Chapitre VIII : Chérie numéro vingt-trois

Par mehdib
Notes de l’auteur : Avertissement : j'ai écris ce chapitre un peu d'une traite sans sortir la tête du guidon, et après relecture, je trouve que c'est le chapitre le plus dur à lire, d'un point de vue de la violence. Préparez vous à quelque chose d'un peu plus costaud que le reste. Bon courage !

     — Et alors, riait Richard, cette fois c'est ma fille qui vient me voir ‘Papa, papa ! Moi aussi j'ai vu le fantôme ! L'église est hantée !’ alors le temps d'enfiler mes chaussures et de traverser la rue, je vois un truc blanc s'agiter de loin par la fenêtre d'une pièce de la paroisse. Je traverse la route, à sept heures du matin avec tous les gens qui vont au boulot je manque par trois fois de me faire écraser, et quand j'arrive, je vois cette forme fantomatique et blanche s'agiter de haut en bas.

Jordane riait aussi, balancée par les coups de volants de Richard pour redresser la voiture dans les lignes droites, utilisant ses mains pour mimer la scène.

— Je colle ma tête contre la vitre, et là le fantôme se retourne d'un bond pour m'engueuler : ‘Mais dites donc, vous ! C'est bien des manières d'observer les gens chez eux !’ Et là, je reconnais le prêtre dans sa robe blanche de sermon, une vidéo d'exercice de gym sur sa télévision !

Elle éclata de rire, s'accrochant à la poignée en haut de la porte comme si elle allait tomber.

— Mon dieu misère, secoua-t-il la tête, j'en ai entendu parler un moment de cette histoire... J'avais résolu l'affaire du fantôme de l'église qui faisait flipper tous les gosses du quartier, mais j'ai dû trimmer pour faire comprendre aux parents, et surtout à ce bon vieux prêtre, que je n'étais pas une espèce de voyeur...

— Vous voyez, répondit-elle en s'essuyant les yeux, on pourrait vous embaucher aux contes de la crypte, vous feriez quelques articles très divertissants.

— Je ne pense pas, fit-il, c'était bien parce que mes deux merdeux m'ennuyaient avec ça à longueur de journée, sinon je n'y aurais pas prêté attention une seule seconde.

Elle hocha légèrement la tête : son conducteur avait l'air du genre à avoir la tête sur les épaules et les pieds sur terre.

— Faites des gosses... ajouta-t-il en secouant la tête, ce qui fit rire Jordane de plus belle.

— Allons, dit-elle, avouez que ce sont vos rayons de soleils !

À sa surprise, il haussa les épaules :

— Mes deux enfants sont formidables, dit-il en regardant la route, j'adore les emmener partout et je fais tout ce que je peux pour leur donner les clés d'une belle vie. Mais une fois la première euphorie tombée, on se dit qu'on aurait mieux fait de pas en faire, c'est beaucoup trop de stress et de boulot.

Jordane se tut : elle pensait à ses parents, et se demanda s'ils l'avaient faite pour l'avoir faite. S'ils avaient fait comme leurs parents à eux, et leurs parents avant ça, juste pour perpétuer la tradition. Ou alors était-ce juste l'horloge biologique qui sonnait trop fort ? Quoi qu'il en soit, quand elle repensait à leur manque d'investissement émotionnel, elle se demandait si parfois ils ne pensaient pas comme lui.

— Mais je suis sûr que vos parents à vous vous adorent, dit-il comme s'il lisait dans ses pensées.

Elle sursauta, puis répondit d'un ton plus sec que ce qu'elle voulait :

— Si c'était le cas, ils ne se seraient pas débarrassé de moi en m'envoyant dans un internat.

— Je suis désolé, répondit-il. Des fois les parents veulent mettre leurs enfants dans des cases, mais plus on force et moins ça rentre.

Elle souffla du nez : cela résonnait assez bien avec ce que ses propres parents avaient voulu faire.

— Et vous, dans quelle case vous essayez de mettre les votre ?

Elle regretta immédiatement ce qu'elle venait de dire, se rendant compte qu'elle avait balancé une pique à un type qui avait bien accepté de l'emmener dans sa voiture sans rien demander en échange. Mais au lieu de s'énerver, il répondit tout simplement à la question :

— Aucune, mes gosses feront bien ce qu'ils auront envie de faire.

Elle médita sur ses paroles, se demandant s'il était un père ouvert d'esprit, ou s'il ne ressentait finalement rien du tout pour ses enfants. Elle essaya de se concentrer sur la route, l'asphalte fatiguée qui faisait sursauter le pick-up sur ses craquelures, les hauts pins les entourant de chaque côté, certains sans feuilles, le tronc gris. Elle repensa malgré elle à ses parents. Depuis combien de temps les avait-elle rayés de sa vie ? Huit ans. Dès qu'elle avait pu, elle était partie.

— Je suis sûr que vos parents lisent vos articles et se sentent fiers de vous, même si beaucoup ont de la peine à le dire.

Elle éclata d'un rire sincère :

— Ça j'en doute très sérieusement, des fois je me demande même si je n'ai pas choisi ce métier rien que pour les emmerder.

Cette fois-ci, ce fut lui qui rit à haute voix.

— Moi aussi quand j'étais jeune, mes parents ne me comprenaient pas du tout. Je gardais mes hobbies bien pour moi, comme un petit jardin secret. Encore aujourd'hui, j'aime bien cultiver un peu d'intimité.

     Il tourna à droite à une intersection, semblant les perdre un peu plus loin dans la forêt dense. La route était toujours assez large pour supporter des allées venues de camions transportant des troncs, ce qui la rassurait encore un peu, mais elle commençait à avoir hâte d'être arrivée à destination. Pour y trouver quoi ? Elle ne le savait même pas.

     — Bref, dit-il après un silence, heureusement qu'il y a encore des gens comme vous et votre ami qui pensez aux autres. Mais qu'est-ce qu'il se passe ici, au juste ?

Elle prit le temps de réfléchir à ce qu'elle allait dire : si elle lui parlait de monstres, de petites voix au fond de la mine, il allait s'arrêter illico et la laisser sur le rebord de la route. Ou alors, peut-être qu'il la croirait : il n'habitait pas ici, il était peut-être un peu plus neutre. Il avait aussi pu voir des choses, de son côté. Mais elle jugea plus prudent de cacher son jeu pour l'instant.

— Toutes ces disparitions, ces accidents au fil des années, je les trouve un peu trop louches.

— Vous voulez parler de la mine, c'est ça ? J'en ai déjà entendu parler. Vous pensez que ce ne sont pas des accidents ?

— Oui, si on veut.

— Et la police ?

— Ils s'en fichent complètement. Ils font le minimum.

— Oui, rit-il, ce sont tous des idiots. Ils ne seraient pas capables d'attraper un tueur s'il leur agitait un couteau sous le nez. Donc il y aurait un criminel à Duli ?

— Pas exactement, dit-elle. J'ai plus l'impression que les habitants sont pris d’un mal.

Etrangement, Jordane crut voir du soulagement sur son visage, une ombre qui passa si rapidement qu'elle se demanda si elle avait rêvé.

— Une sorte d'hystérie collective ?

— Si on veut, dit-elle. Vous n'avez jamais rien vu de bizarre dans cette ville ?

— Non, pas depuis le pasteur qui faisait son sport, rit-il, et c’était bien loin d’ici.

Il avait l'air sincère, et Jordane se demanda si elle pouvait lui faire confiance, ou s’il allait la traiter de folle en entendant des histoires de monstres.

— Apparemment, juste avant l'accident de la mine, les ouvriers ont entendu des voix. Juste avant l'émeute de la prison, quelques années plus tard, ils sembleraient que les détenus aient vus des choses aussi. Et je veux savoir ce qui est arrivé à l'ouverture du Palais de l'Étrange. Ce qui a pu être assez grave pour l'avoir fermé, et surtout pour avoir fait taire la presse.

— Intéressant, répondit-il, ça va faire un article à sensation, pas de doute. Et votre ami, il est parti du côté de la prison lui ?

La perspicacité de l'homme aurait dû lui faire monter une alarme dans la tête, mais elle était trop occupée à essayer de tourner autour du pot sans lui avouer qu'elle pensait que cette ville était vraiment hantée. Raphaël allait l'appeler sous peu, et il allait lui dire qu'il avait vu un monstre là-bas, et qu'il fallait se rendre sans plus tarder au Palais pour pouvoir remonter la piste d'Inès.

— Oui, finit-elle par dire.

— Et bien, il faut être sacrément courageux pour partir tout seuls dans des endroits désaffectés comme ceux-ci. Si on m'avait demandé d'aller explorer une prison abandonnée, je crois que je me serais posé sur le parking, j'aurai eu les genoux qui font des claquettes, j'aurai redémarré la voiture fissa et j'aurai dit ‘j'ai rien vu rien entendu, désolé on aura plus de chance la prochaine fois’.

— J'ai confiance en Raphaël, dit-elle. Même s'il faut le pousser un peu, il ne reculerait pas devant le danger.

