En fin d’après-midi, je me rends au cimetière de Greenwich, devant la tombe de Jackson. À vrai dire, je ne suis pas revenu depuis l’enterrement. C’était trop difficile, et l’idée de parler à une stèle comme s’il s’agissait de lui m’était insupportable.
Aujourd’hui, je ne viens pas pour lui parler, mais pour l’écouter. Il fait doux. Le soleil décline derrière les collines. Je m’assois à même le sol, sur les cailloux qui jonchent l’allée. Au-dessus de moi, les branches d’un grand chêne me font de l’ombre. J’allume une cigarette — les braises rougeoient. Mon regard se fige un instant sur la date de la mort de Jackson, me replongeant dans cette nuit tragique : le 28 janvier.
Je ne sais pas si je suis prêt, je ne sais même pas si je le serai un jour. Je sors le portable de Jackson que j’avais gardé précieusement dans mon sac. Je le déverrouille. L’idée d’avoir entre les mains un objet aussi intime me fait me sentir proche de lui. Plus que je ne le suis déjà.
Je me rends dans la galerie. En effet, comme m’en a informé Brad, il y a une vidéo. La miniature représente sa tête. Je respire un grand coup, et je clique dessus. Aussitôt, je découvre le visage de Jackson en plein écran. Celui-ci est maladif. Ses joues sont creusées, son teint pâle. Ses lèvres sèches. Ses yeux fatigués. Il peine, je le vois, mais il commence à parler, et le découvrir ainsi me détruit.
— Salut Jo, alors tout d’abord, si tu vois cette vidéo et bien c’est que je suis mort. J’imagine à quel point ça doit être dur pour toi, mais je te connais suffisamment pour savoir que tu seras plus fort que ça. J’aime à comparer notre situation aux étoiles vagabondes. Tu sais, parfois il arrive que deux étoiles se retrouvent à graviter l’une autour de l’autre, et parfois, l’une de ces étoiles explose et se transforme en supernova. Ainsi, elle propulse l’autre étoile et la condamne à errer seule dans l’univers. C’est ça, une étoile vagabonde. Et, dans cette métaphore qui est la nôtre, je suis la supernova et toi l’étoile condamnée à errer seule. J’aurais vraiment aimé que les choses se passent autrement mais, la vie — ou l’Infini, comme j’aime l’appeler, en a décidé autrement, alors voilà Jo, je te fais cette déclaration d’amour que je n’aurai jamais la chance de te faire.
Je pleure.
— Le truc c’est que dans la vie, on aimerait tous laisser une empreinte, quelque chose qui fasse que nous ne serons pas oubliés, et que notre souvenir persistera dans le temps. Mais, toi Jo, tu es bien au-dessus de tout ça. Tu n’as pas besoin de la reconnaissance ni de l’approbation des autres. Tu agis et vis pour toi, et dans l’intérêt commun. Tu aimes la vie. Et moi je t’aime toi.
Difficilement, je le vois étirer sa bouche en un sourire. Il utilise ses dernières forces pour se filmer. Pour moi.
— J’aimerais te dire que l’amour est quelque chose de simple, mais ce serait mentir, et à toi Jo, je ne veux pas mentir. Mais je suis tombé amoureux de toi. Je suis tombé amoureux de toi comme on s’endort, doucement d’abord et puis tout à coup. La vérité, c’est que je ne sais pas pourquoi je t’aime, c’est peut-être ça le véritable amour ? Tu es tellement occupé à être toi-même que tu ne te rends pas compte à quel point tu es exceptionnel. Contrairement à moi, tu ne fais pas semblant. Et aujourd’hui, je ne veux plus faire semblant. L’autre vérité, c’est que j’ai peur, peur parce que bientôt je ne serai plus là, alors je veux laisser une trace pour toi, même si c’est risqué. Mais je crois que la vie vaut la peine d’être vécue, et ce, le plus intensément possible. Alors que serait-elle sans quelques risques comme celui-ci ?
Je retrouve dans ses yeux cet air malicieux durant quelques secondes.
