Le reste du trajet se fit en silence. Je me demandais bien où nous allions, mais je n’osais pas poser la question à Alister car j’avais décidé d’accepter ce qu’il pouvait m’offrir : les conseils qu’il pouvait me prodiguer, l’attention publique qu’il pouvait m’apporter. Il était décidément bien étrange, mais très convaincant. En réalité, je l’avais fait pour Lysan et Kailen car ils voulaient me voir revenir ; et depuis la mort de nos parents, Lysan n’avait plus que moi à qui se raccrocher. Kailen pouvait subvenir à ses besoins, l’aimer, c’est évident, mais il ne pourrait jamais remplacer les liens du sang que j’avais avec elle.
À l’arrière, mes compagnons de voyage étaient estomaqués, tentant tant bien que mal d’avaler et de digérer leur mort prochaine. Ils n’avaient pas eu de chance, seulement un faux espoir.
Nous traversâmes la ville à la vitesse maximale que permettait la prudence sur les Grandes Avenues formant une étoile autour de la Place de la Nation ; et bientôt, nous en sortîmes par l’autre extrémité, entrant dans la forêt.
Nous roulâmes encore une dizaine de minutes avant d’arriver à une vaste clairière. Là, mes yeux s’ouvrirent aussi grands que des soucoupes : un avion de transport hypersonique nous attendait, prêt à nous emmener jusqu’à la Cité Consulaire.
L’appareil présentait un fuselage bombé sur le dessus, avec un nez extrêmement effilé, tout en courbures élégantes, sans aucune arête vive. Sa section transversale, rectangulaire aux coins arrondis, accentuait son aspect aérodynamique. Les ailes, harmonieusement incurvées, s’étendaient depuis l’extrémité du nez jusqu’à l’arrière du fuselage, fusionnant parfaitement avec sa silhouette.
À l’arrière, trois moteurs imposants se démarquaient par leurs larges entrées d’air à géométrie variable, situées sous le fuselage. Ces moteurs fonctionnaient en deux phases : d’abord, un système de turbines assurait le décollage et les manœuvres à basse vitesse. Une fois l’appareil lancé à une vitesse suffisante, les moteurs basculaient en mode hypersonique. Ce dernier utilisait un tube au design innovant qui comprimait l’air mélangé à des gouttelettes de kérosène, chauffait le mélange et provoquait une combustion violente pour propulser l’appareil à des vitesses vertigineuses.
Cependant, ce système ne pouvait générer de poussée à vitesse nulle. Il nécessitait une vitesse initiale, fournie par les turboréacteurs, pour entrer en action et propulser l’avion au-delà de trois fois la vitesse du son, jusqu’à atteindre six fois cette vélocité grace à la seconde phase.
Son équipage était constitué d’hommes de l’armée de l’air qui se tenaient en uniforme bleu marine en rang d’oignons au garde-à-vous devant l’appareil. Un galonné qui devait être le commandant de bord et deux types casqués, probablement les pilotes, se démarquaient.
Le galonné sortit du rang et s’avança vers Alister, lui adressant un grand sourire avenant :
— Bienvenue à bord, monsieur Morlann !
Mais, Morlann sembla ne pas aimer cette politesse inutile et la tergiversation qu’elle provoquait :
— Mon cher ami, avez vous remarqué que plus une une fonction est haute, plus la part d’idiots qui l’occupent se croient obliger de gaspiller du temps, de l’énergie et de l’argent en salamalecs inutiles ?
Le sourire du commandant se mua en une expression froide et surprise. Même s’il ne se départit pas de sa politesse, son ton sembla devenir aussi dur que la pierre.
— Mon équipage et moi vous convoierons jusqu’à la Cité. Le voyage prendra 30 minutes environ pour une distance de 480 kilomètres.
— Je me fiche bien du temps que ça peut prendre ! Un beau gaspillage, que cette admirable machine ! Sur une si courte distance, nous ne gagnons que trente minutes pour cinq fois plus de fuel consommé ! Vraiment, quelle opulence !
Le commandant se renfrogna encore plus, devenant menaçant. Il était évident qu’il avait jaugé le personnage qu’était Alister Morlann.
— Moi, je remplis les ordres qu’on me donne. Cependant, je serais très heureux qu’on me donne celui de vous coller mon poing dans la gueule ! Vous êtes exaspérant avec vos airs supérieurs !