Mais le son de cette phrase avait quelque chose d'amer qui lui resta dans la bouche : dans la mine, lorsqu'ils étaient tombés, elle l'avait convaincu d'aller chercher une sortie ; lui, il voulait presque rester sur place sans bouger. Une fois qu'ils avaient pu sortir, il avait voulu tout abandonner et rentrer. Si elle n'avait pas été là, il serait chez lui depuis longtemps ; mais elle, elle n'était pas lui. Inès lui avait demandé de l'aide, peut-être même qu'elle était en danger. Elle avait essayé prévenir les habitants, mais personne ne l'avait écoutée : quelque chose de néfaste vivait ici, et c'était à elle qu'Inès avait appelé au secours. Jordane se surprit à se demander si Raphaël serait assez farouche pour suivre une piste, où qu'elle mène. Et s’il passait à côté de quelque chose qu'elle aurait vu ? Elle regretta maintenant de l'avoir envoyé seul, de ne pas être sur place pour fouiller, à sa manière à elle. Elle se mit à avoir peur de passer à côté d'indices, et le manque de contrôle sur la situation fit monter une bouffée de chaleur - de colère ?

Non, elle avait confiance en lui, elle venait de le dire.

— Oui, répéta-t-elle, s'il y a quelque chose là-bas, il le trouvera.

— Tant mieux, dit Richard qui avait presque l'air amusé, moi j'ai eu beaucoup de mal en créant ma boite. Il fallait que je laisse travailler les employés, et j'avais qu'une seule envie, être derrière eux à leur souffler dans le cou pour voir si le travail était bien fait. Pas facile de déléguer, on a l'impression qu'on sait toujours mieux faire. Le pire, c'est quand on trouve un gars de confiance, puis qu'il finit par démissionner. Ça fait toujours un peu mal.

Elle acquiesça en silence : pendant un instant, elle imagina Raphaël poser sa démission, partant sans elle, la laissant toute seule dans son pétrin. Mais elle repoussa cette idée.

— On arrive, dit soudain Richard.

     Jordane leva les yeux et vit un large sentier en terre qui s'engouffrait dans la forêt à leur droite. Richard mit son clignotant, même s'ils étaient seuls sur la route - ils n'avaient d'ailleurs croisé personne depuis qu'ils étaient partis - et tourna. Les pneus crissèrent sur les graviers, et ils arrivèrent en face d'un portail grillagé maintenu fermé par un gros cadenas. Richard stoppa la voiture et sortit. Jordane resta à l'intérieur, regardant la lourde grille qui n'avait pas l'air de bouger souvent. Un panneau accroché sur le portail lisait 'PROPRIÉTÉ PRIVÉE - NE PAS ENTRER', un autre arborait un dessin de casque de sécurité. Elle entendit Richard faire le tour du pick-up, et elle sentit le véhicule s'affaisser lorsqu'il monta sur le plateau arrière. Elle jeta un coup d'œil au rétroviseur : la fenêtre à l'arrière de la cabine était fermée à l'aide d'un cache, qui devait surement empêcher les curieux de voir le contenu du plateau si le pick-up avait son habitacle installé. Elle eut envie de tirer le cache pour voir ce qu'il faisait, mais elle se retint. Elle entendit une caisse s'ouvrir, puis quelqu'un qui brasse dans des outils. Elle sursauta lorsqu'une clé à molette tomba avec un bruit sourd sur le plateau, suivit de Richard lâchant un « Merde » sonore. Il continua encore quelques secondes, puis elle sentit le pick-up tanguer lorsqu'il referma la boite et se mit debout. Il sauta sur le côté, puis se dirigea lentement vers l'avant, du côté passager. Jordane le vit arriver depuis le rétroviseur de droite : elle ne voyait que sa main gauche qui était refermée sur un petit objet. Il arriva à son niveau et la dépassa en frôlant sa main posée sur l'extérieur de la portière.

Elle frissonna.

     Il se posa devant le portail et inséra l'objet qu'il tenait dans la serrure du cadenas. Il dût forcer pour qu'il finisse par s'ouvrir avec un grincement strident. Un goût de cuivre rouillé envahit la bouche de Jordane instantanément. Il laissa tomber la chaîne au sol et poussa le grillage sur le côté. Derrière, on ne voyait qu'un grand parking en terre remplit de sciure de bois et délimité par des tas de rondins secs. Richard revint et reprit sa place au volant :

     — Le parc d'attraction est par là-bas, dit-il en pointant du doigt la forêt épaisse, à un petit kilomètre derrière ces arbres. J'en ai pour quelques petites minutes à rassembler mon matériel, après on y sera très vite.

— Très bien, fit Jordane.

Il redémarra et s'enfonça dans le chemin, longeant le parking désert. La route formait un virage assombri par les arbres, toujours avec quelques-uns malades qui avaient l'air de fantômes blanchâtres les observant de loin. Roulant au pas pour éviter les trous, ils arrivèrent quelques mètres plus loin devant la scierie : le grand hangar en taule rouillée abritait d'imposantes machines servant à briser l'écorce, trancher dans le bois. De lourdes chaînes pendaient ici et là, des disques de la taille de Jordane rendus oranges par la pluie étaient posés contre des tas de rondins. L'endroit était désert, les couches de sciures de bois se transformaient déjà en humus.

     Il s'arrêta non loin de l'entrée et coupa le contact. Il vit Jordane qui avait l'air pensive à côté de lui.

— Inquiète ? demanda-t-il.

— Pourquoi ? répondit-elle sincèrement.

Il inspira entre ses dents, comme s'il cherchait comment tourner sa phrase sans la vexer ; mais son expression semblait presque fausse.

— D'avoir envoyé ton ami tout seul de son côté.

La remarque lui fit l'effet d'une gifle, et son visage en revint rouge. Une pique de colère l'envahit, mais c'était surtout de la honte qu'elle ressentait, à sa plus grande surprise.

— Pas du tout ! protesta-t-elle un peu trop fort. Il a accepté d'y aller, et on a toujours fait comme ça ! Il rechigne toujours un peu, mais il s'en sort au final.

— Je comprends, assura-t-il, mais moi par exemple, j'évite de laisser mes chantiers les plus compliqués à mes employés les moins déterminés. Et j'ai l'impression que dans votre duo, c'est plutôt vous qui représentez cette qualité.

Elle voulut démentir ses propos, mais sa bouche resta ouverte sans produire un seul son : qu'est-ce qu'il voulait dire par là ? Oui, c'est vrai que Raphaël avait tendance à toujours garder un pied en dehors, pour être sûr de pouvoir lâcher la patate chaude s'il y avait embrouille. C'était présent dans tous les aspects de sa vie, elle l'avait remarqué depuis longtemps. Rien que l'histoire avec son ex petite amie : ils formaient un très beau couple, mais il avait suffi que ça devienne trop sérieux pour lui, et il avait inventé cette histoire ridicule de promotion et déménagement. Il avait préféré s'enfuir que de prendre le risque d'une relation durable. En tant qu'ami, elle avait beau lui avoir fait remarquer la chose, le pousser à la rappeler, mais il ne faisait que détourner le sujet avec une blague, ou simplement hausser les épaules et marmonner une excuse bidon pour retomber sur ses pattes.

     Au début, il ne voulait pas aller à la prison. C'était déjà le cas dans la mine : il ne pensait qu'à rentrer. Ne comprenait-il pas l'importance de la situation ? Des vies humaines étaient en jeu : quand-est ce que la prochaine catastrophe allait frapper ? Quel monstre était encore caché quelque part, attendant l'opportunité pour attaquer ? Et Inès. Elle l'avait appelé à l'aide, elle. Ça comptait. Ça devait compter. Toute pièce du puzzle était importante, et s'il ne faisait pas sa part, si elle ne pouvait pas compter sur lui, elle n'y arriverait pas.

     — J'ai confiance en lui, dit-elle d’un ton blanc.

Il hocha distraitement la tête, et cette réaction détachée la rendit furieuse, et elle eut envie de lui envoyer sa main à la figure. Pour qui se prenait-il, de la lancer dans ces réflexions douloureuses, et agir comme s'il ne parlait que de la pluie et du beau temps ?

— Tu peux rester dans la voiture si tu veux, lança-t-il.

Elle fut si surprise par son ton sec qu'elle resta sans rien dire tandis qu'il ouvrit la porte et se dirigea vers le bâtiment d'un pas nonchalant. Elle remarqua à peine qu'il portait maintenant une petite trousse à outils sanglée à sa taille, tellement elle était furieuse.

« Comment ça, si je suis inquiète de l'avoir envoyé tout seul ? Il a dit oui, je lui ai juste demandé. »

« J'aurai dû partir avec lui, je suis sûr que cette émeute n'a pas éclaté toute seule. »

     Les pensées tournoyaient dans sa tête comme des chauve-souris, et leurs crocs enragés déversaient le poison du doute dans son esprit à chacun de leur passage. Elle essaya de se concentrer sur autre chose, mais elle ne réussit pas à se poser sur une idée fixe, emprunte à une rage dont elle ne comprenait pas la source. Elle ne remarqua même pas que les lieux avaient été abandonnés depuis des années, qu'aucun chantier n'avait pris place ici depuis des lustres. Elle ne comprit pas que les seules traces de roues sur le sentier de terre venaient toutes du même véhicule. Elle n'observait qu'au travers du filtre de la frustration, comment Richard avait été injuste à sous-entendre qu'elle en demandait trop à Raphaël. Une personne l'avait appelé à l'aide, et elle n'était même pas capable de seulement la retrouver. On l'avait prise pour une folle toute sa vie, et si elle n'arrivait pas à prouver qu'elle avait raison, personne ne le ferait.

« Toujours faire ce qui est juste. »

Un des adages préférés du père Donovan lui revint en mémoire et lui arracha un rire nerveux. L'école de la Bonne Conduite était loin derrière elle, mais pas assez, visiblement.

