Chapitre XVIII : Un jour de foire (modif : 20/12/2022)

Après un déjeuner riche en viande, Saphir sortit de sa tanière. Sous la douceur des rayons du soleil, il s’étira et poussa un puissant bâillement. Pendant quelques jours, il était dispensé de chasse et pouvait donc se reposer. Même s’il aimait cette activité, il approuvait cette idée, car il craignait de croiser la moadrin et le lépokyr. Et les tuer serait la seule solution. Des sentiments pleins de contradictions naissaient face à cette option. Après tout, pourquoi hésiterait-il ? Il les détestait et ne voyait pas en quoi il aurait du mal à agir. Mais la réaction d’Evannah lui ferait peut-être regretter son geste. Elle comprendra, pensa-t-il.

En bas, des yotoras couraient vers la sortie de la cité pour chasser dans les montagnes. Des jeunes s’étaient regroupés autour de Clya, garé près de la rivière. Inquiet, Saphir descendit et alla à sa rencontre. Il s’arrêta en entendant le Marionnettiste se laisser porter par ses émotions :

– Les kirnels sont de merveilleux artistes ! Ils ont sculpté des corps aussi solides que de la pierre ! Les visages de leurs enfants sont incrustés des plus beaux joyaux de Synoradel !

Amusés, les petits yotoras s’esclaffèrent en chœur.

– J’envie leur talent, continua-t-il. Mes filles sont magnifiques mais elles méritent mieux. Je ne suis qu’un amateur face aux kirnels.

– C’est certain ! lança un des jeunes, moqueur.

Les rires explosèrent de plus belle. Le Marionnettiste conserva sa jovialité.

– Avez-vous déjà rencontré des femmes, les enfants ? demanda-t-il. En-dehors de mes amies, je veux dire.

– Non, répondit un autre yotora. Vos créations ressemblent à des femelles qui existent vraiment ?

– Des femmes et des filles que j’ai rencontrées, que j’ai admirées et que j’ai aimées. J’ai voyagé dans tous les mondes de Synoradel pour donner naissance à mes filles.

Un « Ooooh » s’éleva dans l’assemblée. Saphir, qui se dressait derrière la foule, observa le spectacle, intrigué. Ses yeux se posèrent ensuite sur Sommeil, un yotora qui n’avait pas arrêté d’épier les poupées avec scandale. Parfum, le premier qui avait parlé, le remarqua et s’inquiéta :

– Tout va bien ? Elles ont quelque chose de particulier, ses filles ?

La joie tomba et tous les regards se tournèrent vers le petit nerveux.

– Mais… mais enfin ! Il les a sculptées et peintes ! Ce n’est pas normal ! s’indigna-t-il.

– Mais bien sûr, que c’est normal ! s’écria le Marionnettiste, toujours enjoué, je suis un créateur !

– La sculpture et la peinture n’appartiennent qu’aux kirnels ! Vous n’avez pas le droit d’imiter leur art !

– C’est vrai, affirma un autre yotora. Ils n’ont pas dû être contents quand ils les ont remarquées.

– Oh non ! s’exclama le vagabond. Enfin, si l’on considère que la destruction de leurs paysages était un signe de colère… Mais je plains les yotoras capables de sculpter ce qu’ils imaginent. Qu’est-ce que vous en faites ?

– Ils finissent à Uvrenel. Imiter l’art des kirnels est un acte arrogant.

– Je n’ai aucune envie de leur voler quoi que ce soit ! se défendit le Marionnettiste, mal à l’aise. J’ai tellement de points communs avec les kirnels, mais…

– Oh ! Saphir ! remarqua Sommeil.

Le guerrier salua son camarade et s’approcha de la bande qui le regardait avec curiosité.

– Tu as d’étranges compagnons, constata son jeune ami. L’humaine était-elle vraiment attristée par la chute de la moadrin ?

– Elle n’est pas habituée à une telle violence, laissez-la, répondit sèchement Saphir. Quant à vous, Marionnettiste, soyez prudent. Des yotoras peuvent être plus agressifs que Sommeil si vous continuez à vanter votre art.