— Ah ! Vous m’amusez, bouffon !
Le commandant s’avança. C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, un peu plus jeune qu’Alister, et de constitution solide. Cependant, Alister semblait très sûr de lui.
— Je vais vous dire, moi, espèce d’âne, commença le commandant avec un rictus lui tordant les lèvres de colère, que si votre mère ne vous a pas appris la politesse, je vais le faire, vieillard. dit-il en avisant les cheveux d’Alister. En plus, vous boitez et vous vous permettez de rire des menaces de quelqu’un de plus jeune et de plus fort que vous !
Alister l’empoigna par le col et le souleva de terre. L’homme, la gorge enserrée par son col amidonné, ne put que lâcher un petit râle.
— Alors, freluquet ! On fait moins le malin, hein ?
Les trois autres candidats et moi étions à quelques pas de là, regardant médusés le spectacle de ces deux hommes adultes qui se battaient comme des enfants. Alister semblait réfléchir à la conduite à tenir. Les deux pilotes semblaient prêts à aider leur commandant si besoin, mais dans l’armée, on apprenait l'honneur, et à cet égard, le commandant devait se battre seul, à moins qu’il n’ait un besoin absolu d’assistance.
À un moment, Sasha sortit du rang que formaient les candidats sur la pelouse, en face des arbres qui ceinturaient la clairière et dos au chemin de terre qui nous avait amenés là.
— Ça ne va pas la tête, vous ?! cria-t-elle à Alister. Vous êtes fou, ou quoi ?!
Alister se détourna et répondit avec une grande animosité :
— Il m’a traité de vieillard sénile et m’a agressé ! Crois tu que quiconque avec si peu d’honneur que ce soit pourrait laisser passer cela impunément ? Ce n’est pas ma volonté de le châtier, c’est mon devoir.
— Lâchez ce type !
— Mais oui ! Bien sûr ! répondit-il ironiquement.
Alors, à ma grande surprise, je vis Sasha serrer les poings et s’élancer vers Alister en courant. Lorsqu’elle fut arrivée à un ou deux mètres de lui, elle se jeta en avant, frappant violemment, ses cuisses qu’elle enserra au passage avec ses bras grâce à son épaule. Alister et le commandant firent un vol plané et s’étalèrent sur le sol.
Si Alister était tombé parfaitement, s’éraflant tout juste la main, le commandant, lui, saignait légèrement de la tête, ce qui colorait ses cheveux d’une étrange couleur orange.
Morlann empoigna le cou de Sasha et commença à l’étrangler, sans doute à cause de sa colère d’enfant.
— Arrêtez ça tout de suite ! hurlai-je.
Il me regarda et sembla prendre conscience de ce qu’il faisait avant de relâcher son étreinte. Mais malgré tout, Sasha semblait rancunière.
Alors qu’il n’était plus sur ses gardes et qu’ils se relevaient tous deux, elle en profita pour lui loger un coup de genou entre les jambes, si fort qu’il le souleva de terre.
Alister se tordait de douleur en jurant et en maudissant tous les noms qui lui passaient par la tête, allant du Haut-Consul Sycaruse jusqu’à sa propre mère. Il faisait pitié à voir. Honnêtement, je suis bien heureuse de ne pas avoir de petit oiseau entre les jambes, un tel point faible. Ce serait un bon endroit où frapper, dans l’arène, si jamais j’y parvenais.
Au même moment, les camions qui transportaient les autres candidats arrivèrent. Ils s’arrêtèrent dans la clairière, et des soldats leur dirent de sortir des bennes ; et après quelques secondes à s’aviser de la situation, incrédule, le Colonel Jorval qui était monté dans la cabine d’un des camions marcha d’un pas décidé vers Alister.
— Quelles stupidités avez-vous encore faites ? Vous devenez lassant, à la fin. Je ne sais pas pourquoi, dès que les gens vous résistent ou vous énervent un peu, vous devenez un véritable forcené.
— Taisez-vous et aidez-moi à me relever ! répondit Alister avec véhémence.
Le Colonel lâcha un soupir et l’attrapa en dessous des épaules. Quand il fut sur pieds, Alister brandit le poing en direction de Sasha.