     Jordane revint peu à peu dans le monde réel après s'être perdue dans ses pensées : depuis combien de temps Richard était-il parti ? Dix minutes ? La porte des locaux de la scierie était encore ouverte, mais toujours aucun signe de vie. Elle hésita à sortir de la voiture, mais elle décida d'abord de jeter un petit coup d'œil à la voiture de son conducteur pendant qu'il n'était pas dans les parages. Simple mesure de précaution. Elle ouvrit la boite à gants : elle était parfaitement en ordre, contenant tous les documents du pick-up, ainsi qu'une réserve d'ampoules. Elle baissa les yeux : même le tapis de sol à ses pieds était nickel. Bizarre, pour un camion de chantier, mais cela montrait probablement que ce bon vieux Richard était un maniaque du rangement. Elle passa ensuite la main dans le vide-poche, propre comme un sous neuf lui aussi. Elle baissa le pare-soleil du conducteur, et sortit de la poche une vieille photo : elle représentait Richard, un peu plus jeune et avec une petite fille sur les épaules, ainsi qu'une femme beaucoup plus petite que lui, un nourrisson sur les bras. Cela devait sûrement être madame Richard et leurs deux enfants. Cette photo de famille remplie de sourires et d'yeux pétillants la rassura sur le personnage.

     Elle se recala dans son siège, mais il devenait de plus en plus inconfortable : ce n'était pas son fort de rester assise à rien faire. Il fallait qu'elle soit dans l'action, qu'elle soit toujours productive. À chaque fois qu'elle se posait sur un canapé, ou qu'elle allumait la télé, une petite voix venait s'immiscer dans sa tête : « Tu es sûre que tu n'as rien de plus utile à faire ? Es-tu à jour dans tes tâches quotidiennes ? Oui ? Alors commence à t'avancer pour demain... »  et elle soupirait intérieurement avant de se remettre au travail. Une fois, elle regardait un film, vautrée sur son canapé avec de la fièvre et le nez qui coulait, lorsque Raphaël avait débarqué chez elle avec un plateau de sushis et une boite de dolipranes. Elle avait sursauté, et dans un réflexe, elle avait éteint la télé avant de se précipiter vers la cuisine pour entamer la vaisselle en retard de la veille. Lorsqu'il était arrivé dans la pièce pour la saluer, elle avait fait semblant d'avoir meilleure mine, et avait refusé les dolipranes pour ne prendre que les sushis.

     Aujourd'hui, la petite voix était de retour : ses doigts la démangeaient, son esprit tournait en boucle, et elle entendait : « Qu'est-ce que tu es en train de faire, là ? Au boulot, allez ! Tu as un million de choses à faire ! »

Elle ne pouvait pas continuer à rester assise ici, alors elle sortit. Le soleil était toujours haut perché dans le ciel, mais l'air commençait un peu à se rafraichir. L'endroit était parfaitement calme : pas un son de voiture, pas de bruissement de feuilles dans la forêt venant déranger les arbres immobiles. Elle fit quelques pas, brisant le silence pesant avec ses chaussures sur les gravillons recouvrant la route. Elle posa le regard sur la porte encore ouverte, l'invitant à entrer ; elle se dirigea cependant vers l'arrière du pick-up. Elle se hissa avec grand peine sur le plateau arrière, manquant de craquer l'arrière de son pantalon en soulevant la jambe aussi haut : contre l'arrière de la cabine était posée une caisse à outils rouge flambant neuve. Elle s'approcha, poussant une grimace lorsque ses pas firent grincer les suspensions du pick-up, puis elle tenta d'ouvrir la boite : verrouillée.

Décidément, si dit-elle, ce monsieur Richard tient à ce que ses affaires soient en ordre.

     Elle sauta du pick-up, manquant de s'étaler au sol, et réfléchit à ce qu'elle allait faire tandis que le nuage de poussière à ses pieds se dissipait lentement : elle pouvait tenter de rejoindre le Palais de l'Étrange à pied, mais elle n'avait pas envie de longer la route sur dieu sait encore combien de kilomètres. Elle pouvait aussi retourner dans la voiture et attendre le retour de Richard : non, elle devait être proactive.

Elle tapa ses paumes de mains contre ses cuisses et se dirigea vers l'entrée de la scierie.

 

***

 

     Le courant devait avoir été coupé dans les locaux, car il faisait sombre, très sombre.

« Richard ? appela-t-elle. »

Aucune réponse.

Elle continua d'avancer : directement à sa gauche montait un petit escalier en angle droit avec le panneau « DIRECTION », mais elle supposa que Richard devait plutôt être du côté de l'atelier. À sa droite, une porte fermée donnait sur la zone de chargement. À travers la vitre, elle réussit à déchiffrer « ACCÈS EMPLOYÉS UNIQUEMENT » écrit en lettres rouges sur la fine feuille de papier. Elle continua, l'appelant de nouveau : le silence était total dans les locaux désaffectés. Quel chantier pouvait-il avoir ici ? Ou alors il récupérait des matières premières qu'il n'avait pas utilisées ? Elle ne le savait pas, mais elle ne manquerait pas de lui demander.

     Elle arriva devant un réfectoire : une douzaine de chaises étaient posées sur une grande table de camping, un frigo vide avait sa porte grande ouverte, et les deux cafetières posées sur l'évier étaient reliées par de longues toiles d'araignée. Elle entra et glissa un doigt sur la table : une épaisse couche de poussière était restée sur son index. Elle s'essuya et poursuivit son exploration tout en appelant Richard, en vain.

     — Jordane ?

Elle crut tout d'abord qu'elle avait rêvé. Elle tendit l'oreille, mais elle n'entendit rien, seulement le battement sourd de son cœur dans ses tympans.

— Jordane, c'est vous ?

Cette fois-ci, elle était sûr de ne pas l'avoir inventé.

— Richard ? cria-t-elle.

— Je suis là ! entendit-elle en retour, très faiblement.

Elle se rendit au bout du couloir, jusqu'à arriver à un atelier. Elle atteint le pas de la porte, et se stoppa net : elle repensa au loup. Et si c'était un piège ? Non, il était coincé dans la mine, ils avaient fait écrouler des tonnes de gravats sur lui. Peut-être même qu’il était mort.

« Et ce que j’ai vu dans le rétroviseur, en quittant la forêt ? »

Un long frisson remonta lentement le long de son dos : et si, lorsqu'elle entrerait dans cette pièce, elle verrait deux yeux jaunes la fixer du fond des ténèbres ? Elle resta bloquée, inconsciente de l'ombre qui bloquait le couloir juste derrière elle, touchant presque le plafond.

— Jordane ?

Elle hurla tandis qu'elle sentit une main sur son épaule. Elle se retourna, reculant d'un bond : Richard se tenait devant elle, visiblement confus.

— Je croyais que vous étiez dans la voiture, dit-il simplement.

— J'ai failli faire une crise cardiaque ! cria-t-elle.

Mais le géant ne sembla pas vouloir s'excuser, ce qui lui monta sur les nerfs, déjà bien à vifs : son cœur tambourinait dans sa poitrine, et elle avait des fourmis dans le bout des doigts. Au lieu de ça, il dit simplement :

— C'est dangereux de se balader dans des endroits comme ça. On peut vite se faire mal, ou pire encore.

Elle allait lui demander de s'écarter de son chemin pour qu'elle regagne la voiture, mais au même moment son téléphone sonna : Raphaël l'appelait.

Elle décrocha à la deuxième sonnerie :

     — Raphaël ?

— Jordane ! entendit-elle crépiter à l'autre bout de la ligne. Où est-ce que t'es ?

Il avait l'air complètement paniqué, et elle entendait le moteur de sa voiture rugir à travers le micro. Elle commença à craindre le pire.

— Je suis sur la route pour aller au Palais de l'Étrange, répondit-elle, et toi ?

— Super, cria-t-il, une fois que t'y es, surtout ne rentre pas, je te rejoins tout de suite !

— Pourquoi ne pas rentrer ? Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

— Jordane, il faut qu'on se tire d’ici ! Je passe te prendre et on se casse, cet endroit est trop dangereux putain !

— Qu'est-ce qu'il se passe, répondit-elle en essayant de réfléchir en même temps, t'es allé à la prison ?

— Bah oui ! Ils sont morts, putain, il les a tués ! Je n’ai rien pu faire je te jure, mais je retourne pas dans cette ville, jamais !

Son cœur s'arrêta. Elle s'écarta de Richard : elle ne savait pas s'il avait entendu ce qu'il disait, mais les choses semblaient devenir sérieuses.

— Quoi ?

— Oui, l'émeute s'est pas déclenchée toute seule, il y a un putain de monstre dans cette prison !

« Je le savais ! » fut la seule chose qu'elle pensa.

— Quel lien ça a avec la mine ? répondit-elle. Un rapport avec le Palais de l'Étrange ?

Il resta muet pendant un moment à l'autre bout du téléphone. Elle entendait toujours la voiture rouler, mais il ne dit rien.

— Alors ? s'impatienta-t-elle.

— Jordane, dit-il d'un air abasourdi, t'écoute ce que je te dis ? On s'en fout putain, si on reste dans cette ville on va mourir !

