Après le déjeuner, on nous fit monter dans des hélicoptères qui nous amenèrent hors de la ville, sur un terrain militaire. C’était une vaste zone comprennant un petit bois, des talus, des chemins, ruisseaux, butes et autres obstacles. Un peu à l’écart de la zone d’aterrissage de l’hélicoptère, une dizaine de chars et autres véhicules blindés manifestement obsolètes depuis de nombreuses années étaient parqués soigneusement, servant sans doutes de temps en temps à l'entraînement.
A mesure que l’aéronef me transportant ainsi qu’une cinquantaine d’autres candidats s’approchait du sol, je pu voir que l'herbe était parsemé de jeunes chiots et chatons. Quand Sasha s'aperçut elle aussi de cela, elle fronça les sourcil et s’enferma dans le mutisme le plus complet.
Bientôt, les appareils se furent posé sur le rudimentaire mais très vaste tarmac terreux de ce terrain. Des soldats de la Garde nous firent descendre, armes soigneusement pointées sur nous, et une fois que tout le monde fut descendu, on nous distribua un sac à dos chacun.
Au bout de quelques minutes, un officier qui n’avait même pas besoin de micro pour s’adresser aux 1700 membres de son auditoire prit la parole :
— Ces sacs que nous vous avons distribués contiennent des cordes à piano, de l’eau, des bouteilles en verre et toutes sortes d’autres conneries. Sur ce terrain, quelques milliers de chiots, chatons, lapins et autres animaux bons à émouvoir les fillettes ont étés lâchés. Votre objectif est d’en ramener le plus de cadavres tués par strangulation, égorgement, noyade forcée ou tout autre moyen aussi violent que votre imagination vous le permettera. Vous commencez dans cinq minutes.
Tuer ou Mourir, m’avait dit Alister. Mais là, ces chiots ne me tueraient assurément pas eux mêmes. Mais indirectement, ils me tueraient, justement par le fait d’être inoffensifs… Quelle cruauté était donc celle du comité d’organisation, pour moi, mais surtout ces pauvres bêtes…
— Ils sont complètement barrés ! dis-je à Sasha.
— Tueras-tu ? me répondit elle.
Je ne pus guère répondre qu’en m’étranglant sans savoir quoi dire.
— Tu espère encore pouvoir t’en sortir sans le faire, que peut-être que tes combines avec Morlann t’ont d’ors et déjà sauvée ; mais on ne peut juger quelqu’un qu’à sa valeur intrinsèque. Ils ne te jugeront qu’à cela, si corrompus soient-ils. Si ta pudibondrie ocasionnée par cet excès d’espérance qu’on retrouve dans les esprits propres à l’utopisme stupide t’empêche de les tuer, c’est toi qui mourrera, et peut être dès ce soir, qui sait ?
— C’est vrai… répondis-je du bout des lèvres.
— Alors tue, si tu veux vivre !
— Oui…
Je tournais mon regard vers moi même, pesant le pour et le contre ; ma révulsion et ma morale contre mes intérêts, contre mon pragmatisme et tous ceux qui m’accordaient encore la moindre importance. A l’évidence, mon choix ne m’appartenait pas : il était à Lysan, à Kailen. Eux voulaient que je vive, et, si je ne leur disais rien, ils n’en sauraient rien.
Évidement, mon honneur, comme à son exécrable habitude me soufflait de faire un dernier coup d’éclat avant de tirer ma révérence. Tuer l’officier, peut-être, lui qui irait à coup sur en enfer ? Ou s'échapper pour commettre quelque outrage ou attentat au régime Consulaire ?
Mais était-ce honorable de torturer dans l’âme ma propre soeur, la tuer, peut-être ; tout ça pour rester en paix avec moi même, garder une fausse ingénuité et pouvoir me dire à loisir que je n’ai jamais été une mauvaise personne ? Cent fois, mille fois, un centillion de fois non !
Ainsi donc, mon devoir était de tuer de pauvres êtres sans défenses qui batifolaient dans l’herbe, ne se doutant de rien… Le devoir que la Garde Consulaire accomplissait chaques jours, sur des homes, des femmes et des enfants sans jamais faiblir, avec la régularité d’un métronome, suivant scrupuleusement les quotas d'exécutions par Département.
