CHAPITRE VINGT-QUATRE

Après cette soirée, tout a changé. Les rendez-vous de Jackson à l’hôpital se sont fait de plus en plus fréquents. Je veux passer le maximum de temps avec lui, car, comme il me l’a dit, ça peut arriver à tout moment.

Au lycée, nous ne nous soucions plus de grand chose. Nous passons la plupart des pauses assis dans les escaliers. Jack termine Orgueil et Préjugés, tandis que moi je le regarde lire. J’aimerais pouvoir faire plus. Jackson veut vivre pleinement, alors avec Jessie et Kentin nous voulions lui organiser un bal. Un peu à la manière de celui qui aura lieu en fin d’année mais pour lequel il pense ne plus être là, être parti...

Jackson a refusé. C’était pour lui trop insupportable. Il veut simplement continuer de venir en cours et passer des moments simples avec ses amis et moi. C’est étrange comme tout s’est assombri. Il n’est pas différent d’il y a quelques semaines pourtant, mais maintenant que je connais la vérité, je perçois les signes. Ceux de la maladie incurable.

J’en ai convenu avec mes parents ; je passe la plupart de mes week-ends chez les Peters. Ils sont tellement accueillants que j’ai l’impression d’y être comme à la maison. Nous passons nos soirées à regarder des films ensemble. Je pense que nous nous sommes déjà faits toutes les sagas possibles et imaginables.

 

Janvier meurt. La neige recouvre l’entièreté de la ville depuis plusieurs semaines. L’état de santé de Jackson s’est considérablement dégradé. Ses yeux sont cernés, ses joues creusées, son teint pâle. Il a encore maigri. Trop maigri. Nous suivons les cours au même rythme et, depuis trois mois,  je l’accompagne à chacun de ses rendez-vous à l’hôpital.

Je suis revenu vivre définitivement chez moi, même si je passe souvent des week-ends en compagnie de Jackson, il arrive également que lui vienne dormir chez moi. Charlie s’est même rapprochée de lui. Au début, ils jouaient ensemble dans le jardin. Ils couraient, faisaient des batailles de boules de neige au début des premières chutes de décembre. Puis, un jour, Jack n’a plus été en mesure de pouvoir jouer avec elle. Il n’en avait plus la force. Depuis le début du mois, il ne peut que se déplacer en fauteuil roulant. Ainsi, je le pousse dans les couloirs d’Hamilton. Je l’accompagne dans l’ascenseur. Je le conduis au Corner.

Par pitié, nous en sommes convaincus, la plupart des enseignants ne lui mettent que des A ou des A+, après tout ils savent pertinemment et tristement que Jackson ne passera pas son bac.

La dernière fois que nous avons pu monter sur le toit du Majestic, c’était pour le jour de l’an, après ça il n’en a plus eu la force physique.

Hier, le beau-père de Jack, Brad, m’a appelé pour m’annoncer le retour de Jackson à la maison après son tout dernier traitement en soins palliatifs. Je n’ai pas pu l’accompagner, mais ses parents se sont chargés de me faire part des dernières nouvelles.

— Les médecins pensent qu’il n’en a plus pour longtemps. Ça pourrait arriver dans les jours à venir, m’a dit son beau-père.

Lorsque j’ai raccroché, j’ai pleuré. Étrangement, Charlie et ma mère ont pleuré aussi. Je leur ai expliqué ce que Brad m’avait rapporté : le VIH est devenu résistant à tout traitement. Ce qui entraîne un échec thérapeutique, et ainsi, tout va s’accélérer.

Je ne pourrai jamais assez les remercier pour ce qu’ils ont fait, car grâce à leur intervention, notre famille est plus unie qu’elle ne l’avait jamais été. Aujourd’hui, c’est le tout dernier jour de cours de Jackson au lycée, après quoi il arrêtera définitivement. Quand il m’a annoncé ça en début de semaine j’ai pleuré. Lui aussi. Mais il n’a plus le choix.

