Chapitre VI

L'après-midi, je poussai la première la grande porte de la salle d'entraînement pour le cours de défense contre les forces périlleuses. Comme le cabinet de curiosité, cette palestre se trouvait au rez-de-chaussée de l'aile ouest. Nous avançâmes sur des tatamis et découvrîmes un mur entier recouvert d'arme : arcs, épées, poignard, haches, il y avait l'embarras du choix. Un mur d'escalade artificiel recouvrait le fond de la pièce. À mesure que nous explorions les lieux, certains marmonnaient leurs craintes. Moi, cela faisait longtemps que j'avais deviné en quoi ce cours allait consister, dès le moment où je m'étais rendu compte de la matière de notre uniforme d'entraînement. Jamais je n'avais porté un tissu pareil, à la fois fin comme de la soie et résistant comme une côte de maille.

« Alors qu'est-ce que vous attendez pour vous échauffer ? »

La voix grave du professeur Havardsson nous fit sursauter. Propulsés, nous nous mîmes à trottiner de part et d'autre de la salle. Le colosse norvégien vint se placer au centre. Il portait le même uniforme que nous et avait noué ses cheveux blonds en une queue de cheval. Il nous jaugea les uns après les autres comme le ferait un entraîneur de cheveux de courses.

« On associe souvent les passeurs de porte à la recherche universitaire, commença-t-il, mais il est avant tout un aventurier, un explorateur. Il ne peut donc pas se permettre d'être vulnérable. Si vous pensez que franchir une porte est une ballade de santé, je vous conseille de sortir de cette salle immédiatement et de quitter votre chambre. Me suis-je bien fait comprendre ? »

Une faible approbation s'éleva.

« Je n'ai rien entendu !

— Oui ! crièrent les étudiants avec plus de cœur.

— Bien, venez. »

Une fois rassemblés autour de lui, le passeur de porte nous distribua un formulaire. Dessus était inscrit en lettre capitale INSCRIPTION AUX ATELIERS POUR L'EXAMEN.

« Il est impératif pour un voyageur d'avoir des aptitudes physiques correctement définies. Peu importe que vous sachiez tirer à l'arc, combattre à l'épée ou escalader, le plus important, c'est que cela vous serve à survivre en territoire inconnu et hostile. Ne l'oubliez jamais : un monde par-delà une porte est toujours périlleux. Il suffit d'un rocher coupant comme un rasoir, d'un arbre étrangleur ou d'une mignonne petite licorne affolée pour que vous perdiez la vie. C'est pourquoi réussir l'examen de défense contre les forces périlleuses est indispensable. Ai-je été suffisamment clair ? »

Nous nous contentâmes de hocher la tête. Personne ne serait assez fou pour contredire un géant tel que lui.

Je ne connaissais rien de la carrière de Sigurd Havardsson, mais beaucoup d'autres étudiants étaient avertis de sa réputation. Pendant le déjeuner, certains avaient exprimé leur appréhension : s'il brillait en tant qu'explorateur de mondes hostiles, on le disait également colérique, d'une humeur exécrable en permanence, tyrannique avec ses élèves et persécuteur des faibles. Si ces informations s'avéraient exactes, nous avions tous intérêt à marcher pour ne pas crever.

« Nous nous verrons tous les jours, reprit notre entraîneur, et la salle d'entraînement vous sera toujours ouverte. N'hésitez pas à venir hors séance pour vous perfectionner. Si vous voulez réussir l'examen... »

Soudain, la porte claqua. Ravi, embarrassé, avança sur le tatami dans notre direction.

« Tu es en retard ! grogna le passeur de porte.

— Mon uniforme... je... Je l'ai déchiré, j'ai dû... »

Mais le jeune londonien n'eut pas le temps formuler ses excuses. Havardsson fondit sur lui, le mit à genoux d'un simple croche-pied et neutralisa son bras droit. L'élève hurla, brisé par une douleur vive. Le souffle coupé, aucun d'entre nous n'osa bouger le petit doigt.

« Discipline et ordre, articula le professeur. Aucun retard ne sera toléré, ni aucune excuse. Pour ne pas l'oublier, mon gars, tu vas me faire dix tours de salle et trente pompes. Si tu es de nouveau en retard la prochaine fois, ce sera le double, compris ? »

Ravi serra les dents pour ne pas gémir. Il se contenta d'incliner la tête pour signifier que le message était passé. Le colosse lâcha prise et suivit son élève tandis qu'il exécutait sa punition.

