Jackson Warren est mort huit heures plus tard dans l’unité de soins intensifs du Mémorial Hospital de Waterboro. Quand le poison qui se répandait dans ses veines a fini par arrêter son coeur.
Ses parents et moi étions auprès de lui. Je me suis endormi sur une chaise quand, à l’aube, une infirmière est rentrée dans la chambre, a débranché les appareils, et a dit :
— C’est terminé, je suis navrée.
Mrs Peters s’est effondrée sur son fils en pleurs. Tout en moi s’est écroulé.
J’ai flanché. Je suis tombé, et j’ai hurlé. Une partie de moi est morte cette-nuit là avec lui. Brad m’a soutenu, il m’a enlacé dans ses bras alors que j’avais du mal à reprendre mon souffle.
C’était insoutenable, tout ça. Chaque seconde pire que la précédente. Je veux lui parler, mais il n’est plus. Ça y est, ma pire crainte se réalise.
Je ne sais même pas combien de temps j’ai pleuré. Jusqu’à ce que, littéralement, je n’ai plus eu de larmes. Brad a appelé mes parents qui sont aussitôt venus. Lorsqu’ils sont arrivés dans le couloir, j’ai à nouveau éclaté en pleurs dans les bras de ma mère. Mon père est venu m’enlacer, et Charlie s’est mise à sangloter :
— Il est où Jack ?
Je n’ai pas réfléchi et je lui ai répondu :
— Dans les étoiles. Dans nos étoiles…
L’Infini a gagné. Il a eu raison de nous. Il m’a enlevé la seule personne avec laquelle je voulais être. Celle avec laquelle je voulais vivre.
L’enterrement a lieu trois jours plus tard. Bon nombres d’élèves du lycée et de professeurs sont là pour lui rendre un dernier hommage en plus de sa famille et de ses amis. Ainsi, et pour la première fois sans doute, l’église de Greenwich est comblée, littéralement. Le Révérend Syke fait sa prière, celle qui nous est réservée à tous pour ce jour-là.
— Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent. Tu dresses devant moi une table, en face de mes adversaires ; tu oins d’huile ma tête, et ma coupe déborde. Oui, le bonheur et la grâce m'accompagnent tous les jours de ma vie, et je reviendrai, j’habiterai dans la maison de l’Éternel jusqu'à la fin de mes jours. De nouveau, la mort a sévi dans le lycée Hamilton. Elle a obligé ces jeunes à se confronter à des évènements qui auraient pu leur être épargnés. Mais que pouvons-nous faire de plus si ce n’est rendre hommage à ces adolescents, dans la fleur de l’âge, à qui la vie a été arrachée beaucoup trop tôt ?
Sa famille et moi sommes au premier rang. Je suis absorbée par mes pensées quand la mère de Jack dépose une main sur mon épaule pour me rappeler que c’est à mon tour de parler. Le prêtre m’invite à prendre sa place.
Chancelant, je me lève et viens me placer devant le pupitre sur l’estrade, faisant face à tout le monde. Tous les bancs de l’église sont complets — de nombreuses personnes restent debout au fond.
Je déplie le papier sur lequel j’ai écrit mon discours mais, en voyant les premiers mots, je sais que ça ne correspond pas à Jack. Alors, dans un élan, j’improvise, la voix tremblante.
— William Shakespeare a dit : les hommes, à certaines moments, sont maîtres de leur sort ; et si notre condition est basse, la faute n’en est pas à nos étoiles ; elle en est à nous-mêmes. Je pense que William se trompait, car Jackson n’a pas eu de pouvoir sur son sort…
Je n’en croyais pas un mot. Mais c’est pas grave, c’était ce qu’il fallait faire. Jackson en était convaincu, il me l’avait dit : les enterrements ne sont pas faits pour les morts, mais pour ceux qui restent.
Après l’office, le cercueil est porté dans le cimetière, jusque devant la pierre tombale. Sur la stèle, gravé dans le marbre noir en lettres d’or, l’on peut lire :
À notre fils bien-aimé
Suivi d’un poème qu’il adorait de Mary Elizabeth Frye :
Ne reste pas là à pleurer devant ma tombe
Je n'y suis pas, je n'y dors pas...
Je suis le vent qui souffle dans les arbres
Je suis le scintillement du diamant sur la neige
Je suis la lumière du soleil sur le grain mûr
Je suis la douce pluie d'automne...
Quand tu t'éveilles dans le calme du matin
Je suis l'envol de ces oiseaux silencieux
Qui tournoient dans le ciel...
Alors ne reste pas là
À te lamenter devant ma tombe
Je n'y suis pas, je ne suis pas mort !
Pourquoi serais-je hors de ta vie simplement
Parce que je suis hors de ta vue ?
La mort tu sais, ce n'est rien du tout.
Je suis juste passé de l'autre côté.
Je suis moi et tu es toi.
Quelque soit ce que nous étions
L'un pour l'autre avant,
Nous le resterons toujours.
