Dans la Forêt Eternelle, il y avait trois règles importantes à suivre.
Ne pas partir seul.
Ne jamais s'éloigner de la corde.
Rentrer avant la nuit.
Mathilde avait enfreint la première. Cette dryade lui appartenait. Cette chasse lui appartenait. Personne ne lui volerait sa gloire. En quittant Sauvegarde, en armure complète, pleine de détermination et d'optimisme, elle n'avait pas douté un instant de pouvoir la trouver seule.
A présent qu'elle avait marché trois bonnes heures sans rien voir d'encourageant et qu'elle baignait dans sa transpiration, elle ne trouvait plus l'idée si bonne. L'absence de voix humaines, du tumulte permanent de la cité, remplacés par le silence de la solitude et le vent dans les feuilles commençait à lui taper sur les nerfs. Maintenir un état d'alerte permanent, nécessaire à la survie dans un territoire aussi hostile, l'épuisait. Sans compter la faim, après un petit déjeuner frugal pris à l'aube, et la soif. Aucun Sauvegardé ne se serait hasardé à consommer la moindre production de la Forêt, hormis le bois pour le feu. Tout n'était que poison.
La chevalière ne regardait que ses pieds depuis un moment, craignant de s'emmêler les pieds dans une racine ou une ronce traîtresse ; quand elle releva les yeux, elle constata que les arbres s'arrêtaient, à peut-être deux cent mètres. Elle avait suivi la corde menant à la zone brûlée, mais elle ne l'avait encore jamais vue. Le spectacle cloua ses pieds au sol.
Le vent passait librement sur une immense étendue dégagée, soulevant des arabesques de cendres. Mathilde se sentit enfin respirer librement dans cet espace délivré du carcan des arbres, hautes silhouettes oppressantes qui lui donnaient l'impression de regarder par-dessus son épaule. Enfin de l'avance pour voir venir un ennemi. Mathilde aurait volontiers traversé cette étendue à grandes enjambées, mais d'une part elle se serait éloignée de la corde, d'autre part la dryade ne se trouverait sûrement pas dans cette zone. Ce genre de créature devait ramper sous les buissons, l'avait peut-être même déjà repérée... La combattante tourna nerveusement sur elle-même, croyant deviner dans chaque branche une main ou une jambe, imaginant dans chaque bourrasque secouant les feuilles un mouvement ennemi. Au bout de quelques longues minutes, elle réussit à se convaincre que nul ne fondait sur elle. Un sourire désabusé crispa sa lèvre. Elle était venue chasser et elle se comportait comme la proie....
Avec un soupir de soulagement, Mathilde retira son casque. Elle aurait bien retiré sa cotte de maille aussi, sous ce soleil de plomb, mais se promener tête nue constituait déjà un manquement à la prudence considérable. Calant le couvre-chef sous son bras, elle suivit la corde qui longeait cette lisière artificielle. Elle retrouva assez facilement les traces de la patrouille de la veille. Donc, la dryade devait se trouver toute proche quand Thérèse l'avait aperçue. Pourrait-elle en découvrir une trace ? La chevalière l'avait constaté par elle-même, elle ne brisait pas la moindre brindille en se déplaçant. Malgré tout, elle fouilla les alentours avec une concentration extrême, ratissant chaque pouce de terrain.
Là.
Elle s'arrêta, frémissante. Autour d'elle, tous les arbres rivalisaient de verdure, avec des feuilles aussi larges que sa tête. Pourtant, posée sur la litière, elle venait de repérer une petite feuille lancéolée et crénelée, entre le jaune et le brun. Elle se souvenait de ces feuilles-là.
Elle n'osa pas la toucher.
Inutile d'espérer pister la dryade, puisqu'elle pouvait disparaître, mais il devait bien y avoir quelque chose qui l'avait attirée dans le coin ? Peut-être qu'elle attendait en embuscade la patrouille... mais alors pourquoi ne pas l'avoir attaquée ?
Mathilde décida de se mettre à l'affût près de l'extrémité de la corde, s'efforçant de ne pas céder au découragement en considérant les probabilités que rien ne se passe. Elle se blottit accroupie, à l'ombre d'un immense érable. Seule la fatigue la convainquit, au bout d'une longue hésitation, de s'appuyer contre le tronc. Bien qu'elle ait voulu se dissimuler, la sensation désagréable d'être observée en permanence comme une intruse ne la quittait pas.
Rapidement, la combattante dodelina de la tête. Entre la fatigue et la chaleur, ses paupières pesaient et sans son entraînement militaire, elle aurait cédé. L'étendue brûlée reflétait l'air chaud en ondulations qui troublaient sa vue. Aussi Mathilde mit-elle plus de temps qu'elle n'aurait dû à repérer la silhouette.
