Chapitre XIV – Imparfait présent

L’aurore illumina la chambre de Martinelle. Une femme de chambre en ouvrait les volets pour la réveiller d’une merveilleuse nouvelle :

« Le prince attend Son Altesse avec un cadeau, mademoiselle. »

Extatique, celle‑ci repoussa le lourd bras de Sœur Morgane qui s’était comme à l’accoutumée endormie contre elle. Tout en étirant ses membres, elle bailla :

« Alors ne le faisons pas trop attendre ! Servez‑lui le petit‑déjeuner, je ne serai pas longue. »

Lorsqu’elle séjournait dans un château orgélien, elle invitait souvent l’une ou l’autre dame de compagnie à partager sa couche. C’était un privilège né d’une amitié commune, et non une obligation. Pourtant la boréole insistait pour rester à ses côtés toutes les nuits, afin qu’il ne lui arrivât, disait‑elle, « point de mal si un homme s’introduisait dans la chambre ». Que Martinelle détestait l’odeur fétide de ses cheveux ! Comme ceux‑ci dégorgeaient toute la nuit, la religieuse n’avait d’autre choix que de s’envelopper la tête d’une serviette‑éponge avant de se glisser sous la couette. Heureusement les matelas du Palais des Pachas compensaient cet inconfort.

La veille au soir, elles avaient été reçues en grande pompe par le clanarque du Sabre. Tout avait été parfait : ris de veaux, couverts d’argent, concert de tar. Shen avait été sollicité pour accompagner le chœur des esclaves castrats sur l’hymne de la Serpe. Son chant s’était révélé plus aigu que sa voix naturelle laissait présager, mais d’une grande justesse.

« Il utilise sa voix de fausset, avait glissé la princesse de Mandar lors des applaudissements. C’est aussi difficile que douloureux.

— Le résultat est grandiose, l’avait soutenu Martinelle.

— Et inutilement compliqué, était intervenu Hori depuis la rangée derrière elles. C’est son père, cet imbécile, qui l’a forcé à apprendre ce registre. Un ténor de ce talent, forcé à chanter comme un soprano ! Quel gâchis. »

Les ampoules phlogistiques cachées sous les dômes verts avaient clignoté au rythme des airs d’opéras, si bien que leurs mosaïques s’étaient comme animées. L’ancien Palais des Pachas s’était adapté aux technologies modernes suite à d’importants travaux. Martinelle, avec consternation, prenait chaque jour plus conscience du ramassis d’inepties qu’on lui avait raconté toute sa vie sur les « primitifs » Verlandais. Elle se demandait même si son pays ne commençait pas à accuser certains retards. Bien sûr, elle savait depuis un moment qu’on y exagérait la barbarie des autres peuples. Toutefois elle avait cru qu’il s’agissait d’un effet de l’ignorance et des préjugés, plutôt que d’une propagande savamment orchestrée pour cacher les défauts du royaume.

Ce soir‑là encore elle n’avait guère eu l’occasion de s’entretenir avec Shen. Peut‑être le regrettait‑il autant qu’elle, puisqu’il lui rendait visite dès le lendemain matin ?

Elle se débarbouilla, puis revêtit une robe de chambre ainsi qu’un turban à la mode de Chrysée pour cacher sa tignasse. Devant la glace, un doute la saisit ; le prince la trouverait‑il présentable ? Il leur faudrait pourtant un jour partager la même intimité, sans artifices. Mieux valait qu’il s’y habituât dès lors. Elle poussa donc les portes de son boudoir, toute guillerette.

Cette entrée fut suivie par la voix dure d’un homme assis sur un des fauteuils.

« Un verre d’eau plate rempli aux trois‑quarts », ordonnait Hori à une servante.

Martinelle s’égosilla. Par réflexe, elle s’était couverte de ses bras et d’une jambe pliée, avant de se souvenir qu’elle n’était pas nue. À ce cri d'horreur, le clanarque se saisit alors d’un couteau à beurre pour se relever et crier à la ronde :

« Un rat ! Où l’avez‑vous vu ?

— Nulle part, glapit‑elle avec honte. Je… m'attendais à trouver quelqu'un d'autre, voilà tout.

— Le clanarque a tenu à m’accompagner, expliqua un autre homme sur le sofa proche. Je présente à Son Altesse Royale mes excuses pour L’avoir pressée si tôt, et Lui souhaite le bonjour. La Fille des Landes m’envoie vérifier qu'Elle ne manque de rien. »

C’était un jeune Verlandais de belle taille. La coupe élégante de sa veste en brocart s’ouvrait sur une chemise fendue, qui révélait quelques poils de torse. Son sourire pétillait autant que ses yeux gris. Martinelle se souvenait l’avoir vu parmi les courtisans de l’impératrice. Ce visage fin, réhaussé d’une barbe de trois jours, s’était pour quelque raison imprimé dans sa mémoire. Il inclina la tête, mains jointes en signe de politesse, et déclara :

« Elle peut m’appeler Nakht, si Elle le désire.