Pour parler de moi, utilise le prénom
Avec lequel tu m'as toujours appelé.
Parle de moi simplement
Comme tu l'as Toujours fait.
Ne change pas de ton
Ne prends pas un air grave et triste.
Ris comme avant aux blagues
Qu'ensemble nous apprécions tant.
Joue, souris, pense à moi
Vis pour moi et avec moi.
Laisse mon prénom être le chant réconfortant
Qu'il a toujours été
Prononce-le avec simplicité et naturel,
Sans aucune marque de regret.
La vie signifie tout ce qu'elle a toujours signifié.
Tout est toujours pareil, elle continue,
Le fil n'est pas rompu.
Qu'est-ce que la mort sinon un passage?
Relativise et laisse couler
Toutes les agressions de la vie.
Pense et parle toujours de moi
Autour de toi et tu verras, tout ira bien.
Tu sais, je t'entends, je ne suis pas loin
Je suis là, juste de l'autre coté.
Le cimetière de Greenwich grouille de monde tout l’après-midi. Enfin, lorsque le soleil décline, je me résigne à partir. Je me sens vide. Je me sens seul. Mais, je lui ai fait une promesse et ainsi, je la tiendrai jusqu’au bout.
Une semaine après la mort de Jackson, je suis retourné au lycée. C’était difficile, très difficile, mais je devais le faire, pour lui. De nombreux élèves venaient me parler même si je n’étais pas en état. J’avais beaucoup de mal à me concentrer alors j’ai négligé certaines matières…
Aujourd’hui, j’ai des troubles du sommeil, c’est indéniable. Je continue de me rendre au Corner après les cours. Je préfère m’y rendre seul, sans rien dire à personne. Ainsi, je m’assois à notre table habituelle, commande un chocolat chaud, et reste assis pendant une heure à penser. Je songe souvent à ce qu’aurait pu ressembler ma vie si Jackson était toujours là. Mais ça ne sert à rien, je ne fais que me torturer l’esprit.
Un soir, en quittant le café, je suis passé devant un tabac, je ne sais pas pourquoi, mais je me suis arrêté prendre un paquet de cigarettes. Comme il l’avait dit : des Lucky Strike, ça ne me fera pas grand mal. Je n’ai jamais été adepte des dispositions qui ont pour objectif de prévenir et protéger les gens d’eux-même, si une personne veut fumer, qu’elle le fasse, ça ne regarde qu’elle. Je ne dis pas que c’est un exemple, d’ailleurs fumer parce que je me sens mal n’est pas un excuse, mais c’est plus simple, alors voilà, je laisse aux autres le soin de me juger, à présent ça ne me fait plus rien.
Dans les semaines qui ont suivi, post Jack, ma mère m’a envoyé voir un psychiatre car elle s’inquiétait de mon état. Le médecin a déclaré que j’étais dépressif, je pense que la dépression est un symptôme du deuil. L’autre truc qu’il faut savoir avec la dépression, c’est que ça fait perdre la notion du temps. Tout à coup, les journées s’enchevêtrent et forment une boucle sans fin et suffocante. Et là, on se retrouve à essayer de se souvenir de ce qui nous a rendu heureux. Mais le cerveau commence à effacer chaque souvenir qui a apporté de la joie, et au final, on finit par se dire que la vie a toujours été comme ça. Et qu’elle continuera toujours comme ça.
En rentrant chez moi un soir, j’agis sous le coup de la pression. Je pars chercher trois pots de peinture qui traînent dans le garage. Je monte dans ma chambre, dégage l’un des murs contre lequel il y a une commode, et je le peins en noir. J’ajoute des touches de blanc pour former des étoiles et, avec de la peinture jaune, j’écris : « Infini ».
Jack avait raison, quoi qu’on fasse, l’Infini gagnera toujours, alors il vaut mieux l’accepter. C’est plus simple que de lutter indéfiniment. Après quoi, j’ouvre ma fenêtre, il fait nuit, la rue est paisible. On sent que le printemps va faire son grand retour tant attendu. Je m’allume une cigarette, et je reste là, planté à regarder les étoiles. M’imaginant qu’il est là. Il doit forcément y être. Il ne peut pas avoir quitté ce monde sans laisser une empreinte. Et là, je me souviens d’une conversation qu’on avait eu quelques mois plus tôt, avant qu’il m’annonce sa maladie.
— Tu crois en Dieu ? demandé-je.
— Hum… Il réfléchit. Je ne crois pas. Dieu ne nous laisserait pas dans notre condition actuelle. Alors il ne doit pas exister.
Je souris.
— Okay, et la vie après la mort ?
— Non ! s’exclame-t-il. Il n’y a rien. Tu sais Montgomery, je pense que la vie telle que nous la connaissons n’est que le produit d’une suite d’erreurs. On est tous comme une grande anomalie de l’univers.
Je me redresse.
— Merci pour l’humanité, dis-je faussement froidement.