Longue et basse, elle devait lui arriver au genou, sans compter la crête qui lui couronnait la tête. Elle courait sur deux pattes rapides et nerveuses, battant d'ailes ridicules trop petites pour son corps lourd. Une longue queue reptilienne se tordait derrière elle, aux écailles bleutées qui contrastent avec le orange criard des plumes qui couvrent son corps et son cou.
Mathilde se pencha sur la droite pour mieux la voir, perdant légèrement l'équilibre sur ses jambes pliées et ankylosées. Une pièce d'armure tinta et l'animal s'immobilisa.
Puis soudain, la silhouette allongée s'élança au galop, droit sur elle.
La chevaleresse perdit quelques secondes plongée dans la sidération avant de réaliser le danger. Un couinement effrayé sortit de sa gorge. A présent à portée de flèche, la créature se révéla munie d'un bec recourbé et de griffes considérables. Elle évita ses yeux, car à présent elle savait de quoi il s'agissait. Un cocatrix, dont un seul regard suffisait à tuer avant que son bec et ses serres ne dépècent le corps encore chaud.
Le coeur de la jeune femme cogna sous son plastron. L'idée de tirer son épée ne lui vint même pas. Elle lui tourna le dos et se jeta en avant, laissant son casque rouler au sol.
Les buissons et les branches se jetaient sous ses pieds pour la faire tomber. Elle n'entendait même pas les pas de son poursuivant et hors de question de se retourner. Elle avait l'impression de courir dans un cauchemar, où elle avait beau mettre dans ses jambes toute la force de son entraînement, elle n'avançait qu'à peine. A chaque instant elle s'attendait à ce que des griffes lui déchirent la peau, à ce que des ailes battantes lui fouettent le visage. Son souffle faiblissait, déjà éprouvé par la longue marche et la chaleur. La chevaleresse suait à grosses gouttes. Un hoquet la saisit et faillit la faire tomber quand elle réalisa qu'elle ne savait pas du tout quelle direction elle avait prise.
Elle avait perdu la corde.
Enfreint la deuxième règle.
Jamais elle ne retrouverait la route vers la citadelle au hasard. Ses cheveux lui tombaient dans les yeux, sa gorge la brûlait. Elle trébuchait presque tous les dix pas tant le sous-bois se révélait traître et irrégulier sous la mousse ou les fougères. Des gouttes de transpiration lui tombaient dans les yeux. Il lui semblait presque impossible que le prédateur ne soit pas déjà sur elle. Mathilde commença à prier.
Le sol s'ouvrit sous ses pieds et la combattante bascula en avant. Son cri fut interrompu par le choc de son torse avec un pieu de bois qui lui coupa net le souffle et lui aurait cassé deux côtes sans son armure. Elle rebondit jusqu'à gésir le nez dans la terre humide. D'abord tentée de geindre et de se retourner pour respirer, elle renonça en entendant les pas de son poursuivant au-dessus d'elle. Déstabilisé sans doute par la disparition soudaine de sa proie, le cocatrix avait ralenti. Mathilde resta immobile et retint son souffle, sans parvenir à se rappeler si faire la morte avait une chance de le décourager ou non. Il émit une sorte de couinement, puis un bruit sourd et mat.
La jeune femme resta encore à terre de longues minutes, reprenant son souffle. Des vrombissements d'insectes continuaient à passer, des oiseaux à chanter, et elle détesta chacun de ces sons indifférents. Mais au moins, ils ne la menaçaient pas. Elle osa enfin ouvrir les yeux.
La fosse dans laquelle elle se trouvait devait avoir trois mètres de profondeur, creusée à même la terre meuble. Le pieu qu'elle avait heurté, grossièrement taillé en pointe, faisait partie d'une série de quatre dessinant un carré. Au fond traînaient quelques ossements de taille variable. Toute contusionnée, Mathilde se releva et sursauta en voyant le corps du cocatrix inerte près d'elle. Il lui fallut longtemps pour comprendre que l'animal avait été tué par son propre reflet dans sa cuirasse en se penchant au-dessus de la fosse. Avec un sourire sans joie, elle hésita entre se gifler ou se frapper la tête contre le pieu. Elle s'était encore conduite comme une lâche, enfuie devant un oiseau pas plus haut que son genou, éloignée de la corde. Elle n'avait même pas tiré son arme.
Mathilde posa son dos contre la paroi de terre. Cette fosse devait être un piège de gobelins ou d'ogres. Dans combien de temps viendraient-ils chercher leurs proies ? De toute façon, personne ne la retrouverait. Elle se trouvait trop loin de la corde, personne n'oserait venir jusqu'ici sans guide. Il fallait qu'elle s'en sorte toute seule.
