CHAPITRE VINGT-CINQ

La plupart des gens ignorent qu’ils sont en train de vivre leurs derniers instants. C’est peut-être une chance, finalement, de pouvoir être auprès de la personne qu’on aime durant ces moments. Le truc c’est que ça fait peur, car on ne sait pas comment on réagira. Notre réaction dépend de notre psychisme, et l’on ne le contrôle pas. J’ai peur de regretter ma réaction. J’ai peur de mal agir.

 

Jackson est dans une chambre individuelle. Mr et Mrs Peters alternent entre son chevet et la rencontre de tous les médecins qui suivent son dossier. Il a eu une poussée de fièvre. Son beau-père m’a appelé. Il m’a dit que ça pouvait arriver cette nuit.

Il est 20h, j’arrive à l’hôpital. Ma mère m’a déposé devant le Mémorial Hospital. Elle voulait rester avec moi, mais je lui ai demandé de me laisser seul.

La chambre est plongée dans le noir. Seules les étoiles produisent une clarté. Jackson est allongé, perfusé de tous les côtés. Je suis assis sur un vieux fauteuil en cuir vert à côté de lui, identique à ceux qu’il y a dans toutes les chambres d’hôpitaux, et je lui tiens la main.

Ses parents viennent de partir grignoter un bout, je compte bien profiter de ces instants seul avec lui. Je crois qu’il y a un truc pire que d’être en train de crever, c’est de voir son propre enfant en train de crever…

— Tu vas peut-être me prendre pour un fou, commence Jack d’une voix faible, mais j’ai peur de sombrer dans l’oubli.

— L’oubli ?

— Oui. J’ai beau savoir que tôt ou tard il n’y aura plus aucun être humain pour se souvenir de personnes comme Newton, Shakespeare ou Einstein, j’ai peur qu’on m’oublie.

Je lui serre la main un peu plus fort.

— Si ça peut te rassurer, je ne t’oublierai jamais.

— Oui, mais un jour tu ne seras plus là, et mes parents et mes amis non plus, alors qui se souviendra de moi ?

Il rigole nerveusement. Je ne sais pas quoi répondre à cela. 

— Tu dois croire que je suis fou.

— Les fous n’existent pas, il n’y a que des incultes et des incurables, dis-je.

— Qui a dit ça ?

— Moi…

Nous restons un moment silencieux, et Jack m’invite à venir m’allonger auprès de lui. Je me fais une petite place dans le lit, et me glisse sous les draps pour le sentir contre moi.

— Tu sais, si je n’avais pas été malade, j’aurais adoré qu’on fasse l’amour toi et moi, me dit-il.

J’éclate de rire.

— J’aurais aimé aussi.

— On aurait eu notre diplôme de fin d’année ensemble, puis on serait parti pour l’université de New-York. Là-bas on aurait étudié les Lettres. Tu serais devenu un écrivain célèbre, et moi j’aurais pu être ton agent éditorial.

M’imaginer cette vie en sachant que ça ne pourra jamais être réalisable me serre le coeur.

— Je t’ai déjà parlé de mon rêve ?

— Non… Enfin peut-être. Tu en as tellement, rigolé-je.

Il se redresse.

— Et bien, quand j’avais sept ans, mes parents m’ont emmené à New-York, plus précisément à son port. À quai, il y avait le Queen Mary 2. C’est l’un des derniers transatlantiques de notre époque. Sa fonction est d’assurer la traversée entre l’Europe et l’Amérique, un peu à la manière de l’âge d’or des transatlantiques, quand des immigrés partaient avec tout ce qu’ils avaient pour le Nouveau Monde.

Il tousse. Même s’il ne dit rien je sais qu’il souffre.

— De vulgaires barrières en métal gris séparaient la populace des quelques élus qui avaient le privilège de monter à bord. À cet instant-là, Jo, en les regardant embarquer par la passerelle, je les ai enviés, dit-il avec peine. Et, dans mes petits yeux d’enfant de sept ans, je me suis promis qu’un jour, ce serait moi à leur place. Un jour, je monterai à bord de ce bateau, et je partirai pour traverser l’Atlantique.

Il tousse de nouveau. Sa respiration est sifflante, il se serre la gorge, les yeux froncés, tant il a mal. Je ne dis rien, il n’y a rien à répliquer. Quand il ressent son souffle revenir, il poursuit :   

— Si j’en avais eu le temps, j’aurais adoré réserver une suite à bord de ce bateau et partir pour l’Europe. J’aurais pu visiter Londres, Paris, et même Rome. Mais avant ça j’aurais traversé l’Atlantique, et ça Jo, c’est de loin mon plus grand regret… Ne pas avoir pu partir à bord de ce bateau.

Il respire plus profondément en se plongeant sans doute dans ses pensées pour imaginer ce voyage.

— J’aurai adoré pourvoir partir avec toi, avoué-je.

— Je n’oublierai jamais cette vision. Je voyais les gens monter à bord, je les voyais comme des élus. Et je me rappelle m’être promis de faire ce voyage, se répète-t-il l’air nostalgique. On dit souvent que dans la vie, on ne fait pas ce qu’on veut, j’ai toujours essayé de démontrer le contraire, mais la vie aura eu raison de moi.

Je pleure.

— Jackson, je n’y arriverai pas. Pas sans toi, dis-je en sanglotant.

Il se redresse.

— Jo, je veux que tu me fasses une promesse.

J’ai peur de ne pas en avoir la force, mais je dois essayer, pour lui. Pour le laisser partir en paix, je dois essayer…

— Promets-moi de passer ton diplôme. Promets-moi de partir de cette ville et de réaliser tes rêves. Promets-moi de ne jamais te conformer aux codes de la société, mais de te battre, de les briser, et de vivre pour toi ! Promets-moi de ne pas m’oublier. Et surtout… surtout, promets-moi que quoi qu’il arrive, même dans les moments les plus sombres, même si tout a l’air sans espoir, que tu ne lâcheras jamais la vie.

Il me serre les mains et plonge son regard dans le mien.

— Je te le promets.

Il sourit et pleure.

— Ne lâche jamais…

— Je ne lâcherai jamais Jack, je ne lâcherai jamais, je te le promets.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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