— Je sais que je t’aime, Jo. Je le sais comme je sais que les étoiles n’ont pas besoin de l’obscurité pour briller, mais c’est comme ça que nous pouvons les voir. Je le sais comme je sais que les hommes sont les seuls responsables de leur propre malheur. Et je sais que je suis tombé amoureux de toi. Je le sais comme je le ressens. Je le ressens quand la bile me monte à la gorge lorsque je pense à toi. Que mon ventre se noue et que mes entrailles me chatouillent dès que je te vois. Que je pourrais rester à te regarder durant des heures car à mes yeux tu vaux bien plus que tous les Van Gogh réunis. Que me plonger dans tes yeux c’est comme me laisser submerger par tous les océans du monde. Et que sentir ta présence à mes côtés, sans pour autant être avec toi, c’est la plus douce de toutes les tortures. Et je sais que je t’aime.
Sais-tu ce que Dom Perignon a dit lorsqu’il a goûté pour la première fois au champagne qu’il avait lui-même créé ? Il a dit qu’il buvait le nectar des étoiles… Pour toi Jo, je serais prêt à mettre toutes les étoiles de la galaxie en bouteille. Je serais prêt à lâcher si toi tu lâches. À sauter si toi tu sautes. Je te regarde et je me dis : ce n’est qu’une passade, ce n’est pas ça l’amour… Et à chaque journée qui s’écoule, mes sentiments s’intensifient. J’ai rêvé de toi pour la première fois, et depuis, je m’endors en pensant à toi, je me réveille de la même façon ; et je mourrai pareil. Pour la première fois, je serais prêt à changer pour quelqu’un. Et c’est toi. Toi. Toi.
Peut-être que tout ceci sera réduit à néant par ton seul pouvoir, mais s’il y a bien une chose que je sais, c’est que plus sombre est le chaos et plus belle sera l’étoile. Je t’aime Jo. Je ne sais pourquoi toi, mais à l’instant où je t’ai vu j’ai ressenti quelque chose que je n’avais encore jamais ressenti. Et depuis cet instant, toutes ces émotions n’ont cessé de s’amplifier. Tu as l’air tellement serein, tellement apaisé, là où moi je bouillonne et déborde d’émotions que je ne contrôle pas. J’ai peur, mais finalement, si le peu d’expérience que j’ai de la vie m’a bien fait comprendre une chose, c’est que ça ne sert à rien d’avoir peur quand on n’a aucun contrôle sur la situation. Je ne l’ai pas ; peut-être que toi non plus finalement…
Il se met à rire.
— J’aimerais t’inviter à partir, même si l’on se connaît à peine, viens ! Mieux que ça ! Viens on tombe amoureux ! On ferait deux fois le tour du monde parce que le premier on ne se serait pas quitté des yeux, on prendrait le bateau pour traverser les océans, on partirait s’installer à Londres et vivre comme des écrivains fauchés ! Tu ne les entends pas, Jo ? Ce ne sont pas les battements de ton coeur, c’est le bruit de tes rêves qui sont au galop dans ta poitrine ! Tu ne te retrouves jamais le soir allongé dans ton lit, la tête à vide ? Tu n’as jamais envie de foutre le camp ? Viens on fout le camp ensemble ! Et s’il y a des gens qui ne sont pas d’accord, et bien, on les emmerdera, ils peuvent bien jeter sur nous leurs regards méprisants et démoniaques, ça ne nous atteindra pas !
Son sourire s’efface.
— Mais tout ça est impossible, Jo, tu le sais. Tu devras le faire sans moi… J’aimerais te donner une citation qui englobe presque tout de ma façon de pensée aujourd’hui. Celle qui fait que ma vision de la vie a changé, celle qui fait que je me fiche du regard des autres, de ce qu’ils peuvent bien penser, ou de mes jours qui sont comptés. Pour cela, je vais te citer Mère Teresa. Mère Teresa a dit : hier n’est plus, demain n’est pas encore, nous n’avons qu’aujourd’hui. Je voudrais que tous ces aujourd’huis soient avec toi Jo. Mais je te remercie pour notre petite infinité. Parce que tu as réussi à m’offrir une éternité, là où je ne pensais jamais la trouver, et je te serais éternellement, éternellement reconnaissant pour ça. Et Dieu sait que j’aurais voulu plus de temps pour nous que nous n’en aurons peut-être jamais. Bon voyage à toi, Jo.
Moi aussi je te suis éternellement reconnaissant Jack. Bon voyage.