Chapitre XV : La femme qui avait un coeur

Par Makara
Notes de l’auteur : Bonne lecture ;)

Halima s’ennuyait ferme depuis maintenant plusieurs heures. À son réveil, elle s’était aperçue que Carla n’était pas rentrée. Inquiète, elle avait bipé la moitié du service pour avoir de ses nouvelles. Finalement, n’ayant rien obtenu de concret, elle s’était résignée à lire une enquête du club des cinq qu’un aide-soignant lui avait apportée.

La doctoresse du nom d’Hanna venait souvent la voir. Elle était vraiment gentille, elle prenait le temps de lui expliquer sa maladie. Elle lui avait montré les courbes de poids des enfants de son âge et sa courbe à elle. Sa ligne ondoyait bien en dessous des autres. Halima restait calme, attentive à ses explications mais elle ne souhaitait qu’une chose : prendre ses crayons de couleurs et colorier les espaces entre eux, coudre les courbes, les resserrer artificiellement pour qu’on arrête de l’embêter. Ainsi, elle pourrait reprendre la danse.

Hanna lui avait assuré qu’elle allait pouvoir se réalimenter seule à partir du lendemain. Cette information l’avait assez perturbée. Elle s’était habituée à être nourrie par intraveineuse. Plus de corvée de repas, plus de tri sans fin, plus de cris contre sa mère : un soulagement.

Carla revint vers midi avec de nouveaux habits, presque souriante. Halima la dévisagea, stupéfaite de cette attitude. La jeune femme déposa un chapeau étrangement familier sur le porte-manteau.

— C’est Arthur qui te l’a donné ? s’exclama immédiatement Halima.

— Prêter on va dire.

— C’est gentil de sa part.

— Tout à fait, confirma la jeune femme en évitant son regard.

— Qu’est-ce que vous avez fait toute la journée ? Vous êtes allés vous promener ?

— Mmm. On va dire ça.

— Vous êtes allés dans la forêt ? insista-t-elle.

Carla la fixa sans comprendre.

— Tes chaussures sont pleines de boue.

La jeune femme haussa les épaules puis s’assit avec un râle satisfait et s’empara de la main de l’homme aux bleus. Toute son attention se retrouva happée par la contemplation de son aimé.

Halima soupira. Pourquoi personne ne restait avec elle comme le faisait Carla  ? Elle aurait tant rêvé qu’une personne abandonne tout et demeure ainsi, attendant un miracle improbable. Elle admirait la jeune femme pour cela. Il fallait avoir un sacré courage ou aimer follement cette personne pour abandonner son existence extérieure. Pourquoi son père n’était-il pas passé la voir  ? Elle le savait parti en voyage, mais un père en apprenant que sa fille était à l’hôpital ne devait-il pas revenir  ?

Elle ne reconnaissait plus sa famille… Elle souhaitait tellement retourner à sa vie passée, retrouver le sourire de son petit frère, les rires enlacés de ses parents, pouvoir danser à nouveau… Elle avait besoin de voir un visage amical, un être cher. Mais personne n’était là pour elle.

Perturbée par ce lacis d’émotions et de pensées, elle préféra se forcer à lire avant que ses larmes ne débordent de ses paupières et viennent souiller l’encre de l’ouvrage.

L’heure qui suivit lui sembla interminable, elle jetait quelquefois des coups d’œil à Carla, en espérant la trouver prête à discuter. Mais celle-ci, les mains abandonnées sur le corps de son amour, le fixait éternellement. À bien y réfléchir, c’était assez effrayant.

Plus elle apprenait à connaître cette femme moins elle comprenait son attachement à cet homme. Pour Halima, Arthur était de très loin le plus beau des deux. Il était d’une nature si débonnaire et accessible qu’elle se demanda qui pouvait éprouver de la haine à son égard. Personne, elle en était convaincue.

L’homme aux bleus, quant à lui, n’avait pas l’air très net. Surtout depuis qu’Halima savait qu’une autre femme était amoureuse de lui et que celle-ci était enceinte. Elle était passée la veille au soir et avait parlé de longues heures avec le blessé.