— Je te jure que je m’assurerai que tu sois précipitée dans la Porte des Enfers !
— Les enfers n’existent pas, espèce d’illuminé !
Jorval lui répondit, l’air un peu triste pour elle :
— Malheureusement pour vous, si les enfers en eux-mêmes n’existent pas, leur Porte est elle bien réelle, et Alister a tout à fait le pouvoir de vous y jeter.
Elle fronça les sourcils.
— Quel endroit est-ce ?
— Vous le saurez en temps utile. De toutes façons, vu là où tu es parvenue dans la compétition, jeune fille, tu la verras.
— Je verrai quoi ?
— Tu verras.
Elle comprit vite qu’elle n’obtiendrait rien de plus. Entre-temps, les soldats avaient fait monter les autres candidats, qui marchaient comme des zombies — en même temps, ils étaient plus ou moins déjà morts — dans l’avion. Le commandant était allé avec eux.
— Allez-y et vite, nous ordonna Jorval.
Nous fîmes donc ; nous cinq, Alister, ses trois roues de secours dont une se faisait ignorer encore plus magistralement que les deux autres, et sa gagnante ; les quelques pas qui nous séparaient de l’avion et montèrent la petite échelle qui avait été placée sur son côté. Nous nous installâmes sur les seuls sièges restants, dispersés dans tout l’avion.
De là où je suis, je ne pouvais voir qu’Alister mais pas les “roues de secours”. Il avait l’air d’humeur plus noire que la nuit ; Jj le voyais bien en train de fomenter une vengeance, quelque part dans les dédales de son insondable esprit ; une vengeance à sa mesure ; spectaculaire, un secret de polichinelle improuvable dont il pourrait se vanter à demi-mot.
Au bout de quelques minutes, l’un des pilotes passa dans les rangées pour s’assurer que tout le monde était bien attaché, et à peine était-il rentré dans le cockpit que les six moteurs de sustentation de l’appareil entrèrent en action.
L’avion se souleva doucement du sol, dans un silence brumeux percé seulement par le léger chuintement de l’air à haute température qui sortait des tuyères.
Bientôt, l’appareil fut à une cinquantaine de mètres du sol, et le premier étage des moteurs principaux fut activé, poussant lentement l’engin de plus en plus vite vers l’avant. Le nez se cabra, et les moteurs de sustentation furent coupés, rendus inutiles par la portance des ailes.
L’engin monta et accéléra durant une quinzaine de minutes avant d’atteindre son altitude de 45 kilomètres et sa vitesse de croisière de Mach 6+. Vitesse qu’il ne maintint d’ailleurs pas bien longtemps, car à peine une dizaine de minutes plus tard, il commençait à descendre et à ralentir lentement. Il fallut encore quinze autres minutes pour que le train d’atterrissage ne secoue violemment les passagers en touchant le sol.
Un parachute se déploya, augmentant encore la décélération jusqu’à faire la vitesse tomber à zéro en bout de piste, à quatre kilomètres de là. Je me demandais pourquoi ils n’avaient pas utilisé les moteurs de sustentation cette fois. Peut-être pour arriver plus vite en bout de piste d’où partaient les taxiways et passer moins de temps dessus.
Le ciel était encore diablement bleu malgré l’heure tardive. Lorsque l’avion s’immobilisa sur le tarmac, d’autres camions attendaient devant l’appareil. Ils étaient entourés d’un cordon de soldats de la Garde Consulaire dont certains étaient de la garnison de l’aéroport et d’autres venaient de divers casernements, cela se voyait à leurs insignes d’épaule.
Nous fûmes répartis dans les différents véhicules, Alister se mettant à côté de moi, et deux soldats à l’extrémité arrière de chaque banc s’occupaient d’éviter que quiconque ne saute et s’enfuie. Les camions ne firent pas un très long trajet, nous emmenant jusqu’à la station d’aérotrain de l’aéroport.
J’avais toujours beaucoup aimé les aérotrains… du moins, jusqu’à ce que mes parents meurent dans l’un d’eux. La sensation de glisser sur un coussin d’air était aussi confortable qu’exaltante ; car ils étaient maintenus en sustentation au-dessus d’une voie constituée de deux surfaces complètement planes ainsi que d’un guide central. Ils étaient propulsés par des turbines à hélices qui pompaient et renvoyaient une énorme quantité d’air et étaient également incroyablement silencieux et propices au sommeil.