— Vous êtes prêts, oui ou non, bande de lavettes ?! s’époumonna l’officier. Alors c’est parti !
Le troupeau que nous formions avec l'ensemble des candidats se délitat par strates successives : tout d'abord, quelques uns, déterminés, qui à mon avis étaient de pauvres diables qui avaient dû tuer des dizaines d’animaux comme ceux là pour nourrire leur famille en leur écrasant le crane entre deux pierres ou en les plongeant directement dans l’eau bouillante sortirent du rang, courant dans des directions variées, attrapant quelques uns de ces quadrupèdes au passage avant de leur tordre le cou sans s’arrêter de courir ; ensuite vinrent quelques suiveurs sans personnalités, du genre à s’attacher à n’importe quel gourou ou politicien du moment qu’il avait un peu plus de charisme qu’eux se détachèrent.
— Allons, allons, pressons ! fit l’officier.
Et alors, au fur et à mesure que les suiveurs initiaux s'éloignaient, l’effet de groupe entraina de larges pans du groupe d’un seul coup. Ne resta que quelques idiotes ou des idéalistes révolutionnaires du genre à “mourrir pour leurs idées”, assis par terre, prostrés, se refusant à tuer une créature vivante quelle qu’elle soit.
Au moment où la horde éclatant, Sasha me prit par le bras et dit :
— Vas-y, sinon il n’en restera plus.
Je la regardai d’un air interrogateur.
— Tues les, si tu veux vivre. Je vais avec toi. Je ne veux pas mourir dans le ridicule le plus complet, prostrée comme un pseudo-martyr à la manière de ces idiots. dit -elle en désignant ceux qui n’avaient pas bougé d’un pouce. Il sont puérils, et ils mourront les premiers.
Nous courûmes jusqu’à un petit bois dans lequel nous nous jetâmes. Là, je pris quelques secondes pour réfléchir. Tout ce que Sasha m’avait dit était irrémédiablement vrai, et je l’acceptais, mais malgré ma résolution, je ne pouvais me résoudre à faire le moindre mal à ces animaux.
— Tue, répétait Sasha, inlassablement. Tue.
— Et toi, ai-je répliqué, pourquoi tu ne tues pas ?
Sur ce, elle attrapa un chiot, qui, complètement inconscient de ce qui se tramait, lui faisait la fête.
— Regarde, dit elle. Regarde ce que tu dois faire.
Et elle enserra son cou avec ses mains, empêchant le sang d’arriver à son cerveau. Elle en riait sombrement, tel d’une comédie noire. La bestiole se débattit mais fut bientôt inerte entre ses doigts.
Elle tourna légèrement la tête vers moi :
— Vu ?!
Et Sasha me fourra dans les mains un lapin empoigné par les oreilles. Elle ouvrit son sac et en sortit une corde à piano.
— Tiens. Sers toi-z-en.
Fébrile, j'attrapai dans ma main droite le filin métallique et le futur cadavre dans la main gauche. Je le maintenais fermement de façon à empêcher le plus petit soubresaut. Hésitante, je lui passait le cable autour du cou et fis une boucle dont j’attrapai les deux extrémités sous les encouragements de Sasha.
Je me forçais à me promettre de ne pas abandonner ma famille, mon ami, mon espoir ; bien que Sasha aurait peut-être voulu le contraire, pensant m’épargner quelque souffrance ; et je me décidai enfin.
La pauvre bête gémit quand je serai la corde. Rapidement, je pu cesser de le maintenir dans le creux de mon bras et la laisser pendre par le cou. Ses pates courraient dans le vide, mues par quelque réflexe, mais elles faiblirent peu à peu avant de s’arrêter.
— C’est bien, me félicita Sasha avec la chaleur d’un tombeau. Tu n’as plus qu’à recommencer jusqu’à ce que tout ce terrain d’exercices soit dépeuplé.
Et elle me lança un chaton dans les mains. Maintenant que j’avais tué un de ces animaux pourquoi ne pas continuer ? Bientôt ce fut par tombereaux que j'exécutais ces bestioles avec une efficacité qu’Hitler et Staline m’auraient enviée. Je croulais sous les cadavres tandis que Sasha s'entretenait de banalités, contrastant avec notre situation à tel point que nous en éclations de rire.