Carla sortit de son sac un énorme sandwich qu’elle se mit à mastiquer sans grâce. Entre les tranches de pain aux céréales, il y avait du jambon blanc et du fromage fluo, un peu visqueux. Halima demeura figée un moment, à observer la bouche qui engloutissait la nourriture, la langue qui léchait la mayonnaise nichée dans les commissures de lèvres, les dents qui mordaient la croute du pain. Une désagréable sensation l’envahit. Sa gorge se noua, son estomac se contracta, un haut le cœur la saisit : elle vomit sur le côté un liquide blanc et acide qui lui irrita la gorge.

Carla s’arrêta de manger, coupé dans son élan.

— Super spectacle, merci.

Des larmes montèrent aux yeux d’Halima alors qu’une infirmière venait à son chevet, lui donnait une serviette pour s’essuyer, lui disait des mots réconfortants qu’elle n’écoutait pas. Elle sentait le regard de Carla sur ses épaules, il ne la quittait pas : bizarrement, elle fut contente d’avoir détournée son attention, d’accaparer son temps.

L’infirmière lui posa quelques questions mais elle ne répondit pas. Elle s’empara seulement du verre d’eau tendu et le vida.

Carla était la seule personne avec qui elle avait envie de discuter.

Elle était la seule à ne pas la considérer comme une petite chose fragile à deux doigts de se casser : pas de formule de politesse, pas de « ma petite », pas de pincette dans ces paroles ni dans ses regards. Carla était sincère, abrupte, sans filtre. Halima avait l’impression d’être considérée comme une adulte et cela ne la gênait pas. Ne dit-on pas que certains évènements font grandir ?

Carla avait rangé son sandwich et rédigeait son journal. L’enfant mourrait d’envie de savoir ce qu’elle y écrivait. Cela devait être plus passionnant que le club des 5 et ses péripéties attendues. Elle se redressa avec difficulté sur son oreiller et s’empara des crayons de couleur placés sur sa table de chevet ainsi que d’une feuille qu’elle posa sur son livre. Elle prit son courage à deux mains et s’exclama :

— Carla, tu veux dessiner avec moi  ?

La jeune femme releva la tête, et la fixa, les yeux ronds.

— Euh, non.

— Tu sais, t’es pas obligé de dire non par principe…

— Par principe ? répéta-t-elle abasourdie.

— C’est ce que dit toujours ma maîtresse quand je ne veux pas faire quelque chose. Après, elle ajoute que les choses que je refuse pourraient d’ailleurs me plaire.

— Ouais bah c’est pas mon cas. Boucle-là et dessine.

Halima ferma une fermeture éclair imaginaire sur sa bouche et lui dédia un timide sourire qui masquait une énorme déception.

Elle commença à dessiner une danseuse. Le corps, les formes, l’attitude lui venaient naturellement mais la réalisation du visage la bloquait. Quels traits donner  ?

Elle observa la jeune femme toujours en train d’écrire et commença à imprimer ses traits à ceux de sa danseuse.

Son crayon de couleur noir s’agitait alors qu’elle noircissait certaines zones pour donner du relief, soulignait les contours, esquisser la forme des mains. Lorsqu’elle eut terminé, elle souffla sur le dessin pour disperser la sciure et fit bien exprès de l’agiter devant elle.

Carla se leva et se déplaça jusqu’à la fenêtre. Elle jeta un coup d’œil vers Halima qui se dépêcha de cacher son œuvre.

— Si tu veux voir, tu dois me demander.

— Pfff, mais j’en ai rien à faire de tes gribouillis.

— Même si ces gribouillis te représentent ?

La curiosité de la jeune femme dut être piquée, car elle abandonna sa contemplation du parking et se rapprocha.

— Vas-y, montre.

Le ton n’était pas agréable, mais cela suffisait. Elle lui tendit son ébauche. Carla resta silencieuse en découvrant le portrait. Halima sembla lire sur le visage de la jeune femme, un voile d’étonnement puis ses traits se durcirent.

— Tu dessines vraiment bien pour ton âge.