 

Il est 7h30, je me dépêche de monter en voiture et de passer chercher Jackson chez lui. Nous voulons passer cette dernière journée d’étudiant ensemble.

En arrivant devant son allée, Brad vient l’installer à côté de moi et plie son fauteuil pour le ranger dans le coffre. 

— Soyez prudents, et s’il y a quoi que ce soit vous nous appelez, okay ?

— Okay, avons-nous répondu d’une même voix.

Je conduis doucement. Le soleil se lève. J’entends à la respiration de Jackson qu’il a du mal à inspirer et expirer. Le voir ainsi, toujours impuissant, c’est une torture.

Kentin et Jessie nous attendent devant les grilles. Nous arrivons au moment même où la sonnerie retentit.

— Tout va bien ? nous demandent-ils.

On leur fait un signe de la tête. Puis on se rend en cours.

C’est étrange de se dire que c’est la toute dernière fois qu’on se retrouve tous les quatre ici. Mais nous devons tous être forts pour Jack, alors, en tant que meilleur groupe d’amis qui puissent exister, nous allons faire en sorte que cette dernière journée ne se déroule pas en vain.

Avant de partir, Jackson, moi et les autres voulions faire quelque chose, quelque chose pour faire en sorte que les erreurs du passé ne se reproduisent pas. Alors, après un énième rendez-vous au Corner, nous avons élaboré un plan.

Il est midi. La plupart des élèves se rendent au self. Quant à nous, on se dirige vers les bureaux de l’administration. Dans celui de Mr Johnson, le conseiller d’éducation, il y a un micro. Un micro qui permet de faire une annonce qui résonne dans chaque recoin du campus.

Kentin et Jessie font distraction. La plupart des secrétaires sont partis manger, alors il ne reste que Mr Johnson. Jack a prétendu vouloir lui parler avant son grand départ, et naturellement il a accepté. Ils sont tous les quatre dans un bureau adjacent à celui du conseiller, ce qui me laisse le champ libre pour m’y introduire, et de sceller la porte à clé.

Le micro est posé sur le bureau. Je m’installe sur le grand fauteuil, sors de ma sacoche un discours préparé avec soin, et je n’ai plus qu’à appuyer sur le bouton « ON ».

— Chers élèves du lycée Hamilton, je me présente, je suis Joan Montgomery, élève en terminale D. Depuis plus de deux ans, je garde un secret, un terrible secret qui, une fois révélé, fera éclater en morceaux la vie de certains étudiants. Si je ne m’abuse, Elliot Bucket n’est plus ici, mais vous, vous vous souvenez certainement tous de lui. Il se pavanait dans les couloirs comme si cet établissement était le sien. Maintenant, je m’adresse à toi, Lukas Graham.

J’aime à l’imaginer dans le self, entouré par tous les autres et frémissant d’inquiétude.

— Est-ce que tu arrives toujours à vivre après ce que tu as fait ? Est-ce que tu crois que tu continueras après ce que je vais raconter ? Bien, laissez-moi tous vous ramener deux ans en arrière, quand Lukas et Elliott ont fait subir, à l’une de nos camarades, l’une des pires horreurs qui puisse exister. Son nom ? Vous le connaissez tous, mais cette putain d’administration nous interdit de l’évoquer. Aujourd’hui, je n’ai plus rien à perdre, j’ai même tout à gagner, alors en l’honneur de sa mémoire, le moment est venu de vous révéler à tous ce qu’il est arrivé à Rose O’Sullivan.

On essaie d’ouvrir la porte. Ce doit être Mr Johnson. Mais je fais abstraction et je continue.