Il le regardait comme un insecte qu'il fallait à tout prix écraser.

« Reprenons. Pour réussir l'examen de défense, vous devez obtenir de bon classement sur trois ateliers. Le premier est celui de survie : apprendre à faire du feu, apprendre à se cacher, apprendre à s'orienter et à trouver eau et nourriture. Les deux autres seront de votre choix parmi tous ceux qui vous sont proposés. Vous avez deux semaines pour tester les différents ateliers et me rendre le formulaire rempli. Après ça, vous ne pourrez plus changer, alors faites le bon choix ! Des questions ? Alors, allez-y. »

La plupart des étudiants se dirigèrent vers l'atelier de survie. La panique se lisait dans leurs yeux. Il faut dire que le système scolaire, s'il bourrait nos crânes de connaissance, ne nous apprenait aucunement à allumer un feu ou à survivre en territoire inconnu.

Désireuse de m'éloigner de la foule, mes pas me guidèrent vers un autre atelier. Glenn me suivit de près, jusqu'à ce que je m'arrête sur l'espace consacré au lancer de hache.

« Du sang viking dans les veines, Kerleroux ? plaisanta-t-il.

— Plutôt du sang arthurien, répliquai-je avec froideur. Cela dit, je me débrouillais plutôt bien lorsqu'on allait en festival médiéval avec mes parents et qu'il y avait un stand viking. Tu veux voir ? »

Glenn sourit, me tendit une hache et me fit signe de m'engager sur la piste.

Des filets de sécurité et des planches en bois formaient un couloir jusqu'à la cible. La distance s'avérait un peu plus importante que ce à quoi j'étais habituée. La hache que j'avais entre les mains ne ressemblait pas non plus au matériel sportif que l'on utilisait habituellement dans ce sport encore nouveau. Elle pesait davantage sur mon bras et sa lame montrait quelques irrégularités, signe d'une forge artisanale.

Je glissai mon poignet jusqu'à l’extrémité du manche, m'appuyai sur mon pied gauche et lançai l'arme avec assurance. La lame se planta en haut du deuxième cercle concentrique de la cible. Un rictus apparut sur le coin de mes lèvres. Je n'avais pas perdu la main.

Le coup attira l'attention de Sigurd Havardsson, qui s'approcha de nous avec intérêt.

Mes mains sur les hanches, je me tournai vers Glenn. Il fit la moue.

« Pas mal, admit-il. Mais je crois pouvoir faire mieux. »

Je m'écartai pour lui laisser la place. Il prit une hache et la fit tourner entre ses doigts, comme il le ferait avec une plume. Je croisai les bras et observai attentivement sa position. Après une légère rotation du buste, la hache fusa sans dévier jusqu'à la cible. Elle atteignit son cœur et la perfection. J'écarquillai les yeux, soufflée.

Quand le jeune homme se retourna, son double arrogant avait pris possession de lui.

« Ton tir n'était pas mauvais, Kerleroux, mais il va en falloir plus si tu veux me devancer. »

Après être allé chercher les armes, il me percuta l'épaule pour les ranger à leur place. Je m'apprêtais à lui cracher une insulte quand je croisai l'expression amusée du professeur. À sa façon de me regarder, je compris qu'il se moquait de moi. Il s'éloigna en nous laissant à nos petits duels.

Je grinçai des dents. Que Glenn soit meilleur que moi au lancer de hache était une chose, qu'il me ridiculise devant le professeur en était une autre.

Je défiais Doyle sur tous les ateliers. Peu importe qu'il s'agît d'escrime, d'escalade, de lutte, de combat au bâton ou de parcours : à chaque fois, je perdais. Parfois, ça ne se jouait à pas grand-chose, mais la défaite en était que plus amer. Son arrogance croissante me sortait par les yeux à mesure qu'il jubilait.

Mais il nous restait encore un atelier à essayer.

Mon rival passa une main dans ses cheveux cuivrés et s'approcha de l'espace consacré au tir à l'arc. Ces derniers n'avaient rien à voir avec ceux qu'on utilisait en compétition. Pas de poulie, juste une fine corde solide attachée à l'extrémité d'un bois poli et souple. Comme les haches et les fleurets d'escrime, cet atelier ne cherchait pas à nous fournir du matériel performant, mais du matériel qui devait se rapprocher de ce qu'on pouvait trouver dans les autres mondes ou que l'on pourrait éventuellement fabriquer avec nos propres mains.