— Non mais sérieusement, tu crois qu’un jour tout va changer, que des forces divines ont un grand plan pour nous ? C’est tellement absurde. Tu crois en ce genre de choses ?
— Et bien, j’adore la littérature alors je suis un petit peu obligé d’y croire. Mais je pense que tout ceci n’est qu’une métaphore. Au fond, les hommes ont besoin de se donner une raison d’être, sinon ils finiraient tous par se suicider ; alors je préfère me dire qu’il y a forcément autre chose. Quelque chose de plus grand, et qui nous dépasse de haut.
Jackson sourit, son regard se fait plus doux.
— C’est pas faux ce que tu dis Montgomery.
— Bien sûr que ce n’est pas faux ! rigolé-je.
Nous restons un moment à nous regarder dans les yeux.
— Mais tu sais Jo, si tes jours étaient comptés, peut-être que tu verrais les choses différemment. Tu sais, lorsqu’on prend vraiment conscience que notre vie va se terminer, tôt ou tard, notre perception des choses changent. La plupart des gens vivent et agissent comme si la mort était quelque chose qui ne les frapperait jamais. Mais je pense que si on leur annonçait leur date de mort, tout serait différent.
— Oui mais c’est dans ça que persiste la beauté de la vie, parce qu’on sait qu’elle a une fin, mais on ne sait pas quand. Alors nous devons vivre en faisant en sorte que chaque journée compte comme si c’était la dernière.
— Finalement tu as peut-être raison, Dieu existe, et il a un plan pour chacun d’entre nous.
Est-ce qu’aujourd’hui je peux croire en Dieu ? Il m’a privé de mon âme-sœur, alors, je préfère ne pas y penser et agir comme si rien de divin n’existait. Jackson a pourtant eu un office religieux, sans doute parce ses parents avaient imaginé que cet au-revoir devait se passer comme ça.
Je me demande ce qu’il devait ressentir. Comment faisait-il pour continuer de vivre avec l’idée que ses jours étaient comptés ? Ça me paraît tellement horrible, je me dis que c’est l’une des pires choses qui puissent être imposées de vivre. Mais je ne veux pas qu’il soit mort en vain, alors je dois continuer, sans lui, mais continuer pour faire avancer les choses.
Quelques mois plus tard, Kentin, Jessie et moi avons créé un groupe de soutien au lycée pour tous les élèves victimes de harcèlement. Mrs Torrance est toujours-là, et, à la surprise générale, elle met tout en œuvre pour améliorer les conditions des étudiants.
Pour la plupart des gens, le lycée n’est qu’une passade, mais ce qu’ils ne comprennent pas c’est que cette passade aura une réelle influence sur leur vie future, alors il vaut mieux faire en sorte qu’elle soit agréable.
Nous avons également ouvert un atelier de prévention pour les IST. L’objectif étant de sensibiliser tous les élèves et les jeunes au dépistage et aux moyens de contraception et de protection. Le lycée nous a même ouvert une salle à cet effet. J’aimerais vraiment que Jack puisse voir ce que nous avons fait de cet établissement et tous les changements que nous opérons.
Lukas Graham et Elliott Bucket ont échappé à la justice par manque de preuves. Toujours est-il que Lukas a été renvoyé d’Hamilton. Aujourd’hui, je n’ai plus de contact avec Christopher. Nous ne sommes pas fâchés, mais les évènements de la vie ont fait que nous avons arrêté de nous parler…
J’ai eu de longues conversations avec mes parents qui, après coup, ont reconnu leur mauvaise conduite à mon égard (bien que ce soit un doux euphémisme). Aujourd’hui ils me soutiennent et sont même prêts à m’accompagner à la prochaine Marche des Fiertés. Inimaginable il y a encore quelques mois à peine. Je ne sais pas ce que les Peters leur ont dit, mais je pense que voir mourir Jackson leur a fait comprendre ce qui était vraiment important. Ils se sont sans doute dit que ça pourrait être moi, et ça leur a ouvert les yeux. À présent, ils font même partie du comité de soutien des parents d’élèves qui agissent dans l’intérêt du lycée. Ils m’aiment. Ils n’ont — en réalité — jamais cessé de le faire.
Toutes les semaines, je me rends chez Mr et Mrs Peters. Ces derniers sont dévastés, seul le temps les apaisera. Ils n’ont jamais remis un pied dans la chambre de Jack, mais ils m’ont laissé m’y rendre à plusieurs reprises. C’était vraiment étrange de s’y retrouver, j’avais l’impression qu’à tout moment il franchirait le seuil de la porte…
Tout est resté dans le même état. Rien n’a bougé. Ainsi, les draps de son lit portent son odeur. J’aime m’allonger dessus, et rester là les yeux fermés, en m’imaginant sa présence. Et puis un jour, quelques semaines après son départ, les draps n’ont plus eu son odeur. Ils ne sentaient plus rien. Jack avait disparu.