Une petite demi-heure suffit à la décourager d'essayer de grimper. Son armure l'encombrait trop et il était hors de question qu'elle l'abandonne au fond du trou. La Sauvegardée commença à tourner en rond au fond de sa fosse. Il y avait forcément une solution, un moyen de rentrer. Il fallait absolument qu'elle le trouve. Avec un frisson de dégoût, elle donna un coup de pied à un crâne d'équidé qui se démantibulait. Il rebondit et craqua contre une paroi. Mathilde n'imaginait que trop bien son propre crâne blanchi à sa place.
En tout cas, elle ne se rendrait pas sans se battre. La jeune fille se prit la tête entre les mains. Sofia aurait su quoi faire. Sofia se serait déjà sortie de ce misérable piège. Mais elle n'arrivait qu'à osciller entre la colère, la peur et la honte ; entre faire les cents pas et se recroqueviller dans un coin.
-C'est toi ?
Soudain, les battements de son coeur l'assourdirent et résonnèrent dans tout son corps. Elle plaqua son dos contre la paroi, la gorge sèche. Ses doigts cherchèrent à l'aveuglette la poignée de son épée tout en sachant très bien qu'elle ne pourrait rien en faire. Elle avait reconnu la voix de la dryade.
Ses yeux la piquaient mais elle réfréna ses larmes pour ne pas être encore plus ridicule. Le monstre qu'elle était venue chasser la trouvait prise dans un piège pour lapins, complètement à sa merci. Au moins, sa mort serait rapide...
-Hé ho ?
Mathilde déglutit. La voix s'était rapprochée. La Sauvegardée n'osait pas regarder vers le haut, mais un sursaut de colère et d'orgueil la prit. Elle ne pouvait pas juste trembler comme une enfant. Pourtant, si elle parvenait à ne pas émettre le moindre son, la créature s'en irait peut-être.
Elle faillit hurler quand son casque tomba devant elle et roula à ses pieds.
-C'est pas un très bon endroit pour te cacher.
Mathilde leva les yeux. Le contour d'une tête hérissée de branchages et de feuilles secouées par le vent se découpa au-dessus d'elle, en noir sur la voûte du ciel grignoté par les arbres. La chevalière se mordit la lèvre avec l'impression de sombrer. Un échec complet.
-C'est de moi que tu as si peur ?
La note de surprise dans la voix froissée imitait à la perfection une véritable émotion humaine. Mathilde eut un hoquet.
-Je peux encore me défendre !
-Te défendre contre quoi ? Je ne t'attaque pas.
Pas encore, songea Mathilde en haussant les épaules. Pourtant, là encore, la dryade ne bougeait pas, ne faisait pas mine de descendre. Sa sérénité lui tapait sur les nerfs. Elle jouait avec sa proie comme un fauve malicieux.
-Tu as déjà vu que je n'hésitais pas ! insista la combattante.
-Oui, tu m'as fait mal, la dernière fois. C'était toi, hein ?
La voix devenait plaintive. Quelle comédie.
-C'était moi. Alors t'approche pas !
Un silence court suivit, pendant lequel seul résonna le souffle de la jeune femme de chair et le silence de la statue de bois.
-Si je te laisse là, tu vas mourir, souffla la dryade comme si elle venait de le réaliser.
-Et ça ne t'arrangerait pas ? s'étonna l'humaine d'un ton mordant.
-Pas tellement. Je ne suis pas rancunière.
Est-ce qu'elle se moquait d'elle ? Sans doute. Mais la perspective de rentrer à Sauvegarde, pour revenir mieux préparée, justifiait qu'elle s'intéresse à cette étrange clémence. Le Père Abbé lui aurait sans doute recommandé de refuser même de lui adresser la parole, mais elle se condamnerait seulement à mourir plus tard, de la main de ceux qui avaient installé la fosse et ne manqueraient pas de revenir chercher leur butin. Ceci dit, devant des gobelins, elle avait une chance de l'emporter, tandis que face à la dryade...
-Tu ne voudrais pas un coup de main, par hasard ?
Pouvait-elle vraiment croire qu'un humain tomberait dans un piège aussi grossier ?
-Tu nous prends vraiment pour des abrutis.
Un rire transparent coula jusqu'à la captive.
-En tout cas, maintenant, c'est fait, parce que je ne vois personne d'intelligent qui préfèrerait mourir au fond d'une fosse.
Mathilde se renfrogna.
-Décide-toi, tue-moi ou laisse-moi là mais au moins arrête de me torturer ! hurla la Sauvegardée, la gorge prise d'assaut par des larmes piquantes.
C'en était trop. Entre la fatigue, la peur, la colère, cet insupportable sentiment d'échec et de vulnérabilité, elle ne parvenait plus à se contenir et à continuer la joute verbale. Elle se roula en boule et se mura dans le silence.