Halima sourit. Intérieurement elle savait que Carla était sincère, ce n’était pas le genre de personne à distribuer des compliments au monde entier.

— Merci, mais je ne sais réaliser que des danseuses.

— Par contre, tu as de la merde dans les yeux. La femme que tu as représentée, c’est pas moi.

Carla voulut lui rendre le dessin. L’enfant secoua la tête.

— Garde-le. C’est un cadeau. C’est ton futur toi.

La remarque sembla électrocuter son interlocutrice. Elle demeura immobile un instant puis se ressaisit et revint à la fenêtre.

— Tu veux que je t’apprenne à dessiner ?

— Non.

— Je ne vais pas te manger, tu sais.

Carla ne put réprimer un petit rire en entendant sa remarque. Elle marcha jusqu’à sa chaise, la récupéra et la fit traîner jusqu’au lit de la petite fille. 

— OK, Degas. Vas-y éclaire moi de tes lumières.

Le visage d’Halima se fendit d’un immense sourire et elle lui donna une feuille et des crayons.

— Ce qui est particulièrement important c’est la tenue de la danseuse et les mouvements. Imagine qu’elle danse, qu’elle tourne, qu’elle fasse une enjambée ou autre chose.

La petite fille accompagnait chacune de ces paroles par des mouvements souples des bras, les relevant avec grâce vers l’avant, pointant le ciel du doigt puis retournant ses poignets doucement. Ses yeux suivaient ses mains, plongeaient dans une interprétation dont elle seule connaissait l’origine alors que les sons et les mélodies revenaient en elle par vagues.

Carla semblait plus subjuguée par ses mouvements que par ses mots alors elle continua. Soudain, son visage se tordit de douleur. Ses bras retombèrent lamentablement sur le lit, ses lèvres se pincèrent.

— Tu devrais éviter de faire des efforts dans ton état… constata Carla.

— Je sais, mais la danse me manque… C’était toute ma vie. Le médecin m’a interdit d’en faire avant six mois. Mes os et mes muscles sont trop fragiles apparemment…

— Déjà tu pourras en refaire, estime-toi heureuse.

L’enfant acquiesça.

— Alors, tu as fini ? demanda-t-elle.

Carla lui tendit son « œuvre » avec une grimace. Elle avait dessiné un bonhomme bâton avec des cheveux très très longs. 

— C’est pas mal.

— Ouais tu parles, on dirait un chat qui a un balai dans les fesses.

Halima pouffa de rire.

— Mais non  !

— Bien sûr que si. Je ne suis pas douée. Le tien est mieux.

— Mais tu vas progresser, de toute façon on a beaucoup de temps devant nous.

Halima regretta immédiatement ses paroles, car le regard de Carla perdit toute sa joie, toute sa bonne humeur. En un clin d’œil, tout redevint comme avant : froideur, tristesse. Elle se leva et sans un mot s’assit en face de son bien aimé. Halima aurait tant voulu la sortir de sa grotte, lui faire oublier l’existence de cet homme.

L’enfant cherchait quelque chose de réconfortant à dire, mais quelles que soient ses paroles le temps d’amusement de Carla était dépassé. Comme si cette femme oubliait seulement quelques minutes l’existence de cet homme durant la journée…

* *

*

Halima mangeait en compagnie de son frère dans la cuisine. Une douce lumière baignait la pièce. Malik savourait son petit déjeuner et babillait près d’elle. Ses petites boucles brunes étaient encore collées à ses tempes. Aucune trace de ses parents. L’enfant laissa son regard se perdre par la fenêtre. Elle distinguait quelques branches d’arbre qui bourgeonnaient et cela la fit sourire. Le printemps arrivait. 

Malik se mit subitement à tousser. La petite fille reporta son attention sur son frère. 

Il semblait avoir du mal à respirer, ses petites mains se portaient à sa gorge. 

- Malik  ? S’écria-t-elle paniquée en se levant.

Le cou de son frère enflait, il gonflait à vue d’œil. Elle se jeta sur la boîte de céréales. Traces d’arachides. Oh non ! Son allergie ! Halima se mit à appeler ses parents à pleins poumons. Personne ne lui répondit.

