Prospero avait entendu le murmure.
Il avait raison. Je devais retourner le voir.
1Œuvre datée de la fin du XIIe et début XIIIe siècle, par Robert de Boron.
2Aussi connu sous le nom du Lancelot en prose, le Lancelot-Graal est une série de cinq œuvres où l'on suit les aventures de Lancelot, la plupart du temps, puis le destin du royaume de Logres ainsi que la quête du Graal.
J'ai apprécié ce chapitre globalement, même s'il lui manque d'un petit truc en plus. Le problème majeur que je lui trouve, c'est les descriptions : assez brèves et superficielles, parfois trop factuelles également (je t'avais déjà fait cette remarque auparavant).
C'est dommage car la morale de ce chapitre, en plus d'être très louable, va à l'inverse de ce caractère superficiel. Il aurait été intéressant, pour l'immersion comme pour l'émerveillement, d'entrer davantage dans les détails quand tu nous parles de Tintagel. Le paysage est verdoyant et venteux, mais y'a-t-il des odeurs marquantes ? Est-ce qu'on glisse quand on y marche ? De même, je suis certain que les cavités qu'explore Vivianne ne sont pas faciles d'accès. Etc.
Avec un peu plus de détails immersifs et sensoriels, je suis sûr que tu nous ferais parvenir les falaises de Tintagel avec beaucoup d'impact. Peut-être était-ce le but, pour souligner le fait que Vivanne ne s'émerveille pas assez, mais j'en doute vu son caractère !
En tout cas il est toujours agréable de lire ton texte ; un plaisant voyage dans l'Angleterre féérique et brumeuse comme je l'aime.
Je ne relève pas de coquilles, seulement le mot "expresso" qui s'écrit "espresso", parce que c'est une faute un peu frustrante pour les amateurs de café (;
Bonne écriture !
Il n’y a peut-être que 2 points qui m’ont titillés :
Les étudiants interrompent leur prof comme si de rien était et sans lever le doigt ou autre marque de prise de paroles. Ça parait improbable parce qu’alors ce serait en vrai la foire.
Le côté un peu professoral du professeur, qui n’a pas l’air d’ennuyer ou de gêner les étudiants.
Remarque de style :
“Il travaillait comme moi” m’a paru pas juste. Elle l’admire, ne devrait-elle pas dire “je travaillais comme lui” ?
Coquille:
“Malgré que” est une forme fautive, donc bien que ou malgré le fait que
A bientôt et merci pour le partage !
Je me suis un peu posé la question aussi sur la prise de parole des élèves. Tu as raison, mais d'un autre côté, j'ai peur que cela soit un peu redondant dans le texte. Peut-être le mentionner une fois, puis ne plus le faire après parce que cela semble évident ?
Qu'entends-tu exactement par le côté "professoral du professeur" ? Son couirs est le plus important, celui qui se passe le plus sur le terrain, et là une information très importante vienne de leur être donné. Je ne vois pas comment les élèves pourraient être "ennuyé", surtout qu'ils ont tous choisi d'être ici. Par contre, il est vrai qu'aucun ne proteste quand il évoque l'aspect éliminatoire de son examen. Ce serait peut-être intéressant de l'intégrer.