— Comment ça c’est passé avec Jarnoff ? me demanda t elle. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Je fis une moue inexpressive.
— Pas grand chose. répondis-je négligemment tout en brisant le cou d’un jeune labrador. Il voulait juste que je lui raconte un peu mon histoire. Je crois qu’il voulait mettre en scène une interview pour que je lui fasse de l’audience. Comme s’il en manquait !
— Elle est si intéressante que ça ton histoire ?
Je lui racontai donc, mais de manière plus sincère qu’à Jarnoff. Elle l'accueillit de façon méfiante.
— Mouais… Fais attention, ce type est fourbe. Je suis sur que pendant l’émission des Jeux il trouvera moyen de te forcer à en raconter plus que tu ne devrais et en profiter pour remplir son devoir de citoyen en te dénonçant, augmentant sa popularité auprès de l’élite.
— Tu as l’air de le détester.
— Tu l’aime beaucoup, toi ?
— Non. répondis-je en frappent un lapereau contre un arbre jusqu'à ce qu’il en meure.
Sasha s’assit et commença à se curer nonchalamment les ongles. Avec tout autant de négligence, elle me fit comprendre qu’elle ne serait pas contre aller remettre les idées en place à cet imbécile aussi viril — selon elle — qu’une coquille saint-jacques.
— Il va reprendre contact avec moi d’ici peu de temps. Si tu veux, je peux lui en parler.
Elle fit encore une moue.
— Je préfèrerai lui parler en face.
— Pour lui dire quoi ? me suis-je inquiétée.
Elle prit un air à la fois complice et inquiètant, laissant entendre qu’elle dissimulait quelque chose à faire absolument avant de mourir en apothéose.
— Oh… Rien du tout… J’ai juste envie de lui faire connaitre mes idées sur lui et son putain de Consulat. répondit elle. Évidemment, j’attendrai d’être sur le plateau devant le public pour que rien ne puisse plus m’en empêcher.
— T’es folle…
— Non, je sais ce que je veux.
— Ils te tueront.
— Je te l’ai dis, je sais ce que je veux : je n’espère pas survivre, alors… Mieux vaut mourir de leur main que de la mienne.
Folie. Folie que tout cela.
— Mais… ai-je demandé, Que veux tu ?
Elle prit de nouveau un air légèrement mystérieux.
— Je veux montrer ce que je pense. Je veux forcer les gens à abandonner l’espoir. dit elle, presque euphorique. Je veux les faire agir. Réfléchir ! Qu’ils pensent à nous, à eux ! Qu’ils se révoltent ! Et que dans une vague libératrice, ils emportent et dévastent tout, faisant place nette de nos oppresseurs ! Qu’on les pende, qu’ils meurent ; et que vienne la liberté ! Qu’en un Grand Soir, nous brisions toutes les chaines qui soient ; et que nous nous vengions !
Elle reprit son souffle.
— Est-ce seulement possible ? dis-je.
Elle monta sur un rocher et perdit don regard dans le lointain.
— Oui… Ca l’est… Évidemment, je mourrai, mais c’est inéluctable ; tôt ou tard, cela arrivera. Autant avoir une belle postérité.
Ses yeux revenir vers la terre et Sasha reprit son discours :
— Encore faudrait il qu’au lieu d’espérer naïvement qu’un jour, quelque libérateur le sauvera, le peuple se prenne lui même par la main, se révolte ; et qu’abandonnant l'espérance, il trouve la liberté ; que rien jamais ne l’arrête ; et que tombent les dignes émissaires de Satan qui nous dirigent, pires que leur propre maitre.
Le jeune félin que j’étranglais parvint à se libérer tant j’étais fascinée par te telles idées.
— Jadis, reprit elle, le peuple qu’un ministre corrompu se prétendant l’émissaire d’une puissance supérieure voulait taxer plus encore qu’il ne suffisait déjà à le rendre plus pauvre qu’aucun autre s’est révolté. Le ministre, tel le lache qu’il était, s’enfuit de la ville avec les caisses du pays avant d’engager des mercenaires pour la reprendre. Ceux ci ne firent pas dans la finesse, mais ils reconquirent le pouvoir perdu ; et longtemps encore le ministre l’usurpa.
