Chapitre VIII - Fiat Lux

Encore des grottes. En tant que plante verte, Octobre ne ressentait à l'égard des souterrains et de l'ombre en général qu'une crainte mêlée de mépris. Mais pour les lamias, sensibles à la lumière du soleil, peu d'autres abris pouvaient convenir. Heureusement, leurs abris à elle ne nécessitaient pas de gravir la montagne, mais seulement les contreforts vallonnés qui séparaient la cité nichée dans la Forêt basse de la chaîne des Montagnes Immenses. Leurs galeries, creusées à la force des bras, évoquaient une garenne de lapins géants.

La dryade pénétra à l'aveuglette, après le soleil d'automne, dans les profondeurs. L'air renfermé, plus frais, portait des relents d'humidité et de champignons. Contrairement à l'abri de la lechuza, aucun puits de lumière ne perçait les ténèbres. La dryade avançait à tâtons, cherchant avec ses feuilles les souffles d'air.

-Il y a quelqu'un ? Je voudrais vous poser des questions !

L'écho d'un chuintement lointain lui répondit. Elle s'immobilisa.

-Vous êtes là ?

Comme personne ne répondait, elle se remit en marche, très doucement. Elle poussa un faible cri quand sa tête heurta le plafond. La galerie se rétrécissait. De moins en moins rassurée, Octobre se plia en deux et rabattit ses rameaux pour passer. Le chuintement revint, plus fort, et deux minuscules flambeaux s'allumèrent juste devant elle, à sa hauteur. 

-Quel genre de quesssssstions ?

La dryade mit quelques instants à se rappeler de quoi elle parlait. 

-J'ai besoin d'en savoir plus sur les dragons. Vous savez que la Forêt a brûlé ?

-Oui, nous ssssavons. Venez.

-C'est-à-dire... je n'y vois rien, ici.

Les lumignons clignotèrent.

-Nous n'aimons pas la lumière. Suivez ma voix.

Les deux petites flammes disparurent sur le côté et la lamia émit un chuintement continu qui s'éloigna. Octobre la suivit, toujours courbée, bien moins vite. Elle se fiait à ses doigts pour ne pas heurter un mur dans un virage, mais le sol parfaitement aplani par les passages ne la trahissait pas. Le tunnel ne s'enfonçait pas simplement dans de la terre creusée, mais avait été consolidé, comme sculpté dans l'argile. Il faisait de plus en plus frais et humide, et fréquemment ses mains frôlaient des radicelles pendant du plafond ou une ruissellement d'eau. Il y avait ici et là d'autre entrées de galeries, qui exhalaient un air froid et une odeur de terre. Octobre n'en retrouverait jamais la sortie sans ses hôtes.

La pente sous ses pieds lui indiquait qu'elle descendait et finit par révéler la rugosité de la pierre au lieu de l'argile. Un bruit cristallin de carillon résonna dans le tunnel, se répercutant au point que la dryade n'aurait pas su dire d'où il venait. Un autre chuintement lui répondit, en face d'eux dans le lointain, et s'amplifia jusqu'à ce qu'apparaissent deux autres petits feux orangés, plus clairs, qui fixaient la dryade. Elle ne s'expliquaient pas comment les yeux des lamias pouvaient briller ainsi dans le noir le plus complet.

-Vashasssssta a étudié les dragons.

-Enchantée, Vashasta. Je suis Octobre, je suis une...

-Dryade. Tu ssssens la sssève et les feuilles froissssées. Que me veux-tu ?

Les yeux ne cillaient jamais. La visiteuse essaya de raffermir sa voix.

-Une partie de la Forêt a brûlé. Je veux savoir si ça pourrait être un dragon, et ce qui a pu l'attirer là. Ca pourrait recommencer, n'importe où, n'importe quand.

Un silence suivit et Vashasta siffla :

-Et sssssi css'en était vraiment un, qu'est-csse que tu essssspère faire contre un dragon, brindille ?

Octobre dut admettre qu'elle n'avait pas de réponse à cette question.

-On pourrait au moins s'assurer que rien ne l'attire de nouveau ! tenta-t-elle. La Lechuza m'a dit que je ne trouverai des réponses que chez vous car il y a des fossiles de dragon ici.

-Elle a raison.

Octobre eut un mouvement de recul quand une main froide et écailleuse se glissa autour de la sienne avec une souplesse déstabilisante. Mais sans la lâcher, la lamia guida sa paume vers le mur et la posa contre la roche.

A travers l'écorce, une dryade ne pouvait avoir qu'un sens du toucher limité. Elle devina des crêtes aigües, deux reliefs ronds et ridés placés symétriquement, des cavités peu profondes sur les côtés. Elle ne comprenait pas. La pierre était froide et rugueuse.