Elle hurlait alors que le cou de son frère avait doublé de volume. Il ne pouvait plus respirer. Il allait mourir  ! Ce serait sa faute  ! 

Malik ! Malik !

Mais pourquoi était-elle seule  ?

Malik ! Malik !

— Chut, Halima ! Je ne peux pas dormir avec tes cris  ! 

La voix provenait de loin, très loin, comme un mirage.

Son frère mourrait devant elle. Il était tout rouge  ! Elle ne pouvait rien faire  !

— Non  ! Malik ! Malik ! hurla-t-elle de nouveau. Papa ! Mama !

— Halima  ! Calme-toi ! C’est un cauchemar  !

L’enfant sentit un contact chaud sur sa peau qui la ramena peu à peu à la réalité. Elle ouvrit les yeux. La chambre blanche et la lumière de fin d’après-midi lui donnèrent le tournis. Le cauchemar se désagrégea dans son esprit alors que les émotions lui collaient encore à la peau et que des tremblements de terreur parcouraient toujours son corps.

Elle renifla et balaya les larmes de ses joues. Carla se tenait au-dessus d’elle, une main sur son oreiller, une autre sur son épaule. Si proche. Dans son regard brillait une lueur inquiète. Instinctivement, la petite fille se redressa et passa ses bras autour du buste de la jeune femme. Le corps de Carla se raidit, mais elle ne la repoussa pas.

Halima resserra son étreinte. Elle avait son oreille juste en dessous de la poitrine de la jeune femme. Elle entendait son cœur battre. Carla avait bien un cœur. 

Cette chamade fut pour elle comme une berceuse et les affres du cauchemar se dissipèrent.

 

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Alice_Lath
Posté le 28/01/2021
Un bon chapitre à nouveau haha, tu as vraiment un très bon style épuré comme il faut, je me fais la réflexion à chaque fois
Je remets le pied à l'étrier de l'obsession du papillon haha et je dois dire que j'apprécie beaucoup Halima. Elle a assez de bon sens pour tous les adultes de la pièce et j'espère qu'elle va s'en tirer, pck c'est une vraie saloperie l'anorexie. Et yep, que Carla tourne la page, elle gagne rien à jalouser Bambie et à ainsi s'obstiner, même si je comprends son besoin d'ancrage
Makara
Posté le 28/01/2021
Coucou Alice ! Oh te revoilà ! Cela me fait très plaisir <3
ça m'avait manqué de lire tes ressentis <3 ( et puis ça éclaire ma journée :p)
Pleins de bisous volants <3
Gabhany
Posté le 25/09/2020
Mooooh j'ai tellement adoré ce chapitre ! J'adore que la farouche Carla se laisse attendrir par Halima, c'est trop mignon <3 J'aime bien la naïveté qui ressort de tes chapitres avec le Pdv d'Halima, ça nous donne une autre vision de Carla, ça nous redonne un peu confiance ^^
Je file lire la suite, bisous !
Makara
Posté le 25/09/2020
coucou bichette <3
Oui, la vision d'Halima nous permet d'avoir une Carla différente et nous redonne espoir^^
Je suis contente si tu as trouvé ça mignon, c'était le but^^
Bisous volants <3
Natha Li
Posté le 21/09/2020
Bon bon bon... elle n'est pas si méchante cette Carla!!! une relation presque fraternelle se construit entre elles.
Et DEGAS comme référence c'est juste par-fait ^^

A voir si la petite Halima (qui est loin d’être bête) a son rôle à jouer pour démêler ce thriller!!

Bisous
Makara
Posté le 21/09/2020
Coucou <3
Méchante Carla ? Mais non :p
Oui, c'est vrai que cela fait un peu relation fraternelle :)
Halima, future Degas !
"A voir si la petite Halima (qui est loin d’être bête) a son rôle à jouer pour démêler ce thriller!!" => Elle a un rôle ;)
bisous ma belle <3
Merci pour ton com !!!
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