– Ne vous en faites pas, Saphir. Tout le monde m’a pris pour un simple collectionneur. Les enfants, je vous fais confiance. Ne dites rien, d’accord ?

Les petits acquiescèrent et partirent, mais s’arrêtèrent aussitôt quand ils virent Evannah et Lyzel. Le guerrier constata leurs mines perturbées. La bande souhaita au Marionnettiste une bonne journée et s’éloigna en murmurant. Quelques yeux guettaient les filles.

– Il s’est passé quelque chose ? demanda Saphir, inquiet.

– Non, rien de grave, répondit Evannah.

Cela ne le convainquit pas.

– Nous avons rencontré un Souffre-Douleur et j’ai vu des yotoras le maltraiter, avoua-t-elle.

– Je vois. Mais tu n’as pas à t’en faire pour lui, dit Saphir, impassible.

– Je le sais.

Elle baissa les yeux. Lyzel déclara qu’elle remontait pour manger. Une fois son amie partie, Evannah leva la tête vers Saphir.

– Les traîtres… vous les tuez, non ? s’informa-t-elle.

– Oui, ils subissent le supplice du lépokyr, le pire châtiment qui soit. Les yotoras ayant trahi leur monde sont écartelés devant toute la meute. Lorsque nous mourons, nous nous changeons en pierre et nos corps sont placés sur les montagnes. Quand un traître meurt, on le réduit en poussière. Même les cadavres des Souffre-Douleurs sont transportés vers nos cimetières.

– C’est horrible ! Je comprends que vous ayez p...

– Non ! Il ne s’agit pas de ça ! s’emporta Saphir.

Evannah se figea, les yeux écarquillés. Non, le châtiment qui l’attendait ne lui faisait pas peur. Il n’avait pas à avoir peur. Il n’avait pas trahi sa meute et Orage en était témoin. Malgré son sarcasme, ce dernier le confirmerait. Jamais il ne se sacrifierait pour une moadrin !

Il s’éloigna et Evannah le suivit. Il ne la chassa pas, mais ne lui adressa pas un seul regard. Il ne savait plus où il en était. Il était furieux contre tous. Contre les Peaux de Pierre qui refusaient de s’opposer à Mosdrem. Contre ses compagnons qui ne faisaient que le ralentir. Contre Nuage qui ne voyait pas sa peine. Et surtout, contre lui-même qui était perdu, qui était déchiré par ses promesses, qui ignorait ce qu’il voulait.

- Dans ce cas, quel est le problème ? lui cria Evannah qui essayait tant bien que mal de le rattraper.

Saphir ralentit mais ne se retourna toujours pas.

- Viens avec moi, lui enjoignit-il.

La jeune humaine arriva enfin à ses côtés et ils marchèrent en silence. Ni l’un, ni l’autre ne désirait aborder de nouveau le sujet. Ils longèrent les piliers ambrés et passèrent sous les plateaux qui luisaient comme des mares de miel. La meute était plus affairée que la veille et courait dans tous les sens. Des chasseurs revenaient avec d’énormes proies, accueillis par les aboiements admiratifs de leurs amis. Ces derniers, de rang égal, fondirent sur le butin et l’amenèrent chez eux pour le cuisiner. Les jeunes jouaient entre les piliers et laissaient leurs Nebulas s’exprimer. Evannah sursauta quand l’un d’eux cracha un jet de flammes qui brûla les fleurs de cristal. Le feu les brisa et le vent souffla sur les morceaux qui s’éparpillèrent sur le sol comme de la poussière.

Saphir se dirigea vers la foire, lieu déserté par les adultes et où les enfants étaient les Alpha. Un escalier montait vers plusieurs plateaux où des toboggans en colimaçon surgissaient de partout. Les jeunes yotoras sautaient dans des rivières qui descendaient vers les plateformes inférieures. Des balançoires volaient jusqu’aux nuages. Le guerrier s’arrêta quelques secondes pour les admirer et pour se replonger dans les premières années de sa vie de louveteau. D’abord angoissé à l’idée de monter si haut, il s’était lancé en espérant toucher les deux anneaux rouges qui traversaient le ciel.

