Chapitre XII

Par Azurys

Dans son office, il analysa durant des heures les documents liés à ses domestiques. Au dehors, le noir était total, on entendait malgré tout de nombreuses gouttes s’écraser contre le toit en ardoise, et un vent cinglant butter contre les murs. La météo était frénétique, mais de l’intérieur, le son parvenait plutôt apaisant.

Une bougie se consumait lentement sur un coin du bureau ; à l’autre extrémité de la pièce était allumé un grand chandelier propageant une odeur de cire parfumée d’un arôme sucré. Les araignées du plafond entraient en activité, tissant et retissant leur toile pour stopper net la course des phalènes. De Northwood y prêtait souvent attention lorsque son travail le confrontait à un mur. Pourtant, il continuait de frapper dans ce mur, jusqu’à ce qu’il s’effondre pour de bon.

Chaque domestique semblait plus innocent que les précédents. Des profils simples, souvent victimes d’injustice et de cruauté, des personnes que rien ne motiverait à commettre un crime. A l’issue de cette soirée, il finit par se sentir fier. Fier d’avoir réuni une famille qu’il considérait comme si belle. Et bien que la plupart d’entre eux auraient mérité une place bien plus prestigieuse dans un château ou dans une capitale, il se sentait fier d’avoir fait de Windrose un domaine aussi noble à partir de rien. Rien, à part son argent.

Il s’affala contre le dossier de son fauteuil, épuisé. La bougie vacilla en même temps qu’il se laissa tomber. Rien.

Rien ne pouvait expliquer la situation. Rien ne pouvait expliquer cet perturbations dans la vie de Windrose. L’injustice n’était pas seulement faite contre Sanjay, mais contre tout le domaine. Il se remémora le visage du disparu : fin, timide, de grands sourcils qui agrandissaient des yeux encore plus grands, émotifs ; son regard se démarquait sur sa peau au teint d’écorce. Quand il ne parlait pas encore la langue, c’était avec son regard qu’il communiquait. Et quelque chose l’avait enlevé à Windrose. Rien ne pouvait l’expliquer.

Une idée finit par lui parvenir, le visage de son domestique toujours présent dans son esprit. Une étincelle au dessus d’un feu de bois. Parmi tous les documents qu’il avait épluchés, tous les profils de domestiques qu’il avait analysés, il manquait celui de Sanjay. Rien à son propos. Il disséqua une nouvelle fois la pile de documents à la recherche de celui manquant : toujours rien.

La piste n’était peut-être pas d’en apprendre davantage sur le criminel, mais d’en apprendre plus sur la victime. Il pesta à haute voix, et accorda une pensée aux enquêteurs. Avaient-ils déjà soumis cette idée ? Où est-ce que leur enquête les emmenait ? Une nouvelle fois, un doute le gagna. Il pinça la flamme de la petite bougie, dispersant une odeur de braise éteinte qui le ramena à l’apaisement quelques instants. Qui avait appelé ces enquêteurs, et pourquoi semblaient-ils aussi désorganisés ?

Il se leva et ouvrit la fenêtre, avalant un grand bol d’air frais avant d’enfin rejoindre sa couche. Il savait dans quelle direction lancer ses recherches le lendemain. Mais à travers le vent et la pluie battant le toit furieusement, un bruit parasite l’atteint depuis le sol, en contrebas. Dans le noir complet, il ne voyait rien d’autre qu’un léger point lumineux qui se balançait, à la manière d’un feu follet. De Northwood accourut de sa tour jusqu’à sa chambre où il s’habilla en conséquence. Le manoir était endormi.

 

Le vent se déchaînait au niveau du sol, et il faillit faire claquer la porte derrière lui en rejoignant le porche. Se tenant près du mur, il observa l’horizon en quête du feu follet, mais ne discerna rien d’autre que la silhouette noire et profonde de la forêt qui s’étendait au-delà du domaine. Mais lorsque la bourrasque se calma, un son lui parvint depuis sa gauche : du bois qu’on frappait, ou qui percutait un élément solide. Il avisa la porte de la cave. Lorsqu’il la rejoint, bien que fermée, elle n’était pas verrouillée.

Son cœur se mit à battre de plus en plus rapidement, rythmé par la peur et l’obscurité absolue. Il n’osa pas approcher de la porte de la cave. Il pensa à l’éventuel meurtrier qui pouvait rôder près du domaine, à la recherche de sa prochaine victime. Mais à la peur s’opposait sa volonté de protéger. Lorsqu’il crut entendre marcher dans l’herbe près de lui, il fonça finalement vers la cave, fermant la porte derrière lui et la verrouillant de l’intérieur.