— Elle ne s’est pas suicidée en vain, elle est morte car Lukas et Elliot l’ont tuée bien avant. Ils l’ont violée ! Ils ont abusé d’elle dans les toilettes du deuxième étage. J’étais là, mais je n’ai rien fait. Je me suis comporté comme un lâche, et aujourd’hui je dois vivre avec ce poids qui m’écrase. Est-ce que ton poids à toi est supportable Lukas ? J’ose espérer que non… T’es un fils de pute, et tu le resteras tant que justice ne sera pas faite. Le lycée a peut-être tenté de camoufler cette affaire dans le but de ne pas gâcher ta vie, mais tu as détruit celle de Rose, alors à présent sans aucun scrupule  je me ferai un plaisir de réduire à néant le bonheur de ta misérable existence. Ainsi, dès ce soir je me rendrai au commissariat, et je porterai plainte contre toi, et contre le lycée. C’est à vous que je m’adresse à présent Mrs la principale. Arrivez-vous à dormir la nuit, sachant que chaque jour des vies se brisent au sein de l’établissement que vous êtes censée diriger ? Si c’est le cas alors je vais faire en sorte que les choses changent. Qu’elles changent vraiment. Alors, peut-être que pour vous, il y aura un lendemain. Peut-être que pour vous, il y en aura mille. Mais pour d’autres, ce jour est le dernier. Et je ne sais pas pourquoi tu as fait ce que tu as fait Lukas, mais je peux te faire ressentir ce que ça fait.

Je coupe le micro. Je range mes papiers en les fourrant dans mon sac que je passe à mon épaule, et je sors. Mr Johnson est là, il me fait face, et me regarde sans un mot. Je le dévisage un instant, et je passe mon chemin. Je retrouve Kentin, Jessie et Jackson.

Ensemble, nous partons. Nous quittons les murs d’Hamilton victorieux, le coeur allégé, et  nous dirigeons au commissariat là où chacun d’entre nous témoignera en l’honneur de Rose. En l’honneur des victimes de harcèlement qui se taisent depuis trop longtemps.

 

À la fin de cette journée où tout nous semble irréel, nous nous rendons au Corner une toute dernière fois ensemble. Cette fois, Chris nous accompagne. Il est d’ailleurs venu témoigner avec nous. La plainte a été déposée, maintenant il faut attendre. Attendre la vie. Attendre la mort. Attendre une absolution qui ne viendra jamais.

— Un chocolat chaud, annonce Kentin.

— La même chose, suit Chris.

— Pareil, lançons-nous d’une même voix Jess, Jack et moi.

La serveuse nous apporte nos boissons et nous nous réconfortons ensemble.

— On a bien fait ? demande Kentin, anxieux.

On lui sourit tous.

— On n’a jamais aussi bien agi depuis deux ans. Rose va enfin avoir la justice qu’elle mérite. Lukas et Elliott ne s’en sortiront pas indemnes. Et je crois que Mrs Torrance et Mr Johnson vont devoir penser à une reconversion professionnelle, dit Jessie en rigolant.

On boit tous nos boissons. Lorsque la nuit tombe, Chris s’en va. Il salue Jackson d’une poignée de main, et lui souhaite bon voyage. Jessie et Kentin suivent quelques minutes après, enlaçant une dernière fois Jack. Ils quittent le café en pleurs.

Il ne reste que nous deux.

— Ça va ? souffle Jackson.

J’ai la gorge qui me serre.

— J’ai peur…

— Peur de quoi ?

— De l’après. Quand tu ne seras plus là, et que je penserai à des choses que j’aurai aimé te dire mais que je ne pourrai plus.

Il prend ma main.

— Tu pourras toujours venir me les dire devant ma tombe.

Les larmes roulent jusque dans mon cou. Jackson est assis dans son fauteuil, une couverture sur les cuisses, un bonnet rouge pour lui tenir chaud. Ses mains sont froides. Il semble prendre les choses avec tant de légèreté. Après tout, c’est peut-être ce qu’il faut faire.

— Je ne suis pas prêt.

— On n’est jamais prêt à ça…

 

Il avait raison. Le soir même, Jackson a dû être transféré à l’hôpital en soins intensifs.

 

 

 

 

 

 

 

 

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