— Ah ! Ne seriez‑vous pas le prince Nakhtnenounasemhatdjetheb, l’arrière‑petit‑fils de l’impératrice ? Avatar de… Serket, s’il m’en souvient bien ? J’ai appris l’arbre clanique par cœur, anticipa‑t‑elle son étonnement avec un brin de fierté. Vouvoyez‑moi, nous sommes entre égaux. Puisque vous avez grandi avec Shen, cela fait de vous mon futur beau‑frère…

— …d'adoption et de cœur. Toutefois j'apprécie votre tact ! La horde met un point d’honneur à ne point discriminer les clannerets qui y sont nés et ceux qui la rejoignent par le mariage ou tout autre moyen. Vous y compris. Vous vous adaptez vite aux coutumes de la Verlande !

— Tu retiens la princesse, intervint Hori d'un ton acrimonieux. Elle devrait aller s’habiller.

— Qu’importe, le mal est fait, rit Martinelle en s’asseyant sur le canapé. Mangeons donc ensemble, si cela convient au prince.

— Bien sûr. Pardonnez au clanarque d’avoir répondu pour moi… Les professeurs croient tout connaître de leurs anciens élèves, se moqua Nakht. Feu mon père n’aurait pu choisir maître d'armes plus impitoyable. »

En vérité elle avait sauté sur l'occasion pour désobéir à Hori. Le prince et Martinelle échangèrent des banalités sur la mode tandis qu'une servante apportait sur un plateau un thé et le petit‑déjeuner local : asperges, galettes aux olives, tomates. L’idée d’attaquer ces crudités si tôt dans la journée la perturba d’abord. Cependant, en se forçant à y toucher, elle se découvrit un bel appétit. Nakht grignotait et sirotait gaiement. Ce clanneret avait à ses pieds un colis enrubanné qu’il tardait à ouvrir. Hori, lui, ne touchait à rien, pas même au verre d’eau réclamé. Les bras croisés, il comptait les minutes. Il finit par se saisir du carton, qu’il plaça lourdement sur la table en décrétant :

« Ouvrez‑le, nous n’avons pas toute la journée.

— Les subtilités de la grammaire ondéenne vous échappent, persifla Martinelle. Sans doute vouliez‑vous dire : “Mademoiselle, daignez‑moi s’il‑vous‑plaît le plaisir d’ouvrir le présent que Son Altesse Impériale vous a si gentiment apporté”.

— Ce cadeau n’est pas exactement pour vous. »

Heureusement Nakht hocha la tête, sans se formaliser de leur inimitié. L’invitée entrouvrit le paquet puis le referma aussitôt, révulsée. Elle venait de reconnaître une odeur piquante et ignoble : celle des tapettes à fromage de l’Amplair.

On venait de lui offrir une dizaine de rats faisandés !

« Vous… avez bien fait de me prévenir, renâcla‑t‑elle. À qui dois‑je transmettre… l’hommage de votre sollicitude ?

— Venez, décida Hori pour seule explication. C’est au troisième étage. »

Elle n’eut d’autre choix que de le suivre d’un pas prompt vers les corridors du palais. Nakht marchait sur la gauche de Martinelle, à distance respectable. Dans ce pays, les gentilshommes n’offraient pas leur main aux dames lors des promenades. Après quelques minutes, Hori passa devant un grand escalier de marbre, recouvert d'un tapis en velours. Cependant l'accès à celui‑ci avait été barré par deux cordes rouges, attachées en croix. Un écriteau gravé d’une flèche imposait un détour par l’autre aile du bâtiment pour rejoindre les verrières.

Étonnée, Martinelle interrogea Nakht à mi‑voix :

« L’escalier est condamné pour travaux ?

— Pour meurtre, murmura‑t‑il. Cent ans de réclusion sans sursis possible. Depuis qu’un clanneret s'y est brisé la nuque en glissant sur un tapis, on le dit maudit. »

Quoique ces croyances lui parussent absconses, elle ne manifesta aucune dérision ; il ne fallait pas offenser les Verlandais. En bons animistes, ceux‑ci estimaient que les objets fautifs devaient être exorcisés et les autorités impériales leur intentaient même des procès symboliques. À tout hasard, elle lança :

« Qui est décédé ?

— Mon père, le prince Nahky.

— Bonté divine, s'épouvanta Martinelle. Messire, je… vous prie de me pardonner.

