Si jamais vous lisez le journal Good Morning Waterboro, vous y verrez en première page qu’un jeune adolescent dans la fleur de l’âge est mort d’une infection incurable. Mais après tout, la plupart des habitants de cette ville n’y accorderont que quelques secondes. Ils hausseront sans doute les épaules, prendront un air triste et poursuivrons leur chemin, courant après ce qu’ils ne peuvent rattraper : le temps. Ainsi, ça n’a guère d’importance.
Quant à moi, j’ai réalisé notre rêve — son rêve. À la fin de l’été, j’ai quitté la ville pour New-York. En revanche, je ne suis pas parti pour l’université, mais pour autre chose. Quelque chose de plus grand, de plus audacieux.
Il fait froid. Le ciel est couvert par de sinistres nuages gris. L’air marin de Manhattan nous emplit les poumons. Pour d’autres, ces mêmes poumons sont remplis par l’orgueil. La gigantesque silhouette du paquebot se détache du ciel grisâtre. Sa coque noire se dresse tel un mur face au quai du port. L’agitation et le brouhaha règnent dans l’air. Des dizaines de personnes sont venues saluer une dernière fois le bateau et ses passagers avant son départ pour l’Ancien Monde.
Cette ambiance festive semble résonner dans toute la ville, et même au fond de l’océan. Les vulgaires barrières grises font en sorte que les visiteurs ne se mêlent pas avec les quelques élus qui ont le privilège d’embarquer sur le Queen Mary 2. En descendant du taxi, je n’ai pu retenir ma surprise. Non pas face au bâtiment qui serait ma résidence pour les sept prochains jours, mais face à toutes les personnes qui l’acclament comme s’il s’agissait d’une célébrité. Au fond, c’est peut-être ça… Un engin capable de faire de l’ombre à Dieu lui-même. Qui saurait dominer les vagues pourtant indomptables de l’Atlantique Nord. Qui saurait se frayer un chemin à travers ses eaux glaciales qui ne laissent que les plus braves et les plus humbles passer. Pourtant, rien de tout ça ne fait preuve d’humilité. À la manière des immigrants de l’âge d’or passé, le Queen Mary 2 salue la foule comme s’il ne s’agissait que de minables insectes qui ne peuvent prétendre monter à son bord.
— Vous pouvez trouver tout ceci très cérémonial, mais il dépasse de très haut tous les autres navires du monde, me dit le chauffeur du taxi.
Je n’ai rien répondu. Je n’ai même pas esquissé une expression. Ce que je perçois comme un blasphème vient de se confirmer. Le chauffeur, le même sourire collé sur le visage, sort mes bagages du coffre de la berline et vient les déposer dans le hall, là où je leur dis au revoir pour un petit moment avant de les retrouver dans ma suite.
— Je vous souhaite un excellent voyage, monsieur. Profitez-en, très peu de personnes ont la chance de monter à bord et de procéder à ce mythique voyage.
À nouveau, je ne réponds rien. Enfin, je me présente aux portes d’embarquement à 10h. Une fois mes papiers en règle, une escorte de personnels nous guide d’autres passagers et moi-même vers la passerelle qui constitue le seul pont entre la terre ferme et le navire, passant au-dessus de l’eau. Enfin, avec une pointe d’excitation et de peur je pose le pied sur la moquette au pont des embarcations, ne faisant plus qu’un avec le navire.
Ici, je suis avec Jackson. Il vit à travers moi, et je réalise son rêve. Quelques heures plus tard, nous nous éloignons des côtes new-yorkaises en direction de l’est.
Je suis à la poupe du navire, seul, faisant face à l’immensité et l’infinité de l’océan. Le soleil couchant, la mer orangée, je songe à l’avenir incertain. Et je sais que tout ira bien, parce que je sais que Jackson avait raison.