Glenn choisit un arc avec une importante ouverture de bras, sûrement dans l'espoir de gagner en puissance de tir. Il saisit une flèche dans un carquois et l'installa sur le repère d'encochage. Il ne réfléchit pas à sa position quand il banda son arme et visa, si bien que la flèche alla se pointer juste au rebord de la cible.

Je haussai les sourcils et ne pus me retenir de rire.

« Je m'attendais à mieux de ta part. Tu as choisi un arc trop grand pour toi et ta posture est désastreuse.

— Parce que tu penses faire mieux, peut-être ? » cracha mon camarade.

J'ignorai son venin, concentrée à choisir un arc adapté à ma corpulence. Quand je le trouvais, je choisis minutieusement mes flèches et les fourrai dans un carquois vide que je jetai sur mes épaules. Je rejoignis Glenn et lui fis signe de s'écarter.

« Un bon tir ne repose pas uniquement sur l'assurance de l'archer, » commençai-je.

Je bandai mon arc, pris le temps de viser et lâchai le tranche-fil. D'un trait, la pointe alla se nicher au cœur de la cible. J'entendis mon rival déglutir, mais n'y prêtai pas attention. Je pris une nouvelle flèche dans mon carquois et me décalai vers la cible suivante.

« Le tir, c'est aussi une question de dextérité... »

Ma deuxième flèche atteignit encore une fois le cœur de la cible.

« …et de rigueur. »

Je pris plus de temps pour viser la troisième cible, mais la flèche fusa vers son centre sans difficulté. J'abattis la dernière cible dans le silence.

« Pour information, Doyle, je suis championne régionale. En escrime, en parcours, en lancer de hache et en lutte, tu excelles peut-être, mais je ne crois pas une seconde que tu me devanceras ici. »

Le regard que je lui lançai à cet instant n'avait plus rien d'amical. Il était temps de lui faire comprendre que je n'étais pas prête à me laisser marcher sur les pieds. Il le comprit et l'arrogance l'avait quitté pour laisser place à l'hostilité.

Le professeur Havardsson avait vu la scène. Alors qu'il haussait les sourcils, je le regardais avec hauteur pour lui signifier qu'il ne devait pas me sous-estimer. Il laissa échapper un léger sourire, satisfait. La détermination comptait plus que le combat.

« Tu m'ennuies, Kerleroux. »

Étonnée par la réaction de Glenn, je ne le quittai pas des yeux tandis qu'il rangeait son arc et s'éloignait.

« Eh ! Ravi ! Tu veux faire un petit duel de lancer de hache avec moi ? »

L'intéressé se riva vers son ami, dérouter par cet intérêt soudain. Après sa punition, le jeune étudiant londonien essayait désespérément de comprendre comment il devait lancer sa hache pour qu'elle s'enfonce enfin dans la cible. Cela n'avait pas échappé à Glenn, bien sûr.

« Je préfère continuer tout seul, répondit le jeune homme, embarrassé. Il faut vraiment que j'apprenne à lancer correctement... Redemande-moi plus tard, d'accord ?

— Vous ne voulez pas répondre à la requête de Doyle ? intervint Havardsson. Eh bien, tant pis pour vous Sirassikar. Mais moi, j'exige de vous voir lancer. Alors, allez-y. »

Pourquoi le professeur s'acharnait-il autant sur lui ? Il était évident que Ravi ne présentait aucune aptitude physique. Il devait être formé, pas harcelé.

La performance du persécuté fut catastrophique. Glenn planta trois haches sans difficulté dans la cible, alors que son adversaire ne parvint pas à en planter une seule.

« Navrant, lâcha le professeur à la fin du défi. Doyle, emmenez Sirassikar sur le terrain d'escrime. Je veux voir comment il se débrouille avec une épée. »

La gorge nouée, Ravi se rendit sur le lieu comme un soldat condamné au champ de bataille. Il brandit son fleuret, mais incapable de s'en servir, se laissa désarmer. Quand il reprit son épée, Glenn ne retint pas ses coups. Il finit même par mettre son ami au sol pour le neutraliser. Un sourire mauvais déformait les traits de son visage. Il prenait plaisir à la situation, ce qui me révolta ; comment pouvait-il traiter ainsi son ami ?

