Point de vue : elle
J'ai été un peu dure avec lui, un peu trop rude. Je pensais bien le connaître. Son caractère, sa façon d'agir, son comportement. Mais ce n'était pas le cas. Le contacter par message doit sûrement être de trop, j'en suis presque sûre. Mais il faut que je trouve une autre façon pour l'amener à comprendre plus facilement. Ce n'est pas gagné d'avance du tout. Je ne sais vraiment pas comment m'y prendre avec lui. J'ai l'impression que ça devient de plus en plus compliqué.
Je tente de me souvenir de la manière dont a procédé la Précédente avec moi. Je me souviens de ces sortes de rêves assez bizarres, des gens qui meurent dans des accidents, de maladies, tués par quelqu'un autre. Ça ne me faisait rien, d'être témoin de ça. Dans ma tête, c'était dû à toutes ces histoires d'horreur qu'on se racontait entre amis. Des cauchemars par-ci par-là, sans signification. J'ai cru que cette femme sale et mal habillée était liée à mon enfance, une peur qui remontait à la surface des années plus tard. Même si cette femme ne me disait rien. Le téléphone n'existait pas et les journaux étaient peu développés à ce moment-là. Il n'y avait pas de quoi savoir que mes cauchemars se produisaient vraiment. J'ai reçu une enveloppe à mon nom pour la première fois. Je l'ai ouverte tout de suite.
J'ai vite compris quand je l'ai lue. J'ai compris mes rêves, la présence de cette femme et tous ces morts. Je n'y aurais pas cru si j'avais été plus âgée. J'aurais fait passer ça pour une mauvaise blague, un mauvais coup qui m'était destiné. La lettre aurait fini à la poubelle, comme bien des choses. Mais je n'étais pas plus âgée. J'ai lu, j'ai compris. J'ai cru, sans remettre en question ce qui était écrit sur la feuille entre mains. C'était court, simple et efficace. Elle allait droit au but.
« Bonjour,
Je suis la Mort. Je suis cette femme toute sale aux habits en lambeaux que tu as croisé à plusieurs reprises déjà. Je cherchais quelqu'un pour me remplacer quand je suis tombée sur toi. C'est à cause de moi que tu a vu tous ces morts dans tes rêves. Je te les ai transmis pour que tu puisses t'y habituer et pour voir comment tu réagis face à ça. Je pense que tu serais parfaite dans ce rôle. Je vais venir te voir pour en discuter ensemble. »
J'étais sur mon lit quand j'ai vu la Précédente en vrai pour la première fois. En une seconde, elle s'était retrouvée à côté de moi. En un clin d'œil. Dans ma chambre, sur mon lit. On a parlé pendant un moment. Elle m'a montré les photos de tous ces cadavres de gens que j'ai vu mourir. Je voyais de mieux en mieux où elle voulait en arriver. Elle ne tournait pas autour du pot. C'était évident. Je l'ai laissée parler parce que ça avait l'air important pour elle, que ça sorte de sa propre bouche. Elle m'a laissé du temps pour réfléchir. Autant de temps que j'en avais besoin pour me décider, autant de temps que je voulais en disposer. J'avais déjà une idée bien précise de mon choix. Elle semblait l'avoir compris mais elle a insisté pour que je prenne mon temps. Le lendemain, je la projette dans mon esprit en espérant qu'elle m'entende l'appeler. Elle m'a demandé de lui expliquer le pourquoi du comment. Je lui ai tout dévoilé. Mes parents, l'injustice que je subissais. Elle devait d'ores et déjà le savoir, tout ça.
Elle souriait pendant que je lui parlais. Elle m'a affirmé qu'elle me donnerais les détails dans la journée. Que j'aurais une fois de plus le temps dont je veux disposer. J'attendais dans le jardin, ne sachant trop quoi faire. Je tapais dans le ballon, sans conviction. Ayant tapé trop fort, je décidais de le laisser à sa place. Je n'avais aucune envie de courir après lui. La porte d'entrée était ouverte et la directrice de l'orphelinat m'appelait pour aller manger avec les autres. Je suis entrée, un sourire forcé sur le visage parce qu'on se faisait taper sur les doigts si on n'avait pas la mine joyeuse.