Saphir parcourut la foire, Evannah sur ses talons. Elle avançait lentement, absorbée par l’ambiance joyeuse. Les petits couraient partout et leurs rires apaisèrent l’esprit de l’Adamantin. Ici, personne ne distinguait les rangs. Le parfum des sucreries et des pâtisseries l’emmenait dans un monde de tendresse, le jaune et le violet qui habillaient les attractions lui faisaient oublier la couleur du sang. Saphir enviait l’insouciance des enfants, car malgré la magie de ce lieu, il repensait à ce jour qui s’était gravé dans sa mémoire. Ce jour qui avait fait de lui ce qu’il était aujourd’hui.

Saphir traversa cet univers de liesse et monta les escaliers de la tour qui se dressait au centre. Evannah le rattrapa, mais ralentit derechef en apercevant les pierres lumineuses. De mille couleurs, elles formaient des animaux de tout monde. Leur course sur les murs égayait l’endroit sombre et sans fenêtre. Le yotora et l’humaine grimpèrent dans le silence et arrivèrent sur un balcon. Éblouis par le soleil, ils admirèrent la vue. Devant eux s’élevait un arbre artificiel sur lequel se balançaient des jeunes.

– La fillette que j’étais aurait adoré être là, souffla Evannah, émerveillée.

– L’enfant que j’étais avait peur de cette foire, avoua tristement Saphir.

– Ah, et pourquoi ?

– Ça, c’est une histoire que j’ai voulu oublier.

Le guerrier s’imprégna d’un souvenir douloureux et devint attentif au moindre détail.

– Cette foire que tu vois devant toi a été reconstruite, il y a plus de quatre-vingts ans. J’étais là lorsqu’elle a été détruite.

– Oh ! fit Evannah, choquée. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Des moadrins. Comme tu l’as deviné. C’était un vrai massacre en ce jour de foire. J’y étais avec un ami, Étoile. On s’est amusés dans nos attractions préférées, quand Étoile a aperçu du haut d’une des balançoires des moadrins qui surgissaient d’un portail. Ils se sont jetés sur les yotoras, adultes et enfants, et les ont exterminés. Pris de panique, nous avons tenté de fuir vers la sortie, mais nous nous sommes perdus à cause de la foule affolée. Les guerriers présents ont fait leur maximum pour protéger tout le monde, mais les moadrins étaient nombreux.

« Je me suis extirpé de ce torrent déchaîné et j’ai couru entre les attractions. Par chance, je n’ai croisé aucun moadrin. Je voulais absolument me cacher et attendre que tout se calme. Je me suis réfugié dans un restaurant et je suis resté sous une table couverte d’une nappe. Je me suis dit que quelqu’un viendrait me chercher une fois le massacre fini. Effectivement, quelqu’un est venu, mais ce n’était pas un yotora.

« J’entendais ses pas et je voyais l’ombre de son lépokyr à travers la nappe. Je craignais qu’ils surprennent mes membres trembler sur le carrelage. Le moadrin est passé devant la table sans me remarquer, mais son lépokyr traînait son museau sur le sol. La sueur m’avait sans doute trahi à ce moment-là, car le monstre avait senti mon odeur. J’ai encore aujourd’hui la vision de son nez qui inspectait sous la table. Quand il a cessé de remuer, mon cœur s’est arrêté comme si mon corps se changeait déjà en pierre.

« Le lépokyr a arraché la nappe. Quand il m’a vu, il a hurlé à m’en rendre sourd. Assommé et tétanisé, je n’ai pas trouvé le courage de fuir. Je savais que c’était inutile et que le monstre serait plus rapide que moi de toute façon. J’ai eu la force d’éviter un coup de dents et de me réfugier sous une autre table. Le lépokyr les a toutes renversées en criant de rage. Il a écrasé mon bassin de sa grosse patte. Alors qu’il me traînait jusqu’à sa gueule, j’ai vu son adelphe arriver.

« Le moadrin s’est arrêté en découvrant quelle proie avait attrapée le lépokyr. Il a couru vers lui pour desserrer sa prise. Il lui a hurlé de me laisser, que c’était inutile de me tuer. J’ai senti son poids se dégager de mon bassin, mais j’étais statufié par la frayeur. Les deux Adandrisiens se disputaient au-dessus de moi. Le moadrin lui a rappelé qu’ils avaient plus important à faire. Le lépokyr a finalement abandonné et est sorti avec son adelphe. J’ai osé tourner mon regard vers eux et j’ai croisé celui du moadrin. Je ne sais toujours pas comment l’interpréter aujourd’hui.