— Vous n'auriez pu le savoir, la rassura‑t‑il. Le clan du Gantelet tenait le fief à l'époque. Père n’y représentait la Serpe impériale qu’en tant qu’observateur. Shen et moi‑même n’avons donc séjourné ici qu’un an. Avec Hori, bien sûr. »

Au bout du compte on la conduisit à une petite serre d’apparat où les anciens Pachas avaient fait pousser un coin de verdure exotique : bouleaux, hortensias, genévriers. Perplexe, elle examina les feuilles caduques un moment. Puis elle repéra une tache d’ombre sous la verrière ; une figure déambulait entre les branches d’arbres, à quatre pattes. D’abord Martinelle crut qu’il s’agissait d’un lynx adulte, eu égard à ses longues oreilles en pointe et sa robe tachetée. Puis sa crinière inachevée, l’épaisseur pataude et dégingandée de ses membres la détrompèrent. C’était un bébé felne.

« Qu’attendez‑vous ? Apprivoisez‑le, s'étonna Hori.

— Laisse‑lui le temps, tempéra Nakht. On ne brusque pas un félin. »

Mal à l’aise, Martinelle comprit ce qu’on lui demandait de faire. Le panier qu’elle tenait dans ses bras lui parut fort lourd. Nakht eut le bon sens de lui prêter un mouchoir et Hori pérora :

« N’ayez pas peur ! Les felnes ont perdu le goût du sang voilà plusieurs millénaires, comme ces pandas qu’on croise dans nos forêts. Ce sont pratiquement des herbivores… Pourtant il demeure essentiel de les faire jouer avec quelques proies, pour développer leur instinct de chasseur. »

Dents serrées, elle se couvrit la main d’un mouchoir et ferma les yeux tandis qu’elle plongeait ses doigts tremblants dans le bagage. La queue du rat, fine et souple, glissa entre ses doigts. Elle le balança devant elle, comme s’il l'avait ébouillanté… Toutefois la bête fut plus rapide encore. En un éclair elle se laissa tomber de son perchoir. Martinelle sursauta, de crainte que ce puissant monstre se jetât sur elle pour la déchiqueter. Mais le felnon se contenta de plaquer ses griffes maladroites sur le cadavre, puis de le remuer çà et là. Deux bonds lui avaient suffi pour happer le rongeur en plein vol. Alors qu’il le grattait, le ventre s’ouvrit et déversa sur le sol de minuscules entrailles. Excédée, elle détourna son regard pour supplier Nakht :

« Messire, je ne puis accepter.

— Quoi ? Allons… cette marque de considération émane de l’impératrice elle‑même ! Nombre de clannerets, même au sein de la Serpe, rêvent de posséder un felne ! Pour le prestige autant que pour son utilité sur le champ de bataille.

— Si cher présent devrait revenir à quelqu’un qui en a l’utilité. Pas à une Orgélienne qui quittera la Verlande d’ici onze mois !

— Sur la route, c’est long… Vous aurez besoin d’une monture digne de votre rang. D’ici quelques mois, vous l’aurez parfaitement dressée !

— Le Clan de la Hache élève les meilleurs felnes au monde, s’enorgueillit Hori. Vous serez enchantée d’apprendre que, pour produire ce magnifique exemple de la race, j’ai sailli une de mes propres femelles.

— Tu voulais dire “j'ai fait saillir”, le moucha Nakht. Cet animal n'a pas ta beauté. »

Martinelle pouffa. Le rouge monta aux joues du clanarque goujat.

Sans s’attarder sur cette pique, son compatriote poursuivit :

« Sa docilité exceptionnelle ne doit pas vous détromper… Vous devez vous faire obéir de lui, mademoiselle, tant qu’il demeure à un âge impressionnable. Sans quoi il ne vous laissera jamais monter sur son dos. »

Son jouet déchiré en lambeaux, le placide carnivore s’avançait vers les nouveaux arrivants pour tendre une truffe curieuse. Hori le gratifia d’une caresse sur le chanfrein. Martinelle, apeurée, se fit violence pour lui tapoter la tête puis soupira :

« Les chats ne m’ont jamais porté dans leur cœur… Cependant je chérirai celui‑ci. Comment s’appelle‑t‑il ? »

D'un port royal, la bête s'en retourna vers le jardin d’hiver.

« Gageons qu’il s’accommodera du nom que vous lui donnerez, maugréa Hori. Messire, en avons‑nous fini ?

— Nous devrions nous presser pour rejoindre le Palais de Toile, admit Nakht. Vu l’heure qu’il est, Shen doit avoir fini son entretien avec l’impératrice. Vous n’y couperez pas non plus, mademoiselle ! Sa Majesté vous convie à sa table cette après‑midi… et rencontrera votre royale sœur ce soir. Un repas intime, et moins officiel, pour faire connaissance…

— Alors je ne manquerai pas de la remercier pour ce cadeau, s’inclina‑t‑elle les mains jointes.