-Css'est une tête.

D'instinct, elle voulut retirer sa main, mais les doigts reptiliens la tenaient toujours et la guidèrent.

-Les yeux. Les narines. Les cornes. Le cou. Ici, le renflement, ce ssssont les glandes à feu. Il y a une crête au ssssommet, avec des pointes. Et là, les oreilles.

Peu à peu, Octobre se dessinait mentalement l'aspect de la créature. Difficile pour elle de se faire un tableau général de ce qu'elle percevait, mais la lumière n'atteindrait jamais ces profondeurs. Elle constata les traits anguleux de la créature, ses mâchoires imposantes et les longues cornes effilées vers l'arrière. Mais en quoi cela pouvait-il l'aider ?

-Et donc ?

-Dans csses glandes à feu, il y a deux sssécrétions produites par son corps. Quand il veut cracher, il contracte par icssi, et les deux ssse mélangent. Css'est cssette réactssion qui produit l'embrasement. Or, csses sssubssstances ne peuvent être produites que par un dragon en pleine sssanté et bien nourri, et mettent longtemps à se régénérer une fois utilisées. C'est pourquoi ils ne sss'en ssservent que comme mode de défenssse. Quelle sssurface de la forêt a dissssparu ?

La dryade ne savait pas quelle unité de mesure les lamias comprendraient.

-On peut en faire le tour en une demi-journée. Pas moins.

Vashasta garda le silence quelques instants.

-Csse doit être un beau ssspécssimen. Et çssa veut dire que ssses réserves sssont à sssec. Il a forcssément été agresssé. Il a défendu sa vie, rien d'autre.

-Mais qui a bien pu... et que ferait-il dans la Forêt ? On en a jamais vu !

-Je n'en ai jamais vu de vivants non plus. Ils ne pondent que dans les plus hautes montagnes. Peut-être csselui-cssi sss'est-il égaré en sss'envolant des Immenssses ?

Octobre réfléchit.

-Ils se nourrissent ? 

-Oui, de chair, de sssang et de pierres.

-De pierres ?

-Pas comme csselle-cssi, corrigea la lamia en tapotant la paroi du couloir. Des pierres de lumière, aux couleurs éclatantes et aux arêtes vives, qu'on ne trouve qu'au fond des grottes les plus profondes.

Il n'avait pas pu trouver cela dans la Forêt. De la chair et du sang, peut-être, mais pas davantage qu'au Nord des montagnes. Se trompait-elle depuis le début ? Même si elle ne pouvait pas voir, elle fixait droit devant elle, les traits grimaçants d'un dragon se dessinant dans son esprit.

-Est-ce qu'on peut vérifier si un feu a été provoqué par un dragon ?

Vashasta émit un sifflement pensif, sans doute une manière de signaler sa réflexion.

-Hmm, il crache à très haute température, donc il ne resssterait pas grand-chose des troncs, mais les flammes n'atteindraient pas le sol. Les ssssouches pourraient bien rester intactes, ou l'herbe basssse, du moins au premier passssage.

Octobre ne se souvenait pas du moindre reste de végétal vivant sur les lieux. Mais le feu avait peut-être pu se répandre bien après le passage du dragon lui-même à partir d'une zone plus réduite et contaminer tout ?

-Mais, reprit l'hôtesse après une grande inspiration, la zone brûlée aurait des bords bien nets et définis, et vu la température, même des rochers hauts ssseraient atteints. Il peut peut-être ressster des tracsses du liquide qu'il crache, si vous avez de la chance...

Elle devait aller vérifier cela. Mais qui dans la Forêt avait pu être assez fou pour agresser un dragon ?

-Vous êtes certaine qu'il n'a fait que réagir à une menace ? Il ne poursuivait pas quelque chose.

-Csse ssserait bien la première fois.

La voix expirmait une certitude froide et coupante.

-Alors il ne reviendrait pas ?...

-Csse ssserait étonnant.

Elle hocha la tête, avant de se rappeler que son interlocutrice ne pouvait pas la voir. Ou le pouvait-elle ? Octobre se sentait suivie par ces deux petites flammes qui ne vacillaient jamais. 

-J'ai une dernière question. Comment meurt un dragon ?

La lamia siffla de mécontentement.

-Sssseuls les humains le sssavent. Et je ne veux pas leur demander.

Il ne restait plus qu'à espérer que l'incendie avait une autre explication.