– Alors… vos illusions se sont brisées ? comprit Evannah, subjuguée par une telle histoire.

Saphir opina de la tête.

– Tout ce qu’on m’avait appris s’est déconstruit. Les adultes manipulaient les générations futures dans le but de maintenir la haine de l’ennemi. Durant des semaines, je me suis senti trahi, mais jamais je ne me suis exprimé auprès de qui que ce soit. Dès notre plus jeune âge, on nous enseigne à haïr les moadrins. On nous a toujours raconté que ce sont des êtres dénués d’intelligence et contrôlés mentalement par les lépokyrs, d’où la Nebula de l’Empreinte. Selon Ibyulis, le lépokyr est un animal vorace qui ne vit que pour le massacre et soumet un moadrin pour exercer un pouvoir dévastateur. Enfant, je ne me suis jamais posé la question de savoir si c’était vrai. Nuage et ma meute m’ont enseigné que nos ennemis étaient ainsi. Ils avaient combattu les moadrins et je croyais que c’était la vérité. Je me rappelle avoir eu peur de me retrouver face à un moadrin, mais Nuage me rassurait en vantant mes Nebulas.

– Pourtant, vous éprouvez de la haine envers les moadrins. Qu’est-ce qui vous a changé ?

– Je n’ai jamais eu de sympathie envers les Adandrisiens, Evannah. Après que le moadrin et le lépokyr sont partis, des adultes m’ont trouvé quelques minutes plus tard dans le restaurant. Lorsqu’ils m’ont demandé ce qui m’était arrivé, je leur ai dit la vérité, mais ils pensaient que je délirais. J’ai affirmé avec véhémence que je ne mentais pas, mais ils m’ont amené auprès de Nuage qui était mort d’inquiétude. J’ai marché parmi des cadavres d’enfants. Ceux qui ont survécu étaient mutilés. Certains en ont gardé un profond traumatisme, d’autres ont succombé à leurs blessures. Moi-même, je tremblais aux côtés du yotora qui me guidait. J’ai raconté à Nuage ce qui m’était arrivé. Il m’a dit que j’avais eu beaucoup de chance d’être tombé sur un moadrin faible et m’a interdit de parler de cette histoire. Je lui ai obéi jusqu’à maintenant.

« Passé cet événement, je me suis souvent demandé si je pouvais me battre pour mon monde. Lorsque nous atteignons l’âge de notre premier entraînement, nous allons dans de grandes arènes pour nous former sous la surveillance d’adultes expérimentés. Là, nous nous retrouvons seuls face à un lépokyr sauvage et affamé. Les guerriers ont fait entrer la bête qui s’est ruée sur moi. J’étais effrayé, incapable de faire le moindre mouvement. Mes maîtres ont arrêté le lépokyr et l’ont enfermé dans sa cage. Après ça, on m’a renvoyé chez moi. Quand Nuage a appris ce qui s’était passé, il m’a avoué que lui aussi était terrorisé la première fois qu’il avait dû affronter un lépokyr. Tout le monde l’était. Ce sont des créatures féroces qui n’éprouvent aucune pitié envers leur adversaire. C’était donc normal d’avoir peur. Mais chez moi, ça n’avait rien d’ordinaire.

« Les tentatives suivantes ont été des échecs. Les maîtres avaient perdu tout espoir et s’imaginaient la même chose que moi : je ne me battrais jamais contre un moadrin, pour Ibyulis. Je ne suis plus allé dans l’arène. Nuage a toujours été le seul qui croyait en moi. Il pensait que je ne devais pas abandonner, que j’étais tout à fait capable de massacrer des centaines de moadrins. Mes Nebulas m’ont doté d’une force surnaturelle, elles m’ont destiné à une vie de combats et de victoires. Nuage a appris à apprivoiser ma peur. Il m’a emmené auprès des cages des lépokyrs pour les connaître. Quelques-uns se sont jetés sur les barreaux dans le but de me croquer. Je n’ai pas réussi à rester calme, mais Nuage m’encourageait, m’ordonnait de les regarder dans les yeux, d’écouter leurs cris perçants. Il m’accompagnait souvent pour les voir tout en me racontant de quoi ils étaient capables. Et de quoi moi j’étais capable.