Le véhicule flottait déjà sur son coussin d’air et il n’y avait plus qu’à rentrer dedans sous bonne garde. Les sièges rouges étaient en tissu incroyablement doux, comme un plaid. Comme le véhicule n’avait pas besoin de conducteur, les verrières avant et arrière étaient remplies par des banquettes semi-circulaires disposées autour d’une table basse-mini bar.
Comme nous avions tout le train pour nous, la place ne manquait pas, et je me mis toute seule dans un coin au fond. Je n’avais envie de parler avec personne. En fait, je pensais à mes parents. J’étais terrifiée, mais je faisais tout pour ne pas le montrer. Je regardais par la fenêtre et décrivais mentalement ce que faisaient les différentes personnes réunies sur le quai. Naturellement, il avait été fermé au public, alors ce n’étaient que des ouvriers, cheminots et autres. Mais malgré tout, mes pensées revenaient toujours à ma mère et à mon père.
J’avais peur que cette machine ne se précipite contre une des parois du tunnel et ne nous tue.,et même quand elle en sortirait, elle serait sur un rail aérien, au dessus de la ville ; et de là, elle pourrait tomber et s’écraser en mille morceaux. Il ne resterai alors des débris et quelques lambeaux de chair calcinés par l’explosion des réservoirs.
On ne m’avait pas laissé voir les cadavres de mes parents. Sans doute trop à voir pour une gamine de treize ans. Mais souvent, dans l’horreur, le pire, ce qui inspire le plus de terreur et que l’on craint de voir n’est justement pas ce que l’on voit, mais ce qu’on s’imagine.
J’avais regardé les cercueils, grandes boites de bois pleine de leurs débris calcinés et déchiquetés par une chute de deux-cent mètres depuis un viaduc. Lysan, elle, n’avait même pas voulu les voir. Elle s’était enfermée dans le silence des mois durant, et ce n’est aue très lentement qu’elle est redevenue normale.
En regardant ce que je ne pouvais voir, je m’étais tout imaginé, les moindres détails, les plus macabres, comme les yeux arrachés et les mains déformées par les flammes. Comment, sans les voir, ne pas se les imaginer couverts de sang, l’estomac percé déversant son contenu et sa bile au milieu de leur abdomen, débordant dans le cercueil, la cervelle, sortant presque liquide par leurs nez déformés par l’incendie qui avait suivit l’impact de l’aérotrain contre le sol ?
Mais surtout, comment ne pas s’imaginer à leur place, mutilée, dans une boite hermétique qu’on allait bientôt enterrer, membres arrachés et déformés ? C’était ça le plus horrible, s’imaginer, soi même, endurer la souffrance des autres.
A ce moment là, sur la banquette, Tous ces produits de mon imagination fertile mais pourtant réaliste se réveillaient. Je ne voulais pas finir comme eux. Je restais prostrée à attendre que quelque chose, quoi que ce soit se passe.
Bientôt, le train démarra, allumant son moteur principal. Il accéléra lentement, atteignant rapidement sa vitesse de trois-cent kilomètres par heure. Les lumières jaunâtres des tunnels me gênaient. Elles défilaient rapidement, se confondant les unes avec les autres. On aurait pu entendre une mouche voler dans le train.
Au bout d’une dizaine de minutes, Alister vint me voir. Il semblait s’inquiéter de mon état :
— Que fais-tu ? le dit il d’une voix douce, s’asseyant à côté de moi.
Je ne lui répondis que par un regard. Dès qu’il croisa mes yeux, son expression changea radicalement. Il était curieux de savoir ce qui m’arrivait, mais s’angoissait de savoir si cela pouvait m’empêcher de participer aux jeux.
— Pourquoi à tu si peur ? Les jeux inspirent la terreur, pas la peur. Claustrophobie ? L’aérotrain, peut-être ? Ce que j’ai dit à Sasha ?
Il n’avait plus rien de l’homme cynique et cruel, ou du manipulateur, méprisant et arrogant. Non. Il me parlait doucement, comme le faisait mon père quand j’étais petite et que j’avais peur, du noir, des chiens et de tout un tas d’autres choses, quand il fallait me consoler. Cela me fit pleurai, mais je me tournai obstinément vers la vitre. La lumière qui entre de l'extérieur empêchait d’avoir un reflet, alors, il ne le verrait pas.