Elle sentit qu'elle commençait à s'énerver, mais elle prit le temps de sortir dehors pour être tranquille, Richard se poussant pour lui laisser le passage. Elle essaya de rester diplomatique :

— Écoute Raphaël, tu l'as dit toi même, il y a bien quelque chose de néfaste ici. Inès avait raison, et si elle est en danger, on doit l'aider. Elle et tous les autres.

— Non, non, non, répondit-il, maintenant agacé. On va se faire tuer, point. Il est hors de question que je retourne là-bas. Les gens n'ont qu'à déménager, point final. Je passe te prendre, et on se casse !

Elle repensa à ce qu'avait dit Richard : qu'il envoyait ses employés les plus déterminés sur les chantiers qui comptaient. Et s'il n'en avait pas sous le coude ? Il y allait lui-même. Elle en était sûre. Est-ce qu'il ne fallait pas qu'elle s'occupe de cette histoire toute seule, cette fois-ci ?

— Raphaël, dit-elle calmement. Rentre. Si tu ne veux pas continuer, tu peux partir. Mais moi je reste, je mettrai un fin mot à cette histoire, et seulement là je rentrerai.

Il se tut une fois de plus, mais elle sentit d'ici qu'elle l'avait blessé. Encore une fois, elle regretta les mots qui sortirent de sa bouche, mais il était trop tard pour les reprendre.

— T'es injuste, finit-il par dire. T'as pas vu ce que moi j'ai vu. Et je sais même pas ce que je suis encore allé faire là-bas. Je ne sais pas pourquoi tu t'entête, mais je vais au Palais. J'attendrai là-bas cinq minutes. Pas plus.

Cette fois-ci, ce fût elle qui eut la sensation d'être piquée au vif. Avant qu'elle ait pu en prendre conscience, elle se mit à crier au téléphone :

— MOI ? INJUSTE ? REGARDE-TOI, QUI T'ENFUIS DÈS QUE ÇA DEVIENT TROP DUR ! EST-CE QUE T'Y ES VRAIMENT ALLÉ, AU MOINS ? CES GENS ONT BESOIN DE NOUS, REPARTIR COMME CA, LES LAISSANT À LEUR SORT, ÇA, CE SERAIT INJUSTE !

Elle haletait pour reprendre son souffle. Lui, il resta sans rien répondre, toujours le ronronnement de la Mercedes en fond sonore. Il n'allait pas répondre, elle le savait. Il ne se battrait pas, il allait lui laisser le dernier mot, et ce sera tout. Elle le détesta pour ça. Alors elle fit ce qu'elle attendit de lui :

— Si tu veux t'enfuir, enfuis toi. J'ai pas besoin de toi.

Et là, elle aurait voulu se tuer. Elle savait qu'elle avait commis l'irréparable, qu'il n'y aurait plus rien pour arranger les choses, mais elle l'avait fait quand même. Elle allait faire fuir son seul ami. Mais la colère avait pris le meilleur d'elle-même. Elle ne savait pas pourquoi, elle repensait à ce que Richard lui avait dit : personne ne voulait aller voir ses démons, il fallait bien que quelqu'un le fasse pour les autres. Il fallait qu'elle le fasse, pas vrai ?

— Ok.

Ce fut la seule réponse qu'il lui fit avant de raccrocher.

Elle n'en revint pas. Elle venait d'envoyer balader Raphaël, et elle ne savait pas pourquoi. « Tu peux rester dans la voiture si tu veux » avait-il dit. « ...Les employés les moins déterminés... » ses paroles lui tournaient dans la tête. « Il y a un monstre dans ma ville » avait dit Inès dans sa lettre. « Il y a un monstre sous mon lit » avait dit Jordane à ses parents. Elle avait envie de pleurer.

     — Ça va ? fit Richard dans son dos.

Elle resta face cachée pour ne pas lui montrer les larmes qui se risquaient à couler sur ses joues.

— Oui.

— J'ai fini, poursuivit-il, vous avez toujours rendez-vous avec votre ami ?

Elle éclata d'un rire terrible :

— Non, je ne crois pas.

Elle l'entendit sortir quelque chose de sa sacoche, juste derrière elle. Puis, elle sentit son souffle sur son cou :

— Parfait.

Deux aiguilles vinrent légèrement lui piquer le dos, et tout son corps fut instantanément traversé par une onde tellement puissante que le monde disparut autour d'elle, noyant le son de la décharge électrique qui faisait CLAC-CLAC-CLAC...

 

***

 

     Des formes et des couleurs dansaient devant Jordane tandis qu'elle ouvrait lentement les yeux. Elle ne savait pas où elle était, mais tout son corps était douloureux, comme si elle était prise de sévères courbatures. Son crâne hurlait tandis que sa vision commença à s'ajuster : la pièce floue devint progressivement nette. Elle vit une rangée de casiers, certains encore ouverts, mais vides. Certains avaient des post-it d'un vert fluo délavé avec des prénoms inscrits à la main dessus. Le banc devant elle cessa de tournoyer, une paire de chaussures de sécurité était posée dessous. L'odeur de la moisissure lui frappa ensuite le nez : elle baissa les yeux - rien que ce geste la faisait souffrir - et elle vit qu'elle était allongée sur un vieux matelas poisseux.

     Elle essaya de bouger la main pour se relever, mais elle resta à sa place. Elle voulut déplier les jambes, et elle sentit une légère pression s'appliquer autour de son cou. Elle s'arrêta de bouger, et prit le temps de respirer : elle retrouva ses sensations peu à peu. Ses bras engourdis étaient dans son dos, ses jambes étaient repliées sur elles-mêmes. Elle sentit le contact rugueux d'une corde avec ses poignets et ses chevilles. Elle paniqua, voulut se débattre, mais le nœud qu'elle avait autour du cou lui serra un peu plus la gorge. Elle poussa un gémissement, ne comprenant pas encore dans quelle situation elle était maintenant.

     Un bruit se fit entendre au loin. Elle tendit l'oreille, et distingua bientôt des pas approcher. L'écho se fit de plus en plus proche jusqu'à ce qu'elle vit une ombre bloquer la faible lueur du jour du pas de la porte. L'homme entra dans la pièce et déposa une lourde caisse à outil au sol, en face de Jordane. La caisse était rouge et flambant neuve.

« À l'aide, au secours, » réussit-elle à prononcer.

Mais Richard sortit de la pièce sans lui accorder la moindre attention. Ses pas, d'une démarche posée et assurée, s'éloignèrent jusqu'à disparaitre complètement. Elle entendit la porte du pick-up s'ouvrir et se refermer, et le moteur démarrer. Elle crut qu'il allait partir, la laisser ligotée là : elle essaya de se retourner sur elle-même, mais en bougeant sa jambe, le nœud se contracta violemment autour de sa gorge, lui coupant le souffle. Elle voulut crier, mais l'air n'arrivait plus à sortir de ses poumons : elle remit sa jambe en place, le pied presque collé contre sa fesse, et la corde se détendit juste assez pour lui permettre de prendre une goulée d'air, mais le contact du nylon contre sa peau la brulait encore.

     Elle entendit le moteur de la voiture de l'autre côté de la pièce, probablement à l'arrière du bâtiment, puis le contact s'éteignit. Quelques instants plus tard, les pas d'une démarche lente et régulière se firent entendre, et elle commença seulement à comprendre ce qui était en train de se passer.

     Richard entra dans la pièce en silence. Il avait une bande de fine corde entre les mains, et il était en train de l'enrouler avec un doigté et une précision militaire. Il termina en faisant un nœud complexe avec une célérité effrayante, et ouvrit la boite à outils avec une clé pour la ranger.

« Richard... » souffla-t-elle péniblement.

Il croisa son regard un instant, puis il se retourna comme s'il n'était pas intéressé. Il plongea délicatement sa main dans sa caisse et en sortit plusieurs objets qu'il aligna soigneusement au sol : un tournevis, une pince multiprise, une pince coupante, un maillet.

     Le sang de Jordane se glaça, et au même moment, une douleur fulgurante lui mordit la cuisse : la crampe fut tellement forte qu'elle voulut déplier sa jambe, mais elle ne réussit qu'à resserrer la corde autour de son cou jusqu'à ce qu'elle s'enfonce dans sa gorge. Sa respiration fut coupée, et elle ne put ni hurler, ni supplier. Le fil lui cisailla la peau, et elle eut la sensation que ses poumons allaient exploser. Suffoquant, ses yeux s'agrandirent, sa bouche s'ouvrit sans un son. Elle se tordit de douleur, mais les liens ne faisaient que se resserrer. Richard se releva, et il se posa en face d'elle, l'observant attentivement les bras croisés. Elle voulut le supplier de la libérer, mais sa gorge était complètement bloquée.

« Plus tu bouges, plus ça va se resserrer, » dit-il simplement.

Elle essaya de replier la jambe, même si la douleur de la crampe lui hurlait de faire le contraire, mais le lien ne se desserra pas, l'air ne parvint toujours pas dans ses poumons. Son corps hoqueta pour la forcer à inhaler, mais en vain.

« Maintenant que tu as compris comment ça marche, je vais desserrer un peu le nœud si tu promets de te tenir tranquille. »

Elle commença à voir des tâches sombre dans son champ de vision. Elle essaya de regarder Richard au-dessus d'elle, mais elle n'arrivait plus à le voir.

« Hoche la tête si tu as compris. »

Il lui fallut un moment pour comprendre sa phrase, son cerveau commençant à être privé d'oxygène. Tout son corps était pris de spasmes, mais elle finit par hocher la tête frénétiquement, des larmes aux yeux.