« Et puis, j’y suis allé seul. Je provoquais les lépokyrs dans le but de m’habituer à leur colère. Je passais un bras à travers les barreaux, puis mon museau. Mais la peur était encore là et me retenait de toucher leur pelage. L’un d’eux a essayé de m’arracher la patte. Je me suis écarté de la cage, tremblant et gémissant. Une bande de yotoras de mon âge se tenait à quelques pas de moi et avait ri. Je me suis énervé et ils m’ont crié que je n’étais pas digne de faire partie des Bêta, que ma place était parmi les Oméga. Ils m’ont dit que mes visites étaient inutiles, qu’Ibyulis ne voulait pas d’un faible comme moi, que tout le monde avait abandonné l’idée de faire de moi un guerrier. Après avoir lancé ces mots douloureux, ils sont partis en ricanant. Les lépokyrs hurlaient dans leur cage pour confirmer ce qui avait été prononcé. Je suis rentré avec ces paroles ancrées en moi.

Il y eut un silence. Saphir avait l’impression de raconter ce passage comme s’il le vomissait. Son cœur battait sous la haine et la souffrance. Evannah n’osait pas lui adresser un regard, mais elle était attentive.

– Toute la soirée, j’ai cherché un but à ma vie, reprit-il. Qu’est-ce qui me poussait à devenir un guerrier ? J’ai observé les anneaux d’Ibyulis et les étoiles. Il existait des mondes aux peuples et aux coutumes divers. Je rêvais de quitter le mien pour aller à leur rencontre, parler d’Ibyulis. Je souhaitais m’échapper d’un quotidien ennuyeux. Mon cœur battait à l’idée de fouler les terres voisines, même celles d’Adandris. Mais je désirais aussi prouver que j’étais digne de combattre pour Ibyulis, que je pouvais être puissant comme un Alpha.

« Lorsqu’une personne veut briser le rêve d’une autre, sa pire erreur est de la rabaisser. Ses paroles ne sont un obstacle que si l’on décide de les croire. Pour moi, elles sont un moteur. Elles me poussent à renverser les espoirs de cette personne malveillante qui a peur de mes capacités. Elles m’encouragent à montrer qui je suis réellement.

« Les jours suivants, je n’ai cessé de penser à ce qui a été dit. Puis, je suis allé voir Nuage et je lui ai annoncé que j’étais prêt. Il m’a cru et m’a amené dans l’arène. Malgré la réticence des maîtres, je suis entré et j’ai insisté pour qu’ils n’interviennent pas. Bien sûr, ils ont refusé.

« J’ai attendu que mon ennemi vienne. J’étais terrorisé et je m’en voulais d’avoir écouté les paroles blessantes des jeunes de mon âge. Je sentais que ça allait être un nouvel échec. J’affichais une allure pleine d’assurance, mais mon esprit me murmurait que je n’y arriverais pas. Ces paroles sont revenues et mon cœur a hurlé que non, ma place était parmi les Bêta.

« La porte face à moi s’est ouverte et un lépokyr a surgi pour se jeter sur moi, les crocs découverts. Les mêmes que ceux qui avaient essayé de me dévorer à la foire. Je n’ai fait qu’esquiver le monstre qui m’effleurait à chaque tentative. Les maîtres me hurlaient de l’attaquer, de réveiller mes Nebulas. Je leur ai obéi et j’ai frappé dans les flancs du lépokyr, ce qui l’a énervé davantage. Il s’est cabré et m’a asséné un coup de griffes sur le bras. Il m’a plaqué au sol pour planter ses crocs dans ma gorge. J’ai durci ma peau pour me protéger. Les maîtres étaient prêts à intervenir, mais je leur ai crié de ne rien faire. Le lépokyr serrait les mâchoires pour briser l’armure que j’avais créée sur mon cou, mais j’ai résisté. Il a lâché sa prise et j’en ai profité pour lui envoyer un coup de poing dans la gueule. Il a gémi de douleur, s’est reculé et a chargé sur moi lorsque j’étais debout. Mes Nebulas ont durci mon bras, ma main et mes doigts. Quand le lépokyr était arrivé près de moi, je lui ai rompu le cou avec toute ma force. La bête s’est effondrée à terre et ne s’est plus relevée.