— Ni d’appeler un page pour nettoyer ce sang… Hélas ! Il y en a trop eu de versé dans ce château. Certains le disent hanté.

— Tu ne lui fais pas peur, s'agaça Hori. Les carréistes ne croient pas aux revenants. Qui hanterait ton père, les marchands de carpettes ? »

Les deux hommes prirent congé et la laissèrent là avec son nouveau compagnon. En partant Nakht lui fit un clin d’œil, la main levée en guise de salut… Et soudain Martinelle sut pourquoi elle s’était souvenue de son visage. C’était le jeune homme qui la veille s’était tenu à la droite de l’impératrice, dans les tribunes. D’ailleurs, Paneb était son oncle paternel.

Le vote s’était effectué en deux temps, oui. Les partisans du double‑mariage avaient voté, et s’étaient retrouvés en minorité quelques secondes… Puis, sitôt que ce prince avait dressé son poing, les autres clannerets avait suivi le mouvement pour faire passer la motion, comme s'ils avaient obéi à sa consigne. En réalité, ce plébiscite n'avait été qu'un prétexte à une démonstration de force ; Nakht avait voulu prouver à Hori son influence, l'humilier peut‑être, l'intimider sûrement. Malgré sa jeunesse, ce prince jouissait d’un poids politique considérable.

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blairelle
Posté le 11/11/2024
UN CHAAAAT !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! (oui bon d'accord un gros chat)

OK donc c'est Nakht qui veut montrer que c'est lui le plus fort ?
Par contre il se montre bien soumis envers Martinelle, alors qu'il n'a aucune raison protocolaire de se conduire de la sorte. Ce seraient pas un peu tous des hypocrites dans leur famille ?
Ou est-ce que Nakht voudrait piquer la femme de son frère ? Si on en croit Shen, Nakht est déjà marié (au moins officieusement), mais rien ne nous prouve que Shen dit la vérité. Si ça se trouve c'est juste Shen qui a fait le pari risqué de se rapprocher de l'Ondélie ou quelque chose comme ça, et Nakht qui a fait le pari contraire en espérant voir Shen tomber dans la mouise ?
Ou alors ils s'entendent très bien et ne sont pas du tout rivaux ni hypocrites, mais ça m'étonnerait.
(D'ailleurs j'avais oublié que leur père est mort, au temps pour moi)
Arnault Sarment
Posté le 11/11/2024
Nakht ne joue pas les soumis avec Martinelle, il pratique juste une forme de galanterie / d'amour courtois assez fréquente à la Cour. Disons qu'il sait mieux s'y prendre avec les femmes qu'Hori... En revanche je ne vais m'étendre sur ses motivations, ce serait divulgâcher. Disons juste que son intérêt pour Martinelle n'est pas entièrement factice : ça reste une jeune fille relativement jolie (même si elle a un gros complexe d'infériorité sur son physique vis-à-vis de Guillonne), exotique et qui a de la conversation.

En revanche Nakht est célibataire. Je ne sais pas quelle réplique t'a fait penser qu'il était marié ; si tu peux la retrouver, je t'en serais reconnaissant parce qu'il faudra que je la corrige !
blairelle
Posté le 11/11/2024
Ce qui m'a fait penser qu'il était marié, c'est quand Martinelle demande à Shen pourquoi c'est lui qu'on a envoyé se marier et pas quelqu'un d'autre, et Shen laisse entendre que tous les autres princes ou quasi sont mariés. Mais par la suite on apprend que Nakht avait été prévu pour épouser Martinelle lui aussi, du coup ça laisse penser qu'il serait une exception.
Arnault Sarment
Posté le 11/11/2024
Aaaah, d'accord, je vois. Ce que Shen voulait dire dans le chapitre IX c'est que, comme le nombre de clannerets d'un clan est toujours limité à 100, ça commence à sérieusement poser problème pour les clannerets qui veulent fonder une famille. Les 99ème et 100ème places disponibles viennent d'être "réservées" par Martinelle et Hori qui, en se mariant à Shen, vont automatiquement devenir les clannerets impériaux. Donc les princes/clannerets célibataires de la Serpe ne peuvent plus se marier, ni potentiellement faire reconnaître leurs enfants naturels : ils doivent attendre que quelqu'un meure pour qu'une place se libère... ou que quelqu'un abandonne sa place en épousant quelqu'un d'un autre clan (mais c'est extrêmement improbable et l'impératrice Ankhti n'apprécierait pas du tout). Donc oui, quelque part le pauvre Nakht est coincé s'il veut fonder une famille...

Mais si tu relis le chapitre IX, normalement Martinelle dit bien qu'il y a des princes/clannerets célibataires dans la Serpe. Ce n'est pas le problème. ;-)
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