« Bien. »

Il se baissa, trafiqua quelque chose derrière son dos, et elle sentit les cordes se dénouer : elle inspira profondément, l'air lui brulant tout l'œsophage comme de la lave, et elle se mit à tousser, cracher, hors de souffle. Son corps entier la brûlait, et elle essaya de reprendre sa respiration en bougeant le moins possible. Des larmes coulèrent de ses yeux tandis que Richard lui détacha délicatement son collier. Le contact de ses mains froides contre sa peau lui donna des frissons. Il étudia l'objet quelques instants, puis le mit dans la poche arrière de son pantalon.

« Qu'est-ce que vous allez me faire ? » gémit-elle, à bout de souffle.

Il l'ignora complètement.

Il ramassa la pince multiprises et la fit claquer à répétitions, comme pour s'échauffer. Le cliquetis métallique fit perdre la tête à Jordane, et elle se mit à crier.

Richard lui envoya un coup de pied dans le ventre qui lui coupa le souffle : elle se plia en deux sous la douleur, et la corde resserra son étreinte contre sa gorge, la faisant taire.

« Les poupées ne parlent pas, » dit-il simplement.

Elle voulut discuter, l'implorer, essayer de le raisonner, peu importe, mais le fil était déjà à la limite de l'étrangler, et elle avait trop peur de suffoquer encore une fois. Elle leva les yeux vers lui et lui décocha un regard noir qui ne lui fit aucun effet : comme s'il lisait dans ses pensées, il lui expliqua ce qui allait se passer.

« Je suis Sang-Froid, dit-il simplement, tu as été choisie. On va passer la soirée tous les deux, ici, et à la fin de la nuit, tu seras mienne. Tu deviendras mon esclave au paradis, avec toutes les autres. »

« Il est complètement dingue, pensa-t-elle. C'est quoi ce taré ? Qu'est ce qui va m'arriver ? »

     Il s'agenouilla devant elle et ouvrit sa chemise, bouton par bouton. Jordane tremblait, pleurait de rage et de peur, mais elle savait que qui allait arriver si elle bougeait. Il mit la main sous son soutien-gorge, et ce fut à ce moment-là qu'elle se débâtit : elle se retourna d'un coup, échappant à son emprise, mais le fil lui coupa la respiration. Elle s'étrangla, chaque sursaut de douleur resserrant davantage le piège. Elle essaya de hurler, mais aucun son ne sortit. On pouvait lire quelque chose comme « Ne me touche pas » sur ses lèvres.

« Sois sage, dit-il d'un ton raisonnable. Laisse-toi faire et tout ira bien. »

Son visage vira au rouge, elle recommença à voir trouble, incapable de reprendre de l'air. Les larmes coulaient maintenant sur le matelas sale.

« Calme toi, et je desserre. »

Elle poussa un grognement de rage, qui sembla lui déchirer les poumons. Elle crut qu'elle allait mourir d'une seconde à l'autre. Elle pensa à Raphaël : il ne viendrait pas la sauver. Elle était seule. Et tout était de sa faute. Elle allait mourir ici dans d'atroce souffrances, tout ça parce qu'elle avait rejeté la seule personne qui pouvait l'aider.

     Elle essaya de détendre son corps un maximum, et s'immobilisa. Seule sa poitrine se redressait par sursauts, cherchant à aspirer de l'air. Elle voyait des points noirs danser devant elle, mais elle tint bon.

« C'est bon, je suis calme, dit-elle dans sa tête. »

« Bien, » dit-il après un moment qui lui parut une éternité.

Il desserra le nœud de nouveau, et la douleur qu'elle avait ressenti la première fois revint, amplifiée d'une dizaine de fois : il lui fallut plusieurs essais pour faire parvenir l'air jusqu'à ses poumons, et ce qui passa dans sa gorge avait l'air de métal en fusion. Elle hoqueta et cracha de plus belle, et quand Richard exposa un de ses seins, cette fois elle ne fit rien.

« Bonne fille, commenta-t-il. »

Puis il en attrapa la pointe rose avec sa pince multiprise et serra de toutes ses forces.

     La douleur l'envoya dans un tout autre monde, une vague déferlant dans tout son corps comme l'explosion d'une étoile. Une sensation qu'elle ne pensait pas pouvoir exister. Un hurlement monta lentement dans sa gorge, mais elle se cabra tellement que la corde la fit taire instantanément, s'enfonçant dans sa peau. Ses yeux se révulsèrent, tout son corps se contracta comme un ressort. Elle faillit partir, mais Richard desserra le lien.

Elle reprit conscience, mais la douleur était tellement atroce qu'elle ne savait pas dire si elle avait repris sa respiration ou si elle s'étouffait toujours. Elle croisa le regard de Richard, qui la regardait simplement avec des yeux morts. Elle pleura de plus belle. Il plongea une nouvelle fois sa pince dans sa chemise.

« NE ME TOUCHE PAS ! NE ME TOUCHE PAS ! NE ME TOUCHE PAS ! » hurlait-elle en vain.

Il recommença, et cette fois-ci c'était comme si la terre entière se retourna : elle bascula en arrière, balayée dans le vide, et un voile d'un noir parfait enveloppa sa vision tandis qu'elle perdait connaissance.

 

***

 

     Jordane avait treize ans.

Fraîchement entrée au collège, son manque de confiance en elle l'avait poussé à mettre sa passion pour le monde de l'horreur en avant : des vêtements sombres, un t-shirt Dracula, des pins de tête de mort sur son cartable. Quand elle terminait l'école, au lieu de jouer avec ses poupées, apprendre à coudre ou à cuisiner, elle passait ses soirées à lire des bandes dessinées sur un démon qui s'était installé dans une petite ville idyllique et commençait à semer la terreur parmi les habitants à l'aide de ses subordonnés, des monstres assoiffés de sang. Au grand désespoir de ses parents, elle suivait avec intérêt le héros qui essayait de prouver l'existence de ces monstres qui causaient tant de peine, achetant chaque volume dès sa sortie au magasin du quartier. Ce n'était pas exactement une activité qui aidait à développer sa sociabilité, elle qui passait des heures à vagabonder dans son monde imaginaire, collectionner les articles de faits-divers criminels et les posters d'artistes au maquillage obscène. C'est pour cela qu'elle avait tenté de faire ce que font quelques enfants qui ont besoin de s'affirmer : construire sa personnalité autour d'un seul trait de caractère, un intérêt unique. Elle avait cassé sa tirelire pour la rentrée au collège : ses parents lui avaient préparé sa petite jupe à carreaux, ses collants épais et son polo à la couleur pastel. Le tout plié soigneusement sur le meuble de la salle de bain, un collier avec une croix posé dessus. Les parents de Jordane étaient aimants et attentionnés, mais pour survivre dans ce monde, ils avaient désespérément besoin d'être régis par des règles immuables, un code de conduite strict, et que tout ce qui arrivait dans leur univers avait un sens, un dessein plus grand qu'eux. C'est pour cela que chacun d'eux s'était jeté dans les bras de la Religion, qu'ils s'étaient rencontrés à l'église, et avaient vécu selon le Livre Saint depuis lors. Au fur et à mesure que le monde évoluait autour d'eux, que la société bougeait, la foi avait été transformée en une espèce de constante épouvante : ils avaient autrefois embrassé les Saintes Ecritures, maintenant ils s’y agrippaient. Le père de Jordane avait longtemps été un bon dessinateur industriel, traçant des pièces complexes avec seulement une règle, un crayon bien taillé et sa main experte, et l'arrivée progressive des ordinateurs et des logiciels de dessins l'avait terrifié. Plutôt que d'essayer de s'adapter, de tirer profit de son expérience et de remplacer la plume par la souris, au risque de redevenir un débutant, ne serait-ce que pendant un court instant, sa peur du changement prit le dessus, et il refusa catégoriquement de toucher tout ce qui fonctionnait avec un écran. Il trouva du sens à ses craintes : les logiciels ne seront jamais aussi précis qu'un humain. Les ordinateurs sont une mode qui va vite disparaitre. Le Livre Saint avait été écrit à la main, c'est dans cette douleur qu'il devait travailler.

     Bien sûr, les ordinateurs ne disparurent pas. Ses contrats, si. Ils se replièrent petit à petit dans leur zone de confort, le monde des saints qui ne changeait jamais, qui ne demandait jamais à personne de se remettre en question.

     C'est pour cela que les centres d'intérêts de Jordane les mettaient si mal à l'aise. Et qu'ils mettaient tant d'énergie à contrôler son image. Peu importe qu'elle lisait des textes impies toute seule dans sa chambre, mais devant leur communauté, c'est à dire toute personne foulant le sol de marbre de l'église, elle devait donner l'impression d'être heureuse et épanouie, un exemple des bienfaits d'une vie pieuse. Sinon, à quoi bon toutes ces souffrances ?

     Et c'est aussi pour cela que le jour de la rentrée, elle enfila ses collants, sa jupe, son polo, partit après avoir embrassé ses parents, et qu'aux toilettes de l'école, elle ouvrit son cartable pour en sortir son arsenal des damnés, des vêtements qui en claquaient vraiment.

La journée se passa très mal.

Les enfants la moquèrent, la traitant de trainée, de fumer en cachette ou de faire des choses bizarres dans les cimetières ou au fin fond de la forêt.