« Il m’a fallu quelques secondes pour que je réalise ce que j’ai fait. Mes membres frémissaient et mes Nebulas s’agitaient comme une tempête. Les jeunes yotoras de mon rang se sont jetés sur moi pour me féliciter. Nuage a surgi dans l’arène pour exprimer toute sa fierté. Quant aux maîtres, ils cachaient avec peine leur étonnement, mais éprouvaient de la satisfaction. Depuis ce jour, je suis revenu pour poursuivre un entraînement normal.

« J’ai grandi avec cette intention de montrer ma valeur aux yeux de la meute. J’ai nourri ma haine des lépokyrs et des moadrins dans ces arènes. Ces monstres ont su me faire peur, m’ont affaibli, mais j’ai réussi à me relever et à être fort. Lors d’une mission qui consistait à se débarrasser d’un groupe de moadrins dans les montagnes, j’ai perdu mon œil et mes cornes à cause d’un lépokyr. Mes camarades l’ont tué avec peine, mais nous nous en sommes sortis sans plus de blessures. Cette mutilation a été dure à accepter. Dans chaque miroir, je voyais la figure de deux monstres : la mienne qui était enlaidie par la guerre et celle d’un animal qui symbolisait mes peurs et mes colères.

« Aujourd’hui, tu es venue à moi, Evannah. Les événements ont fait que j’étais forcé de m’allier à une moadrin. Son visage est pareil à celui de n’importe quel ennemi, mais son cœur est tout autre. Elle est hargneuse et sauvage, mais agit par amour pour son frère, tout comme moi j’agis par amour pour ma meute. Je ne veux plus de sa mort, mais je ne veux pas trahir les Peaux de Pierre.

– Iuka doit se sentir aussi coupable que vous et elle a besoin d’aller dans Leïvron. Saphir, il y a sans doute un moyen. Nous devons la retrouver.

– Pour l’instant, c’est impossible. Cela serait curieux si nous partions à sa recherche. Même si j’annonçais notre départ pour Maciurim, nous ne pourrions pas retourner à l’endroit de sa chute, car c’est à l’opposé du portail.

– Nous trouverons peut-être une solution. Saphir, qu’est-ce qu’on peut faire, en attendant ? Tu sais que je ne veux pas abandonner Iuka.

– Pour l’instant, je l’ignore, mais on pourrait aller voir les enfants. Ça nous changera les idées.

Evannah accepta sa proposition et le suivit jusqu’en bas des escaliers.

Ils jouèrent ensemble avec les petits, partageant leur insouciance. Saphir était amusé par Evannah qui considérait les jeunes yotoras comme des chiots. Aucun d’eux n’avait pris une apparence anthropomorphique et l'humaine se plaisait à enfouir ses mains dans leur pelage duveteux. Les enfants se laissaient faire et se battaient pour aller dans ses bras. L’un d’eux lui offrit même une sucette, mais Evannah, ayant gardé un mauvais souvenir de la nourriture, déclina. Saphir lui expliqua que les friandises d’Ibyulis étaient à base de fruits et non de viande. Evannah accepta alors le cadeau.

Quand ils marchèrent au centre de la foire, ils aperçurent des couronnes et montagnes de confiseries. Les enfants s’agglutinèrent autour de ces monuments de gourmandise pour se servir. Beaucoup prirent des sucettes rondes qu’ils croquèrent. Evannah venait de finir la sienne et courut vers les grands toboggans qui se terminaient dans une piscine, au pied des plateaux. Elle regarda avec amusement les eaux emporter les petits. Leurs cris excitèrent sa joie et la firent rêver. Mais elle refusa d’y aller, car elle devrait laisser ses vêtements et les jeunes en profiteraient pour les voler.