Je lui répondis d’une voix peu assurée, tremblotante, même :
— Le trois…
— Pourquoi ? Il n’y a pas de raison.
Il glissa sur le siège, venant plus près de moi.
— Je n’aime pas les tunnels, mes parents sont morts dans un aérotrain et… De ce que vous avez dit à Sasha… parce que je vous en sens capable. Vous me faîtes pensez au général Waltermann, tuer pour se venger, mais pas soi même, comme un lâche.
Il regarda l’air un peu interloqué
— Que vient donc faire Waltermann là dedans ?
— Je crois que vous avez lu toutes les fiches. Sur elles, il était écrit tous les démêlés judicaires qu’on a pu avoir. Vous avez sans doutes vu que dans ma fuite, j’ai été capturée par la Garde Consulaire et emmenée dans une de leurs casernes.
— Oui, j’ai vu cela. dit il.
— Et bien c’était celle de Waltermann. Le problême, c’est que j’ai planté un couteau dans le cou de son chien favori pendant ma capture. Évidemment, cet horrible clébard pouilleux en est mort.
Alister n'attendit pas la suite et compléta :
— Ah, je vois. Cet espèce de pingouin vicieux t’a prit en grippe, fait fouetter puis a envoyé un petit paquet de billets à un ou deux fonctionnaires pour que tu arrive jusque ici et être presque assuré de ta mort. Ingénieux. C’est bien son genre. C’est avec ce genre de chose qu'il entretient sa réputation. Ça lui a prit vingt minutes et ajoute une rumeur de plus à sa réputation. C’est tout à son avantage. Du reste, ça m’avait étonné qu’après avoir étée fouettée tu sois arrivée parmis les cent derniers. Je me détournai de la vitre. Il ne prêta pas attention à mes larmes. Je suppose qu’il s’y attendais.
— Et maintenant ? m'inquiétai-je. Vous pensez que je vais mourir ?
Il se met debout dans la petite allée qui va de la travée centrale jusqu’à la fenêtre.
— C’est possible. C’est toujours possible.
Au moins, me dis-je, il ne me mentait pas. On peut toujours mourir.
— Mais… dit il… le tempérament que tu as montré, dans la voiture, à la clairière a surpassé mes attentes. Je pense sincèrement que tu as tes chances. De plus, tu a déjà connu un deuil violent. C’est utile.
— Pourquoi ?
Il prit un air triste et mystérieux.
— Tu veras à la Porte de l'Enfer.
Et il s’en alla.
La lumière au bout du tunnel se fit bientôt apercevoir. Elle m’éblouit, car c’avait été sacrément long. Nous débouchâmes sur un pont avec des arches arrondies en métal qui court dans les airs au dessus de la Citée Consulaire.
Elle était magnifique. Je n’avais jamais rien vu de tel. Cette ville abritait l’élite dirigeante, les intellectuels de génie, universitaires et scientifiques, ainsi que les dirigeants de conglomérats financiers. Dans la Citée, se mêlaient le pouvoir, l’argent, et l’esprit pour les utiliser de la manière la plus profitable possible pour ceux qui en avaient déjà.
La citée Consulaire comptait deux millions d’habitants sur les cinquantes que comportait l'ensemble d'Asden, notre pays, mais concentrait quatre vingt-dix pourcents du PIB, l’essentiel du service public et toute l’attention du Consulat qui y logeait. Il y avait une raison à cela : lors de la révolution de -256 avant le Crépuscule, c’est parce que le peuple de la capitale avait été négligé autant que le reste du pays sans avoir de champs à cultiver, de bêtes abattre pour éviter la famine que le petit peuple s’était baladé dans les rues avec les têtes de l’élite sur des piques.
Mais on me l’avait bien seriné à l’école : les révolutions sont mauvaises et n’apportent jamais que le malheur et la désolation. Il ne faut pas faire s'effondrer le système car cela a un prix. En sang et en argent. Cela ne vaut pas le coup, contre un adversaire comme le consulat dont toutes les forces militaires combinées atteignent un million deux-cent mille hommes et trois millions d’autres mobilisables sous une semaine.