     À treize ans, Jordane avait déjà la tête dure, alors elle ne se découragea pas : elle était ce qu'elle était, il fallait l'assumer. Quel que soit les conséquences. Elle détestait la religion, la façon dont les gens s'en servaient pour vous gouverner, vous dire quoi faire, quoi penser, comment vous habiller. Elle préférait l'incertain, la découverte.

     Durant le premier trimestre, les brimades finirent par peu à peu s'arrêter à l'école ; mais à la maison, la tension montait. Ses parents commençaient à avoir des retours des autres parents d'élèves. On leur demandait si elle était sataniste. Si elle était dépressive. Ils pouvaient les aider avec des prières, la faire venir à l'église plus souvent : ces remarques enrageaient les parents de Jordane. Chaque matin, sa mère fouillait dans son sac. Elle l'amenait jusque devant l'école, attendant qu'elle soit rentrée en classe. Mais Jordane tint bon. Elle arrivait toujours à cacher un ou deux pins. Elle restait silencieuse face au prêtre, à l'église, malgré les soupirs de sa mère derrière elle.

Elle tint bon jusqu'au dernier jour avant les vacances scolaires.

     « Assieds-toi, » lui avait-elle dit la proviseur en lui désignant le siège en face d'elle.

Madame Eleau avait dirigé l'école primaire toute sa carrière. Bientôt à la retraite, elle ne laissait cependant rien couler et comptait visiblement emporter son image de proviseur autoritaire jusque dans sa tombe.

Jordane se posa, pour la première fois appelée dans ce bureau. Madame Eleau se tenait droite, assise à son bureau, les sourcils froncés derrière ses lunettes, les cheveux tirés en arrière. Ses pommettes proéminentes étaient figées dans un air sévère, ses lèvres si pincées qu'elles en devenaient blanches. Devant elle, sur son bureau impeccablement rangé, était posé un mégot de cigarette ; mais pas n'importe quel mégot, un de ceux qu'on roule soi-même, avec un bout de carton à la place du filtre.

     — Tu sais pourquoi tu es là, dit-elle sèchement.

Jordane secoua la tête. Elle se demandait pourquoi Madame Eleau ramassait les ordures qui trainaient par terre. Ou si c'était elle qui fumait, ce qui l'étonnait. Elle mettait un point d'honneur à paraître impeccable, sans faiblesse. Et une dépendance à quelconque substance, aurait été pris pour un signe de faiblesse à ses yeux.

— Ne mens pas, gronda-t-elle, je sais que c'est toi qui as fumé cette cigarette !

— C'est pas vrai ! protesta-t-elle en criant, c'est pas à moi !

Ce mégot avait été trouvé sur le rebord d'une fenêtre par le concierge, devant les toilettes. Le proviseur ne savait pas qui avait osé amener de la drogue dans l'enceinte de son école, mais elle comptait bien démasquer le coupable pour solder l'affaire. Seule une exclusion permettra de sauver son image et celle de l'école.

— Jeune fille, je te saurais gré de baisser le ton quand tu me parles, intima-t-elle. Tu as de sérieux ennuis ! Nous avons eu tort de laisser passer ton accoutrement offensant, regarde où ça t'as mené maintenant !

— Mais j'ai rien fait ! Je n'ai jamais fumé de ma vie ! C'est dégoutant !

— Silence ! cria-t-elle. Un élève t’a vue ! Tu es la honte de cette école ! Tes parents sont en route, on va voir ce qu'ils en pensent !

— Non ! cria-t-elle de désespoir, les larmes aux yeux. Je vous en supplie ! Je jure que c'est pas moi !

Mais Madame Eleau ne l'avait pas écouté. Les parents de Jordane étaient arrivés une demi-heure plus tard, les joues rouges de honte et de colère. Ils avaient calmement fait le point avec le proviseur, accepté l'exclusion d'un mois de Jordane en s'excusant profusément, et étaient rentrés en voiture. Durant le trajet, personne ne dit mot. Seule Jordane reniflait bruyamment à l'arrière, les larmes coulant à flot sur ses joues. Ce fut seulement lorsqu'ils furent arrivés à la maison qu'ils explosèrent et lui hurlèrent dessus toute la soirée.

     Ce que personne n'avait su, c'est que c'était Tommy, un élève de sa classe, qui avait fumé le joint. Il avait volé le mégot de son grand frère, resté coincé entre deux lattes du caillebotis de la terrasse, et avait tiré dessus devant ses copains pour faire son intéressant. Il avait vomi ses tripes sur le chemin du retour, à la sortie de l'école, et ne retoucha plus jamais à une cigarette de sa vie. Mais le lendemain, lorsque le proviseur avait fait le tour des élèves pour soutirer des informations, et que ce fut son tour, il eut tellement peur de se faire attraper qu'il désigna Jordane, une victime désignée.

     La semaine suivante, les parents de Jordane lui appliquèrent un régime strict à base de punitions diverses, comme faire le ménage, écrire des lignes à répétition, de séances obligatoires à l'église et avaient confisqué tout ce qui n'était pas lié à la religion dans sa chambre, remplaçant les posters avec des croix et les bandes-dessinées avec des brochures terrifiantes sur l'enfer et ce qui nous attendait là-bas. Ces brochures-là furent les seules qu'elle feuilleta avec un intérêt malsain.

Mais ce fut quelques jours plus tard que tout bascula.

     — Qu'est-ce qu'il dit, je n'entends rien ! dit le père de Jordane à l'intention de sa femme.

— Chut ! dit-elle, j'écoute !

Une trentaine de personnes s'étaient agglutinées devant l'entrée de l'église cet après-midi, et le prêtre essayait de parler par-dessus le brouhaha de toutes ses ouailles qui parlaient et criaient en même temps.

— Soixante morts ! Mon dieu comment est-ce possible ! dit quelqu'un.

— Les jeunes d'aujourd'hui, ils n'ont plus aucune valeur ! répondit un autre.

— C'est le diable ! hurla-t-on. La société s'écroule !

— Calmez-vous, je vous prie ! criait le prêtre.

— Qu'allons-nous faire, père ! Il faut écrire à nos représentants, ça ne peut plus durer !

— Et si c'était mon enfant, dans cette école ! hurla une femme, des murmures d'approbation montant dans l'assemblée.

Le prêtre était acculé devant sa porte, tandis qu'il s'époumonait pour prendre la parole en face de la foule en panique.

— Silence ! cria un homme à la voix grave, laissez-le parler ! Pour l'amour de Dieu !

Les bouches se fermèrent enfin et les têtes se dirigèrent devant le prêtre.

— Bien, dit-il en s'éclaircissant la voix. J'ai discuté avec le chef de la police. Il semblerait que le tueur ait fait douze victimes, plus une vingtaine de blessés.

Des murmure d'horreur montèrent dans l'assemblée.

— Parmi les victimes, il y aurait des enfants et des professeurs. Dieu les bénisse.

Il fit le signe de croix, et fut imité par tous les autres. Une femme éclata en sanglot quelque part.

— Le tueur est un élève de lycée, reprit-il.

On entendit des « Mon dieu... », « Seigneur ! »

— Et si ça arrive dans notre ville ! lança un homme.

La panique monta.

— Il parait que c'était un sataniste ! hurla une femme.

Cette fois-ci, la foule s'embrasa, et le prêtre lutta un moment pour reprendre la parole :

— Hélas, le chef de la police me l'a confirmé.

Des cri d'horreur montèrent, certains firent un signe de croix, d'autres s'agenouillèrent en priant.

— Il se serait livré à des rituels, toutes sortes de pratiques occultes, c'est vrai.

La foule perdit la tête. On demanda la peine de mort, pour le tueur et tous les satanistes. On dit que le démon l'avait emporté. Que le jugement dernier approchait. On désigna vite des noms, des personnes qui vivaient en marge de la société, d'autres qui écoutaient du Rock, ou bien même ceux qui n'étaient plus venus à l'église depuis un moment. Certains regards se tournèrent discrètement vers les parents de Jordane, comme ayant peur de croiser leur regard, et la terreur les gagna : combien de temps avant que tout le monde sache que Jordane avait été exclue ? Combien de temps avant qu'ils se rendent compte qu'elle venait régulièrement à l'église pour ses problèmes avec ses fantaisies impies ?

     Les parents de Jordane n'eurent pas peur qu'elle soit une sataniste et qu'elle se mette à décimer sa classe, mais ils furent terrifiés qu'elle soit accusée de satanisme et qu'ils soient tous les deux rejetés de l'église. Ils quittèrent discrètement l'assemblée et rentrèrent à la maison en voiture, discutant, se disputant, conspirant.

     Lorsqu'ils arrivèrent, ils débarquèrent en trombe dans la chambre de Jordane : ils la trouvèrent à son bureau, elle sursauta en les voyant foncer sur elle. Ils hurlaient un charabia de non-sens, parlant de garçon possédé par le diable tuant ses amis, d'enfer, d'église et d'excommunions. Ils fouillaient sa chambre, tournant autour d'elle tandis qu'elle se tenait immobile, abasourdie, ne comprenant pas ce qui était en train de se produire. Son père mit la main sur un des magazines religieux qu'ils lui avaient refourgués. La couverture représentait Jésus sur sa croix, et de frustration d'avoir été injustement punie, elle avait lui avait dessiné des cornes et une queue pointue.