 

La dryade se fit reconduire à la sortie par une Vashasta désormais silencieuse et reprit un souffle soulagé en retrouvant la lumière qui la nourrissait en continu et l'air libre. Elle se retourna pour faire un signe d'adieu, mais l'entrée noire du tunnel ne lui permit pas de distinguer de petits lumignons à l'intérieur. L'impression désagréable que lui avait laissé l'exploration des souterrains, la voix des lamias et la tête de dragon fossilisée lui collait à la peau. Elle avait espéré que les humains ne soient pas responsables. A présent, elle aurait préféré cela aux dragons. Peut-être pouvait-elle vérifier ? Les produits utilisés par les glandes à feu laissaient peut-être des traces ? Par quoi avait-il pu se sentir attaqué au milieu d'une portion de la Forêt déserte ? Il fallait qu'elle y retourne.

Sous un soleil écrasant, le champ de cendres dans la Forêt paraissait plus silencieux encore. Une sorte de vibration basse, menaçante en émanait. Octobre préféra rester à distance, perchée dans les branches d'un immense sapin pectiné qui avait échappé aux flammes.

Elle se pendit la tête en bas à une branche, ses feuilles se retournant en synchronisation pour rester exposées au soleil. Il y avait des voix, qu'une dryade ne pouvait confondre avec aucune autre. Des voix d'humains.

A toute vitesse, Octobre descendit le long du tronc en spirale et s'arrêta au niveau des branches les plus basses. Elle s'aplatit complètement, les ombres du feuillage marbrant son corps grisé. Une escouade de soldats casqués et cuirassés marchait en file indienne, leurs mains droites ne lâchant jamais une corde attachée tronc d'arbre après tronc, qui disparaissait au loin. Aucun ne leva les yeux vers la dryade. Elle percevait des bribes de conversations.

-A son âge, j'avais hâte d'en découdre !

-Preuve que t'étais déjà pas très maline.

Une soldate grinça des dents.

-Si tu prends un coup sur la tête, t'étonne pas !

-En tout cas, bougonna un troisième, on risque pas de raconter grand-chose, on a presque rien vu.

-Moi, je pensais pas que ça serait aussi efficace.

Octobre sentit sa sève accélérer le long de ses branches.

-Pour une fois qu'un truc des Créateurs marche vraiment.

-Qu'est-ce qu'on va faire de tout ce temps libre ? plaisanta le premier.

-Les créatures se laisseront pas faire comme ça, affirma la femme d'un ton sombre. On a dû en cramer deux ou trois au passage.

La dryade trembla. Elle avait eu raison. Les humains avaient brûlé la Forêt ! Jamais ils n'avaient eu une telle audace. Les bois étaient trop verts, trop humides pour que le feu prenne facilement, et la dernière tentative de grande ampleur s'était soldé par le plus grand massacre qu'on ait vu de mémoire d'arbre, il y avait de cela bientôt un siècle. Des centaines d'humains avaient été réduits en purée par les ogres, dérangés dans leur sommeil, et aussi quelques manticores chassées de leurs nids par la fumée. Depuis, ils n'avaient pas réessayé.

-Tant mieux.

-Tu n'as pas peur qu'ils préparent une riposte ?

-Ne me fais pas rire. S'ils cherchent, on les recevra, claironna le troisième en faisant claquer son glaive.

Octobre les laissa s'éloigner, les feuilles toutes contractées. Elle avait cherché à savoir, et maintenant, plus de questions que de réponses se pressaient sous son écorce. Mais surtout, une vibration qu'elle n'y avait pas ressentie depuis plusieurs décennies, une sorte de bourdonnement semblable à celui qu'on entend à proximité d'un arbre mort où se terre un nid de frelons : la peur. Les humains représentaient à présent une menace sérieuse. Cette pensée même lui faisait l'effet d'une absurdité, une effraction du bon sens, comme si un papillon avait menacé de la manger. Cela la paralysait encore plus.

-Une dryade !

Le cri d'alarme la surprit, immobile sur son perchoir. Un tout jeune homme, en arrière-garde, s'était retourné et ouvrait des grands yeux effarés en la pointant du doigt. D'un élan, elle se propulsa vers le haut pour se mettre hors d'atteinte et se dissimuler dans le houppier. Les branches se refermèrent derrière elle.

Sa fuite s'avéra inutile. La compagnie de soldats l'avait imitée, se retirant en désordre dans un fracas de métal heurté et de branches écrasées. Une voix de commandement criait des ordres secs pour les discipliner, sans succès. Octobre rampa sur l'écorce et jeta un oeil entre les feuilles. Elle ne vit que des reflets argentés qui s'éloignaient.

La dryade posa son menton dans ses mains. Quel genre d'animal pouvait être à la fois aussi dangereux et aussi craintif ? 

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