En bas de l’escalier, une lumière vacillante se reflétait sur la pierre. Il approcha, dans la pénombre de l’escalier qui s’enfonçait profondément sous le sol. Il n’entendit rien à part le crépitement des braseros qui lui parvenait depuis la vaste pièce, et le courant d’air qui s’engouffrait dans son dos. Arrivé en bas, il baissa sa tête, ausculta la pièce.

Rien, personne. Tous ses biens étaient en place : ses armes, ses meubles, ses œuvres d’art, tout son héritage familial était présent, immobile. Il descendit la dernière marche, resta collé au mur. Une gigantesque phalène le fit sursauter, frappant son oreille de son aile velue par mégarde. Elle termina sa course dans le feu d’un brasero. Plus il progressait, longeant le mur, plus le silence devenait absolu. Il observait autour de lui, pas un signe de vie. Or les braseros n’avaient pas pu s’allumer tout seuls. L’endroit avait l’air de gigantesques catacombes, lorsque tout était allumé. Pourtant, malgré le silence et l’atmosphère figée, la vie grouillait entre les murs de roche. Des insectes, nombreux, peuplaient le sol, les murs et le plafond ; on en voyait de plus en plus en concentrant son regard sur un point précis. On entendait parfois des couinements légers, des petits cris aigus et grinçants ; ceux des rats et autres rongeurs qui se partageaient la pièce comme une grande cité dont eux seuls connaissaient toutes les galeries.

Il avait fini par se sentir de trop. Dans cet espace où tout lui appartenait, où tout lui revenait de droit et dont personne ne se disputait l’héritage, De Northwood remit sa place en question. Et si les spectres de ses ancêtres, des revenants déçus par sa vie marginale, étaient apparus pour le punir, ou pire, le couvrir de honte ?

Il progressa, attribuant ces pensées superflues à l’angoisse qui le gagnait. Peut-être les braseros étaient-ils toujours allumés depuis leur dernière visite il y a quelques jours, avec Victoria Vale. Peut-être que l’un des domestiques s’était vu attribuer le droit de visiter les lieux pour une quelconque raison ; peut-être avait-il lui-même oublié d’avoir accordé ce droit.

Décidé à partir, en quête des précieuses heures de sommeil qu’il avait déjà sacrifiées, De Northwood se dirigea vers les sceaux d’eau pour éteindre les braseros.

 

Sur son chemin, une étrange sensation le gagna. Une sensation lugubre, la même qui le gagnait lorsqu’il visitait un cimetière. Il se sentit observé.

Accordant un dernier regard à l’ensemble de la cave, son cœur se figea. A l’opposée de la pièce, à une distance rendant difficile la perception précise des éléments, une ombre se dessinait sur le sol. Elle ondulait, vacillait en même temps que les flammes. Son origine devait se trouver derrière un pilier.

Une forme fantomatique, plus large en haut qu’en bas, comme couverte d’un voile ondulant. Une aura poussiéreuse semblait s’échapper d’elle. Du moins, c’est ce que l’ombre transcrivait. Inquiet de rencontrer le véritable meurtrier, De Northwood déposa brusquement son sceau d’eau au sol, faisant retentir un puissant bruit de remous. Il se figea, l’ombre ondula ; retentit ensuite un puissant bruit de pas, qui ressemblait à celui d’une talonnette en bois. Un courant d’air brusque parvint de l’escalier, secouant les tapisseries et les vêtements suspendus sur son passage. De Northwood recula d’un pas, une odeur distante de tabac le rattrapant avant qu’il ne puisse se mettre à fuir.

 

« Vous m’avez flanqué une sacrée frayeur », émit Victoria en pinçant l’extrémité de sa cigarette de son pouce et de son index. « Je ne voulais pas vous faire peur, je vous l’assure. En fait, je ne pensais pas que qui que ce soit rôdait dans les parages aussi tard dans la nuit. »

De Northwood se renfrogna au mot « rôder » qu’il considéra particulièrement déplacé à propos du maître des lieux. Une sœur froide lui recouvrait toujours le dos et le sternum ; son nez le piquait, ayant happé l’air sec et brûlé à pleins poumons dans sa frayeur. Il ne prenait pas la peine de masquer l’agacement qui l’habitait vis à vis de l’enquêtrice, gardant les yeux rivés sur ses bottes et sur la collection qui ornait les murs. Ses bras croisés captaient toute l’attention de Victoria.