     C'était exactement l'excuse que ses parents cherchaient : la dispute éclata, et ils lui sommèrent de faire ses bagages pour un stage de « reprogrammation » pour la soigner de sa maladie. Elle avait protesté, essayant de leur expliquer qu'elle s'en contrefichait de la religion, qu'elle aimait simplement des bandes dessinées d'horreur, qu'elle trouvait les loup-garou cools, qu'elle aimait la musique qui envoyait un peu, qu'elle n'était pas sataniste, mais ce ne réussit qu'à alimenter leur moulin. La dispute se termina lorsqu'ils claquèrent la porte en sortant de sa chambre, la laissant en larmes, tremblante.

     Tandis que Jordane ramassa ses affaires et rangea sa chambre, elle les entendit parler au téléphone, mais elle ne pouvait pas distinguer ce qu'ils disaient. L'appel dura toute la soirée, et lorsqu'ils raccrochèrent enfin, la maison devint silencieuse comme une tombe.

Jordane ne savait pas que la tempête allait la frapper en plein milieu de la nuit.

     Bien des années plus tard, elle s'était intéressée à cette fameuse fusillade. Elle en avait même fait un article, celui qui lui avait valu l'offre d'emploi aux contes de la crypte. Le tueur s'appelait Morvan. Il avait dix-sept ans. Un beau jour, il avait volé l'arme de chasse de son grand père, était arrivé à son école, et avait ouvert le feu dans sa salle de classe. Le temps que la police arrive, qu'elle reste sans rien faire pendant quarante-minutes en encerclant le bâtiment, il avait tiré sur soixante-deux élèves et professeurs, en tuant douze sur place, et vingt-et-un supplémentaire moururent de leurs blessures à l'hôpital. Il avait fini par retourner l'arme contre lui, envoyant sa cervelle contre le projecteur encore allumé qui diffusait le schéma d'une couche de roche sédimentaire glissant par-dessus une couche de calcaire. Ils entrèrent vingt-cinq minutes après le dernier coup de feu mortel, certains élèves étant restés cachés dans la même salle de classe ou le tueur s'était suicidé, n'osant pas bouger.

     Cet évènement avait créé la panique parmi les parents de toute la région. Tous étaient terrifiés qu'il arrive la même chose près de chez eux. Ils cherchaient la cause de ce massacre, quelque chose de tangible, qu'ils pourraient pointer du doigt, interdire. Avoir le sentiment d'avoir le contrôle dessus, et dormir sur leurs deux oreilles. Ce mouvement entraîna les forces de police malgré eux, et étant harcelés pour trouver la cause de ce massacre, il fallut qu'ils en trouvent. Ils ne pouvaient pas dire « rien ne laissait penser qu'il ferait ça, croisons juste les doigts pour que ça ne se reproduise pas », alors ils ont trouvé - ou plutôt on leur avait soufflé à l'oreille - qu'il était sataniste, un gamin faisant partie de cette nouvelle jeunesse qui perdaient les traditions de leurs parents. La nouvelle s'était répandue comme un feu de paille, la panique a éclaté, la chasse au sorcière avait commencé. Il suffisait qu'un jeune écoute du Hard Rock, porte un t-shirt à tête de mort, ou n'ait pas la coupe à la brosse pour qu'il finisse en garde à vue. Le taux de présence à l'église explosait, les gens s'entassaient debout, on arrivait à peine à refermer les portes derrière eux. L'enveloppe des dons grossissait.

Et l'école du père Donovan commença à se remplir.

     La panique satanique avait causé des dégâts. Jordane en avait fait les frais. On peut dire qu'elle était là au mauvais moment, au mauvais endroit. Une victime désignée. Et au final, tout ça découlait de quoi ? Tout ça découlait d'un seul évènement, quelque chose de très, très important qui lui était arrivé quand elle avant sept ans. Elle ne s'en rendait pas compte, mais il était important qu'elle se souvienne de ce qui était arrivé lorsque...

 

     Ce fut comme si la main de Dieu en personne lui attrapa les cheveux et la sortit du monde des rêves pour la ramener à la réalité.

Sa bouche et son nez la brûlaient comme si elle respirait de l'acide sulfurique. Ses yeux, exorbités, piquaient tellement qu'elle crut qu'on lui avait enfoncé des aiguilles dedans. Elle n'arrivait pas à reprendre sa respiration, elle était en pleine hyperventilation. Petit à petit, son corps se rappela de la douleur qu'elle ressentait avant de s'évanouir, et il reprit ses épouvantables hurlements. Elle était de retour dans la scierie, recroquevillée sur le matelas, ligotée. Richard se tenait accroupi devant elle. Quand sa vision put s'ajuster, elle vit qu'il tenait un flacon entre les mains.

« Bon retour parmi nous, dit-il. Tu crois que tu vas t'en tirer si facilement en tombant dans les pommes ? »

Il secoua le flacon presque plein.

« C'est une mixture de ma composition à base d'ammoniac, reprit-il, pour te tenir éveillée toute la nuit. J'en ai un flacon entier ! »

Il posa le flacon sur le banc, et se mit à lui caresser le visage avec tendresse. Il essuya ses larmes de son pouce, lui écarta les cheveux qui collaient à sa peau.

« Tu es parfaite, » dit-il.

Il se leva pour enlever sa chemise.

Jordane souffrait horriblement, mais l'ammoniac lui tenait l'esprit éveillé : elle était tombée dans les pommes. Et elle avait rêvé. Et il lui semblait qu'un détail était important. Qu'est-ce que c'était ?

Il posa sa chemise sur un cintre, dans un casier vide.

C'était son école, au collège. Non, pas ça. Elle était punie. Il y avait eu un accident.

     Son esprit tournait à mille à l'heure, pendant qu'un marteau tambourinait dans son crâne, une douleur sourde qui l'empêchait presque de s'entendre penser. Richard aligna la pince multiprises avec les autres outils posés au sol, et prit la pince coupante à la place.

« Non, pas un accident, la tuerie, pensa-t-elle. Le type qui avait massacré sa salle de classe. »

Cette idée lui avait sauté dans la tête, mais elle ne savait pas pourquoi. Cette histoire avait fait la une, elle avait écrit là-dessus. Ils lui avaient collé une étiquette de sataniste, parce que ça les arrangeait tous ces cons de bien-pensants que ça ne pouvait pas être un des leurs qui avait fait ça, que pour que cela ne se reproduise pas, il fallait juste mettre la vie de centaines de personnes à feu et à sang, tant que vous n'étiez pas accusé à tort et que la fourche se retournait contre vous. Tout malheur devait avoir un sens, et ils devaient être du bon côté du bâton.

Mais elle avait creusé.

Ils avaient dit avoir retrouvé une collection entière de jeux vidéo violents dans la chambre du tueur. Mais il avait posté des dizaines et des dizaines de photos de lui et sa chambre dans son blog, et il n'avait rien de tout ça. Il y avait des livres de cours sur les photos, pas des jeux vidéo. Il y avait un poster de magasine pour adulte sur le mur, pas de Satan.

Des photos... Oui, il s'était pris en photo pointant une arme sur l'objectif de la caméra. Il y avait un texte avec la photo, mais elle ne s'en souvenait plus. Son blog ... comment était-elle tombée dessus ? Parce que personne ne l'avait fait.

Oui, c'était ça. Trois mères d'élèves étaient venues porter plainte à la police car le tueur avait lancé des menaces de mort à leurs enfants, à l'école. Elles avaient donné l'adresse du blog, car il s'en vantait à qui voulait l'entendre. Mais les flics n'ont jamais rien fait. Même avec les photos ou il posait avec une arme.

« Bientôt disponible chez vous. Pas vrai Vincent ? » C'était ça le texte sous la photo. Il allait tuer Vincent et beaucoup d'autres quelques semaines plus tard.

Il se vantait de son blog, mais pas pour les armes. Non, pas que ça. C'était une terreur à l'école, on racontait que les animaux domestiques avaient tendance à disparaitre près de chez lui, mais pas que ça.

Richard ouvrit et referma la pince coupante plusieurs fois, satisfait du son des deux lames qui appuyaient l'une contre l'autre.

Il se vantait du résultat de son test psychologique.

Oui c'est ça. C'est ce que la mère de Vincent avait montré à la police. Juste avant qu'il poste la photo avec l'arme, un sourire carnassier aux lèvres. Il avait posté le résultat d'un test en ligne de personnalité. Et ça disait qu'il avait des traits de psychopathe.

Parce que c'est ça, ce que sont ces types. Ces tueurs. Des psychopathes. Mais pourquoi elle pensait à ça ?

Elle regarda Richard : ses yeux étaient noirs, comme vides. Comme s'il se concentrait à la tâche, et qu'il n'y avait plus que ça.

Ce type était un putain de psychopathe.

Il plongea la pince coupante dans son chemisier.

Peu importe qu'elle s'étouffe, peu importe qu'elle meurt, elle se contorsionna dans un réflexe pour éviter de se faire mutiler. La corde resserra son étreinte, et de nouveau sa respiration se coupa, et ce fut encore plus douloureux que la dernière fois.

« Tu n'as toujours pas compris ? » dit-il calmement.

Il la regarda s'étouffer, se tordre de douleur, resserrant d'avantage le nœud.

« Ce type est un psychopathe, pensa-t-elle, je suis foutue. »

Mais une lueur brillait dans son esprit. Une lueur si faible, étouffée par le manque d'oxygène et la douleur insupportable, qu'elle manqua presque de la saisir.

« Qu'est-ce qu'un psychopathe ? »

Elle s'accrocha à cette pensée.