Je fis un pas pour venir en aide à sa victime, mais le professeur me retint.

« Ce n'est pas ton combat, Kerleroux. »

Le passeur de porte s'avança vers Ravi, ignorant les jubilations et les moqueries de Glenn. Son élève encore à terre, il le considéra de toute sa hauteur comme s'il observait un insecte.

« Trop faible. Vous n'avez rien à faire ici, Sirassikar, vous allez vous faire bouffer. Je ne peux pas tolérer un étudiant aussi pitoyable dans cette salle d'entraînement. Pour la peine, vous resterez pour ranger le matériel. Interdiction à quiconque de l'aider. Peut-être que vous vous mettrez un peu de plomb dans le crâne. Si vous ne faites pas de progrès, j'irai faire mes valises, à votre place. »

Havardsson s'éloigna. Quand il passa à côté de moi, j'ouvris la bouche pour exprimer mon indignation. Mais il leva la main et me pétrifia de son regard glacial.

« Il suffit ».

*

Une fois le cours terminé, je fus la seule à attendre que Ravi termine de ranger le matériel. Bien entendu, il avait beaucoup à faire : Glenn ne s'était pas gêné pour tout laisser traîner. Plus j'apprenais à les connaître, plus je m'interrogeais sur la toxicité de leur relation. Pourquoi restait-il avec lui ? Pourquoi supportait-il toutes ses moqueries sans rien dire ? Comment pouvait-il considérer comme son ami un individu aussi arrogant, imbu de lui-même et incapable d'empathie envers les autres ?

J'aurais voulu lui poser toutes ces questions, vraiment. Mais quelque chose en moi me criait de ne pas m'en mêler. Si je n'approuvais les techniques d'apprentissage d'Havardsson à l'égard de Ravi, je devais admettre qu'il avait raison sur un point : il était faible, et avec la pression de la sélectivité, je doutais que m'associer avec lui soit une bonne idée.

Cependant, j'avais une dette à régler avec lui.

Je m'approchai de Ravi, en train de ranger les fleurets. Quand il me vit approcher, il baissa la tête, embarrassé. Il se doutait que je pensais comme tous les autres.

Je sortis de ma poche cinquante livres et les lui tendis. Il ne comprit pas.

« Pour l'uniforme, » expliquai-je.

Il prit timidement l'argent en fuyant mon regard. Avant de partir, je rangeai avec lui les dernières épées, bravant l'interdiction de Sigurd Havardsson.

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Raza
Posté le 03/11/2024
Hello!
Chouette scène! Un peu intriguant de coir cette méchanceté soudain déployée! J'aime le côté survie. Peut être que cours de survie ou initiation à la survie suffirait comme nom ?
Autre chose, je trouve que essayer tous les ateliers le même jour est un peu étrange, mais pourquoi pas?
Enfin, je dirai attention à l'équilibre des forces et faiblesses des personnages. Perso, j'ai fait du tir à l'arc, et je pense que tirer avec un arc inconnu comme ça relève du miracle. Tirer en parlant et sans presque prendre le temps de viser est très difficile, car tu vas essayer de te mettre dans un état de concentration fort pour toucher la cible (i.e. "vrai tir à l'arc" vs "tur à l'arc de jeu de rôle").
Petite coquille :
entraîneur de cheveux de courses
Il y en a quelques autres avec des er qui devraient être des é mais j'ai pas vien noté désolé <3
Merci pour le partage!
M. de Mont-Tombe
Posté le 06/11/2024
Aaaah oui, le fameux entraîneur de cheveux de course. xD Un classique.
Je retiens tes idées pour le nom du cours. J'en avais retrouvé une aussi mais comme une imbécile je ne l'ai pas noté tout de suite. :'( Et merci pour ton expertise du tir à l'arc. Je n'y connais pas grand chose en soi et c'est vrai que, contrairement à mon personnage de Saoirse dans mon autre roman, on ne la voit pas vraiment s'entraîner à cela, ni même rater. Je pourrais éventuellement développer en mettant en évidence que c'est un modèle d'arc qu'elle connaissait déjà avant?
Merci pour ton retour et à très vite. :)
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