« Vous ne m’en voulez pas, je l’espère ? Je ne suis pas une voleuse, encore moins une casseuse. Je suis venue… regarder. » Elle envoya un regard confus sur sa cigarette éteinte, comme si elle en avait oublié l’existence. « Je suis navrée, j’avais commencé à fumer dehors, lorsque je suis descendue ici. Je sais que vous n’aimez pas ça. »

Il accorda peu de crédit à cette faute, car un autre élément le distrayait. Du coin de l’œil, il remarquait pour la première fois les bras dénudés de l’enquêtrice. Elle les gardait croisés, son manteau déposé avec négligence sur ses épaules. La pénombre ambiante empêchait d’apprécier les détails de ces bras fins comme le roseau, dissimulés sous le tissu de surcroît, mais il se persuada pourtant que leur peau était cabossée et sale. L’enquêtrice remarqua les œillades de son hôte et enfila son manteau, ramenant ses manches jusqu’aux poignets. L’agacement du maître avait fait place à la curiosité.

« Il serait temps pour vous de regagner votre couche, De Northwood. Je ne voulais pas vous réveiller, excusez-moi.

- Etiez-vous en train d’enquêter ?

- J’enquête toujours. Mais je dois avouer que cette cave est un endroit paisible, ainsi j’y reviens souvent.

- Y avez-vous trouvé des indices ? Quoi que ce soit ? »

L’initiative du maître des lieux étonna Victoria, dont les sourcils s’arquaient dans une ligne inhabituelle chez elle. De Northwood lui-même était déstabilisé par la voix de l’enquêtrice : bien différente de celle qu’elle émettait en temps normal, sans intonation, elle produisait ce soir là un son plus doux et plus humain, auquel il attribua un effet calmant, bien que cela lui coûtait de l’avouer.

« Aucun indice, non », répondit-elle enfin, « mais un peu de sérénité.

- Vous avez probablement dû en apprendre beaucoup sur moi et ma famille, dans ce cas. Cette collection est mon héritage. »

Victoria se renfrogna, raffermit la poigne de ses bras sur eux-mêmes. Son manteau s’agita dans un courant d’air langoureux. Ses yeux étaient rivés sur un tableau qui ornait le mur : un paysage côtier, aux couleurs peu variées mais éclatantes, que l’on pouvait attribuer à la Norvège.

« J’ai appris à vous laisser tranquille, Monsieur. Je n’irai pas fouiner où vous ne voulez pas de moi. »

Il peina à masquer la surprise qui lui détendit le visage.

« Madame Vale, vous êtes enquêtrice, il me semble. « Fouiner », comme vous dites, est votre gagne-pain. J’imagine que d’autres ont déjà été plus virulents à cette idée, ce qui ne vous a pas empêché de continuer.

- C’est probable. Mais j’avais des soupçons sur ces gens-là. »

De Northwood n’eut rien à répondre. Il sentait déjà un sentiment de sécurité le gagner, s’imaginant qu’il n’était plus considéré comme un suspect de l’affaire. Malgré tout, l’atmosphère, comme onirique, le rendait dubitatif. Victoria était étonnamment douce, il la trouva même attentionnée. Une idée se débloqua en lui : soit il se faisait piéger à l’instant, soit l’enquêtrice était en train de le tester.

« Si vous me le permettez, je pars me coucher.

- Vous êtes chez vous, Monsieur De Northwood. Passez une agréable nuit. »

Il ne répondit pas, s’écarta d’un pas attentif, jusqu’à ce que Victoria l’interpelle à nouveau. Il se trouvait à quelques mètres de l’escalier. Lorsqu’il se retourna, il aperçut le Bentley tournoyer dans la main de la femme. Sa silhouette avait tout de l’esprit vengeur.

« Mais n’oubliez pas, De Northwood : pas de bêtises. » Elle dégaina une nouvelle cigarette, qu’elle n’alluma pas.

 

 

Au cœur de la nuit : un coup, deux coups. Bientôt trois. De Northwood discernait à peine la lueur de la lune qui pénétrait par les fenêtres, dessinant le mobilier tout de ténèbres contre les murs distants. Il n’y prêta pas attention. Les coups prirent fin, le silence était absolu, si ce n’est quelques pas au loin. La mer était calme.

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