« Quelqu'un qui n'est pas câblé pour avoir de l'empathie. »

Puis elle s'accrocha à celle-ci, comme un noyé à sa bouée.

« Il adore mentir et manipuler. »

Les points noirs revinrent dans sa vision.

« Parce que ça lui donne le contrôle sur autrui. »

Elle se sentit presque partir, et Richard desserra le nœud. L'air s'engouffra dans ses poumons, comme un nuage de poussière radioactive : c'était la dernière fois qu'elle pouvait supporter ça, elle sentait que la prochaine fois, elle en mourrait. Mais non, Richard allait prendre soin de bien la tenir éveillée jusqu'à ce que lui juge que ce soit fini.

« Qu'est-ce qu'on fait pour déstabiliser quelqu'un qui cherche le contrôle ? pensa-t-elle ». Puis : « oui, il faut que je le fasse encore une dernière fois, je peux le faire. »

Richard se remit à son ouvrage.

« On le prive de contrôle. »

     Il n'eut pas le temps de replonger la pince qu'elle utilisa toute sa force pour envoyer un coup de pied qui renversa le banc avec un fracas tonitruant. La corde claqua contre sa gorge, puis il y eu un bruit de verre brisé : l'ammoniac se déversa sur le sol poisseux du vestiaire.

« PUTAIN, QUELLE ESPECE DE CONNE !! » hurla soudain Richard.

Il se jeta par terre, passa la main sur la tâche humide, mais elle était déjà absorbée par la crasse et la poussière.

« QU'EST CE QUE T'AS FAIT, ESPECE DE SALOPE !! » rugit-il.

Il lui bondit dessus et lui envoya une gifle qui fit couler le sang de son nez ; mais elle ne sentit rien, toujours en train de s'étouffer.

« COMMENT JE VAIS FAIRE ?! T'AS PAS INTERÊT À TOURNER DE L'OEIL MAINTENANT !! »

Il retourna vers le flacon brisé et essaya de récupérer un peu de liquide, n'importe quoi qui soit resté coincé dans un éclat de verre.

« T'AS TOUT GACHÉ, ESPECE DE PUTE ! ragea-t-il, à quatre pattes, le dos tourné. JE VAIS DEVOIR TE DECOUPER ! T'ENTENDS SALOPE ?? »

Mais Jordane n'entendait pas. Elle était occupée à essayer de trouver la corde qui longeait son dos. Elle ne sentait presque plus ses doigts, mais elle avait réussi à saisir la pince coupante qu'il avait laissé tomber sur le matelas. Elle réussit à la trouver, et allait la couper. Mais non. Ses doigts ne voulaient plus bouger. Sa vision s'obscurcit. Sa poitrine envoya des spasmes incontrôlables : elle avait l'impression de se noyer. Elle perdit presque tous ses sens, elle sentit comme une douce brise la bercer.

« Non, pas maintenant. »

Mais son corps devenait lourd, comme si elle allait s'endormir, et son esprit devenait léger comme une plume. Tous ces tracas allaient s'envoler. C'était la dernière fois qu'elle perdait connaissance.

« Non, pas question. Je peux y arriver. »

Elle rassembla toute sa volonté, alla puiser jusqu'au tréfonds de son être, elle lutta avec une férocité hors du commun pour émerger. Elle revint dans la pièce. Elle sentit la faible odeur amère de l'ammoniac qui s'évaporait dans l'air. Elle sentit ses poumons prendre feu. Son corps prit de crampes. La douleur intenable à son sein gauche. Le sang revint jusqu'à sa main, et elle coupa.

La corde se détacha, le nœud se relâcha, et elle put inspirer de nouveau, ce qui semblait être une couche de goudron brûlant.

Richard balança les débris qu'il avait dans la main avec un cri rageur et se plongea dans sa boîte à outils.

« TU VAS VOIR CE QUE TU VAS VOIR SALE PUTE, SI TU ME PRIVES DE MON PLAISIR, JE VAIS M'AMUSER AUTREMENT !! »

Elle n'attendit pas de savoir ce qu'il allait sortir : elle avait déjà libéré ses chevilles en tranchant la ficelle, et elle agitait ses poignets entre le nœud desserré pour les en extraire. Tandis qu'il sortit une scie à métaux et l'étudia avec fureur, elle termina de se libérer et se leva d'un bond.

     Elle plongea vers la porte de sortie, mais le sang lui monta d'un coup à la tête, faisant tourner la pièce autour d'elle : elle tomba. Ses crampes aux jambes la faisaient souffrir, son cerveau était momentanément hors service après cet afflux de sang.

« Toi... » dit Richard en lui attrapant le bras d'une poigne de fer.

Sa tête tournait encore, le couloir dansait devant elle. Elle était sur le point de vomir.

« Je n'aurai pas dû m'énerver, reprit-il. Mais je suis calmé. On va tout reprendre depuis le début, toi et moi. »

De sa main libre, elle saisit le tournevis qui se trouvait à ses pieds, et l'enfonça dans la cuisse de Richard.

Il tomba en arrière dans un hurlement de douleur.

« Je vais te tuer cette fois ! » rugit-il.

Mais elle se relevait déjà : il n'eut pas le temps de boiter jusqu'à elle, qu'elle s'élançait déjà dans le couloir. Elle s'agrippa d'un mur à l'autre, luttant de toutes ses forces pour ne pas tomber. Richard retira l'outil de sa jambe avec un gémissement de douleur, et il commença à s'élancer à sa poursuite. Jordane ne savait pas où elle était, mais elle suivit le couloir. Elle tourna à gauche et elle tomba par miracle sur l'entrée principale. Elle se jeta sur la porte et sortit. L'air était plus frais, les pins commençaient à bloquer la lumière du soleil : la nuit n'allait pas tarder à tomber. Elle chercha le pick-up du regard, mais elle se rappela l'avoir entendu le cacher derrière la scierie. Elle se retourna : il ne l'avait pas encore rattrapé, la porte laissée ouverte ne montrait qu'un couloir vide.

« Et s'il était parti prendre sa voiture ? pensa-t-elle. »

Si elle cherchait à rejoindre la route, il la rattraperait et lui foncerait dessus sans problème : alors elle se mit à courir et s'enfonça dans la forêt.

 

***

 

     Jordane courait depuis plusieurs minutes dans les bois, évitant tant bien que mal toutes les racines et les branches basses sur son terrain. À chaque fois qu'elle s'arrêtait, à bout de souffle, il lui semblait entendre Richard hurler son nom au loin, ou une branche craquer, alors elle reprenait sa course.

     Elle ne savait pas où elle était, mais elle croisait bon nombre de pins morts ou en mauvaise santé, donc elle devait toujours être autour de cette foutue ville maudite. Elle avait toujours mal partout, en particulier sous sa chemise qu'elle avait reboutonnée un peu plus tôt. Elle repensa à son rêve de tout à l'heure : il lui semblait qu'elle s'était rappelé de quelque chose, un détail qu'elle avait sur le bout de la langue. Elle allait le dire juste avant qu'elle soit tirée de là par son tortionnaire. Qu'est ce qui lui serait arrivé si elle n'avait pas pu s'échapper ? Elle serait toujours en train de se faire torturer. Revenant du royaume des songes encore et encore, comme si elle était condamnée à revivre la même journée terrible jusqu'à la fin des temps. Ou du moins, jusqu'à ce que son corps abandonne pour de bon, et qu'on retrouve réellement sa photo sur le panneau d'affichage de Duli. Pendant un instant, elle se demanda si Richard était lui aussi un monstre, mais elle savait que même si c'en était un, ce n'était pas du genre de monstre qu'elle pensait. Il était bel et bien humain, ça se sentait. Mais peut être que Duli avait un pouvoir d'attraction particulier, ou même, que c'était elle qui attirait les monstres.

     Elle se remémora avec quelle dextérité et fluidité il avait agi dans le vestiaire de cette scierie, et elle était convaincue qu'elle n'était pas la première personne dont il s'était occupée. Mais peut-être avait-elle été la plus chanceuse. En tout cas, elle espérait avoir été la dernière.

     Elle se mit maintenant à marcher, fatiguée de courir, et garda une oreille alerte au cas où quoi que ce soit se manifesterai derrière elle. Sa main vint au contact de son cou, et elle frôla la brûlure de la corde avec une grimace de douleur. Elle boutonna sa chemise un peu plus haut pour que le col cache sa blessure, comme si elle avait encore quelqu'un à qui cacher son état.

« Raphaël... » pensa-t-elle.

Elle avait tout gâché avec lui. Elle s'était énervée pour rien, et l'avait certainement fait fuir pour de bon. Elle se demanda si elle devait le rappeler : elle pensa qu'il était possible qu'il ne réponde même pas. Et puis, il avait choisi de s'en aller. Elle était toute seule maintenant.

     Quelque chose l'interpela à l'horizon : elle regarda au loin, et vit que la ligne des arbres se faisait moins épaisse devant elle. Oui, il lui semblait qu'elle avait atteint l'orée de la forêt. Elle pressa le pas, toujours sur ses gardes, et plus elle avançait, plus les arbres s'écartaient sur son chemin. La lumière de cette fin de journée se révéla d'abord timidement, puis d'un coup, lorsqu'elle atteint le dernier arbre.

Sa bouche s'ouvrit, et elle posa le pied sur la surface bétonnée du parking du Palais de l'Étrange.

 

 

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