La chevalière ne releva la tête, à court de larmes, qu'au bout d'un temps qui lui parut très long. Elle n'avait plus entendu la voix, ni le moindre craquement de brindilles. Est-ce que la créature l'avait vraiment écoutée et s'en était allée ? Mathilde s'essuya le visage et chercha la silhouette au-dessus d'elle, sans la trouver. Cependant, elle retint un cri. Une épaisse racine, presque un tronc, transperçait la paroi opposée du fossé et rampait en oblique du fond à la surface, torsadée et ridée comme si elle avait mille ans, hérissée de fines ramilles porteuses de feuilles de bouleau.
La jeune femme passa d'abord la main au-dessus sans oser la toucher, craignant qu'elle ne s'évapore ou ne prenne vie pour la saisir. Rassurée devant sa parfaite indifférence, elle l'empoigna et se servit des bosses et ondulations favorablement placées comme les barreaux d'une échelle pour atteindre le bord. Elle se hissa hors de la fosse et roula sur l'humus forestier avec un soulagement extatique. Désormais convaincue de pouvoir rentrer à Sauvegarde, elle coiffa son casque, mais ne fit pas un pas.
La dryade l'attendait. Ou bien dormait-elle ? Elle ne bougeait pas, à l'exception des feuilles et des cheveux qui tremblaient dans les courants d'air. De l'écorce recouvrait ses yeux. On aurait dit une souche sculptée. Ses jambes semblaient avoir fusionné d'un bout à l'autre, formant un socle parcouru de ridules dont l'extrémité s'enfonçait dans la terre.
Mathilde leva son épée. L'occasion était trop belle.
-Je suis désolée.
La voix s'élevait à peine plus fort que le bruissement environnant. Deux pupilles rousses la scrutaient sans trace de crainte ni d'agressivité. Pourtant, la guerrière hésita.
-J'avais des questions à te poser. Je me rends compte maintenant que ce n'était pas gentil de profiter que tu étais coincée pour exiger des réponses. Alors maintenant, tu es libre.
Le rameau qui émergeait de son épaule se mit à grandir et se tortiller comme un être indépendant, s'étendant comme un très long bras vers Mathilde tétanisée en proie à un violent mélange de fascination et de répulsion. L'extrémité laissa éclater des bourgeons, déplia des feuilles tout juste nées qui parvenaient au niveau de son visage. Quand l'une d'entre elle effleura sa peau, la guerrière sortit de sa torpeur et voulut achever son geste. Le métal trancha net la tige qui se hasardait jusqu'à elle.
La dryade grimaça, plus de désapprobation que de douleur lui sembla-t-il. L'écorce se craquela autour de ses jambes tandis que le rameau se rétractait, et avec quelques grincements, sa silhouette retrouva forme humaine à la taille de Mathilde. Les battements du coeur de cette dernière s'affolèrent. Elle leva à nouveau l'épée, la trouva anormalement lourde et baissa les yeux dessus. Des vrilles, rameaux et tiges s'entrecroisaient dessus, rampant comme des serpents, si serrés qu'elle ne voyait plus le métal sous les feuilles naissantes. Comme une contamination, elles remontaient vers sa main. Elle lâcha aussitôt la poignée avec horreur. L'arme ne tomba pas, maintenue en place par l'enchevêtrement végétal qui bientôt la recouvrit entièrement.
Reculant pas à pas, Mathilde reçut le poids d'une pierre sur l'estomac quand elle réalisa qu'elle avait perdu sa seule arme. L'impuissance qu'elle ressentait devenait incontestable. La dryade avançait très lentement, avec des gestes précis, comme si elle craignait d'effrayer un papillon.
-Je te la rendrai, si tu promets de ne plus m'attaquer avec.
Mathilde reculait, incapable de la lâcher du regard, le coeur cognant contre son plastron. Aucune ne gagnait de terrain.
Soudain, quelque chose de souple entrava le chemin de Mathilde au niveau du bas de son dos. Sa main qui tâtait derrière elle se referma sur une texture rêche familière. Surprise, elle baissa les yeux. Elle ne se trompait pas, elle avait dans la main la corde qui menait à Sauvegarde !
La Sauvegardée prit une grande inspiration et s'apprêta à courir. Son souffle s'échappa en un long soupir quand elle constata qu'elle était seule. Plus une trace de l'être de bois, ni de son épée.
Le soleil se couchait.
Je suis contente d’avoir la suite des aventures de Mathilde. Ça y est, on entre dans le vif du sujet, elle se rapproche enfin de sa némésis. J’aimerais tellement savoir comment ça va évoluer !!!
(Oui… ce commentaire n’est pas d’utilité public, Haha… )
Merci pour ce partage ! <3