«Il y a 3150 ans environ, on raconte qu’un guerrier de 3 mètres et demi de haut au moins terrorisait un peuple installé en orient. Pendant 40 jours, nul soldat de l’armée royale n’osa se montrer à lui et tenter de le défaire ; et bientôt, le royaume tomberait, et le peuple en question serait fait esclave. C’est alors que le plus pauvre et le dernier de tous les sujet du roi se présenta, sommairement armé face au géant. Contre toute attente, mobilisant toutes ses forces ainsi que sa volonté, il parvint à le vaincre ; et plus tard, il devint roi.
«Tu te demandes, je crois, pourquoi je te raconte ces histoires ?
Impossible de formuler autre réponse qu’un acquiescement timide.
— C’est parce qu’elles nous montre qu’avec de la volonté, on change le monde ; avec de l’espoir on attend qu’il soit changé pour nous. Elles nous montrent que les plus opprimés peuvent se révolter et détruire les puissants hommes de pouvoir tyranniques et corrompus.
— Pourtant, ai-je objecté, le ministre a gagné, non ?
Elle rigola.
— Ah ! Il ne s’est guère offert qu’un répit ! En -256, l’un des hommes qui fut la quintessence de la tyrannie et du mercantilisme qu’il contribua à mettre en place vit le peuple se révolter une fois de plus. Mais cette fois, rien ; non pas même tous les tyrans de ce monde joignant leur force contre le peuple souverain ne les arrêta plus ; et s’il fallut attendre -175 pour que son pouvoir ne soit pérennisé jusqu’à l’arrivée du Consulat, le changement fut si violent que bientôt on déposait les empires ! On abattait les rois, les empereurs ! Quarante milliers de têtes de tyran et complices furent coupées ! Le changement amena une nouvelle ère historique qu’on appela la période contemporaine et que l’on appelle maintenant L’Apogée, car c’est l’age des plus grandes réalisations humaines, ce avant le Déclin, de -44 au Crépuscule.
«Si l’on s’intéresse aux causes du Déclin, on peut s’apercevoir que ceux des peuples qui étaient libres s’abrutissaient de plus en plus, vaincus par l’espoir d’un monde fraternel et sans guerres, malheureusement impossible ; mais au moins, ils étaient libres ; et nous pouvons encore être libres. Cependant, je ne compte pas disserter là dessus toute la journée.
«La vrai raison, c’est le symbole de ces deux histoires, l’arme qui dépose les oppresseur et fait souverains les peuples : La Fronde ! Ceux qui la manièrent étaient ceux qui, contrairement à leurs contemporains, ne se sont pas contenté d’espérer qu’on les sauve mais se sont sauvés eux mêmes.
J’étais bouche bée. Je la regardais inexpressivément, comme si je fixais le vide.
— La Fronde…
Elle se tourna vers moi ; et simplement, elle lacha :
— Oui.
Je n’y comprenais plus rien. Que dire ?! Ainsi donc avais-je peut-être devant moi la meurtrière de mes parents, pour le moins sa complice ; mais peut-être avait-elle avait raison, voyait juste et m'emmenait vers ses idéaux. Qu’en dire ? Elle voulait mourir, convaincant le peuple de se révolter ; mourir, avec l’espoir de faire abandonner l’espérance… Paradoxal pour le moins… Ne sachant comment faire autrement, je passe mon incertitude à son sujet sous silence.
Le silence installait son emprise. Elle attendait quelque réaction. La seule chose qui me vint en tête, sans doute liée à mon passé criminel, fut de lui demander si elle n’avait pas peur d’être épiée m’avouant tout cela ; et tuée avant même d'exécuter le quart de son plan.
— Non, me répondit elle : quel intéret de surveiller nos dires, alors qu’ils ont déjà fait le nécessaire à ce sujet.
Là non plus je ne lui posai pas de question. La Fronde… Ainsi donc elle était bien réelle, et elle avait bien tué mes parents… Et peut être que demain, un règne nouveau verra son avènement sous le feu du soleil levant par la volonté de quelques uns…