La ville s’organisait autour d’un grand fleuve parsemé de petites iles qui formait une grande courbe séparant la ville en deux. De cette courbe partaient cinq grandes avenues bordées d’arbres et d'anciens bâtiments rénovés, pleins de sculptures et de balcons en fer forgé ; deux au sud, et trois au nord. Elles arrivaient toutes à de grandes places circulaires comptant entre six et douze branches en étoiles autour d’elles formant les principaux axes de la ville. Le plus grand de ces axes allait du fleuve jusqu’à une arche en pierre à quatre côtés, passant devant le palais du Haut-Consul, le chef de l’état, poste occupé par Alexandre Sycaruse, âgé de soixante dix-sept ans.
Depuis le train, suspendu à cinquante mètres du sol, je pouvais voir tous les monuments érigés avant le Crépuscule, détruits pendant la guerre qui y avait mené mais reconstruit depuis. La Citée Consulaire s’était construite sur les ruines d’une ancienne capitale, reprenant son style général et architectural, l’améliorant au passage bien sur, et nombre de bâtiments avaient étés reconstruits à l’identique, avec des coupoles blanches au dorées, des toits d’ardoise bleue, et des flèches pointant vers le ciel.
Toute la modernité, l’utilitaire et l’austère avaient étés habilement caché entre les murs ou sous le sol, dans un réseau de tunnels ce qui ne laissait à la vue qu’une des plus belles villes de l’époque Antécrépusculaire. Un réseau d’aérotrain aériens permettait de se déplacer sans avoir à utiliser sa voiture ou marcher tout en restant à la surface. Nous nous trouvions actuellement sur une des lignes de ce réseau qui avait été spécialement affrété pour nous transporter aux centre de test des candidats.
J’avais beaucoup entendu parler de cette ville merveilleuse avant d’y aller, mais je la découvrais avec amertume : pourquoi tout ce qui était là, tout ce confort, pourquoi ne l’avions nous pas dans les Provinces ?
Je savais bien qu’il y avait une raison rationnelle à cela, mais tout de même… Comment ne pas envier un million de PIB par habitant, quand la moyenne du reste du pays est à quatre mille six-cent environ ? Et encore, c’était une moyenne. Moi, je n’avais ni père ni mère et je devais trouver un moyen de gagner de quoi manger pour moi et ma petite soeur toute seule. Je ne savais même pas comment vivait-on avec tant d’argent.
J’étais émerveillée par la beauté de cette ville : ses avenues majestueuses, ses parcs foisonnants de vie, ses immeubles ornés d’innombrables sculptures et grilles ouvragées, ses fontaines scintillantes sous les dernières lueurs du jour, et ses lumières qui s’embrasaient tandis que le soleil déclinait vers un ciel encore bleu et limpide ; les palais et autres édifices de même stature, certains datant de plus de mille ans et reconstruits après la Troisième Guerre Mondiale, leurs dômes se dessinant sous l’immensité du ciel, leurs flèches pointant vers les hauteurs, tandis que la perspective infinie des rues bordées d'arbres et de verdure s’entrecroisaient formant une mosaïque de figures géométriques défiant l’entendement.
Bientôt, le train fut en bordure du fleuve, et nous le longeâmes pendant quelques minutes, épousant son méandre. Nous fûmes transportés jusqu’à un parc verdoyant de la forme d’un rectangle étroit aux nombreuses allées se croisant à angle droit qui allait du Palais des Jeux jusqu’aux vestiges de la Dame de Fer, détruite durant la Troisième Guerre Mondiale
L’aérotrain s’enfonça sous terre soudainement, et quelques instants plus tard, il s'arrêta sur un petit quai souterrain, quelque part en bordure du parc.
Cette station était bien plus petite que celle de l’aéroport, et d’aspect plus utilitaire, ne comportant qu’un seul quai et une seule voie. Je pense qu’elle ne servait jamais qu'aux candidats. Il y avait des soldats de la garde et un homme en costume qui nous attendaient.
L’homme en costume était de taille moyenne, légèrement ventripotent, les yeux bleus, cinquante-cinq ans environ, le front dégarni et les cheveux déjà blancs. Quand nous descendîmes de l’aérotrain, il s’exclama :
— Bienvenue à la Citée Consulaire !