Je n'ai jamais compris pourquoi je m'étais retrouvée dans un orphelinat. Je savais qu'il y avait mes grands-parents, mes oncles et tantes. Peut-être même aussi des frères et sœurs qu'on m'avait cachés. Mais ce n'étaient que des suppositions. Aujourd'hui, je sais qu'ils ont existé, et qui ils étaient. A quoi ils ressemblaient, la vie qu'ils menaient. Mais ils sont morts depuis des siècles. Je suis frustrée de ne pas avoir pu les connaître assez. Andrew avait pu parler avec sa grand-mère à plusieurs reprises. Je l'envie un peu, tout de même. Je n'irais pas jusqu'à dire que je suis jalouse de lui, mais ça ne doit pas en être loin.
Il m'arrive de vouloir redevenir humaine parfois. Reprendre à l'endroit où ma vie s'est arrêtée. Je serais sûrement ringarde à vos yeux, mais je pourrais m'y habituer. Vu le temps que je passe à vous observer. Je me demande parfois si j'aurais pu tenir le coup. Si j'aurais été condamnée à vivre dans un orphelinat jusqu'à ma majorité ou si quelqu'un m'aurait accueillie avant. Je me demande comme j'aurais grandi, comment j'aurais évolué. Le métier que j'aurais pu exercer. Les amis que j'aurais pu me faire, ceux que j'aurais gardés après l'orphelinat. Ma vie amoureuse. Le physique et le caractère que mon compagnon aurait pu avoir. Les enfants que j'aurais eu, que j'aurais pu voir grandir. Parfois, je me surprends et je m'étonne même, à penser à la vie que j'aurais pu mener jour après jour, tissant l'histoire imaginaire de cette vie que je ne pourrais jamais vivre. Il m'arrive de me demander si mon choix n'avait pas été trop hâtif, finalement.
J'aimerais avoir accès à toutes les morts qui ont eu lieu sur Terre. Avoir accès à celles que la Précédente a provoquées. Pour pouvoir comprendre comment tout ça s'est passé, comment tout ça a commencé. Connaître comment la Première a vécu ce fardeau, comment elle a su se débrouiller. Et pour pouvoir enfin savoir pourquoi mes parents sont morts, savoir ce que la Précédente avait en tête pour faire ça. Je voudrais pouvoir toucher la poudre qui a mis fin à leur vie. Pour avoir accès à la vérité, il ne serait pas trop tôt.
Petite correction : que tu a vu = as
Très intéressant !
J'aime beaucoup les noms que tu utilise : la Première, la Précédente. C'est parlant et sympa.
On en apprend plus sur son passé, l'orphelinat. Je n'avais pas imaginé que le choix de devenir la mort serait aussi libre, ça entretient d'autant plus les regrets d'"elle".
J'ai énormément apprécié le paragraphe où elle évoque ce qu'elle aurait pu devenir si elle n'était pas devenu la mort, ses espoirs d'en apprendre plus que j'imagine en partie déçus... Après elle a quand même dû apprendre 2 3 trucs, j'imagine que _a va venir après (=
Quelques remarques :
"Ce n'est pas gagné d'avance du tout." -> ce n'est pas du tout gagné d'avance ?
"où elle voulait en arriver." en de trop ?
Un plaisir,
A bientôt !
Je suis très contente de voir que ce chapitre semble te plaire...j'aimais bien l'idée que la Mort puisse avoir au moins un peu de liberté. Oui, normalement elle a appris quelques trucs...
Pour les quelques remarques, je les trouve très pertinentes.
Merci mille fois, encore une fois !