L’après-midi se déroula dans l’insouciance et l’euphorie. Quand la foire commença à se dépeupler, le guerrier décida qu’il était temps de partir. Evannah ne s’y opposa pas, car ses yeux réclamaient le repos.

Une fois sortis, Saphir grommela en apercevant Orage arriver. S’il y en avait un qui portait bien son nom, c’était lui. À son regard moqueur, il venait pour annoncer une nouvelle qui allait les perturber.

– Saphir ! s’écria-t-il. J’espère que ta journée s’est bien passée et que tu as pu prendre une pause bien méritée.

– C’était parfait, répondit froidement le jeune yotora. Mais Evannah et moi avons besoin de nous reposer. Laisse-nous, maintenant.

– Désolé, mais je crois que tu ne verras pas ta tanière avant le lendemain.

– Et pourquoi ça ?

– Car ta moadrin a été aperçue. Et nous te demandons de nous suivre. Tu souhaites bien l’éliminer une bonne fois pour toutes, non ?

Son regard croisa celui d’Evannah qui avait gardé son calme à cette annonce. Saphir pouvait sentir un étrange mélange de soulagement et de peur émaner d’elle.

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maanu
Posté le 15/06/2022
Salut !
J’ai beaucoup aimé ce chapitre ! C’est toujours sympa d’en apprendre un peu plus sur les espèces que tu as inventées, et sur la façon dont elles s’organisent socialement (ici, par exemple, sur l’interdiction d’imiter l’art des kirnels, ou sur le sort réservé aux traîtres réduits en poussière, avec en prime une description plus poussée de leur ville), ça donne plus de complexité à ton univers, et ça le rend plus plus concret :)
Ce chapitre donne aussi plus de profondeur au personnage de Saphir, je trouve, en montrant les sentiments contradictoires qui le tourneboulent depuis qu’il a rencontré ta petite troupe. C’est d’autant plus intéressant que depuis le début il est montré comme un personnage fort, décidé, et plutôt stoïque. L’histoire qu’il raconte sur ce qui lui est arrivé enfant est introduite de façon très pertinente dans le récit, c’est toujours intéressant ces histoires de faux méchants diabolisés, dont on découvre qu’ils ne sont pas si mauvais que ça (surtout là, avec la description de la façon dont les jeunes yotoras sont conditionnés pour haïr les lépokyrs et moadrins, en particulier de la part de Nuage dans le cas de Saphir, et là aussi c’est sympa de découvrir une facette plus « sombre » de Nuage, vu jusque-là comme un protecteur). On comprend bien de quelle façon ça perturbe la manière de penser de Saphir. Pas étonnant qu’il se sente un peu paumé… ^^

- « Il les détestait et ne voyait pas en quoi il aurait du mal. » → il manque peut-être quelque chose à la fin de cette phrase : il aurait du mal à quelque chose (les tuer, par exemple). Sinon, ta phrase a un petit goût de pas fini ;)
- « Je n’ai aucune envie de leur voler quoique ce soit » → « quoi que ce soit »
- « Mais je plains ceux qui sont capables de sculpter ce qu’ils imaginent. » → tu veux dire ceux qui sont capables de sculpter, ou ceux qui le font ? Certains yotoras sont capables de sculpter et d’autres ne le peuvent pas ? Ou c’est simplement que certains yotoras aiment sculpter, et se risquent à le faire malgré l’interdit ? (d’ailleurs, ici, tu devrais remplacer « ceux » par « les yotoras », on comprendra mieux de qui tu veux parler)
- « il repensait à ce jour qui s’était gravé sa mémoire » → il manque le « dans »
- « Après que le moadrin et le lépokyr soient partis » → « sont partis » (je faisais la même faute jusqu’à il y a peu, mais quelqu’un m’a corrigée dernièrement, et apparemment il faut mettre de l’indicatif après « après que » ;) )
- « Lorsqu’ils m’ont demandé ce qui m’est arrivé » → « ce qui m’était arrivé »
- « je ne me battrai jamais contre un moadrin » → « je ne me battrais jamais »
- « Les lépokyrs hurlaient dans leur cage pour confirmer ce qui a été prononcé » → « ce qui avait été prononcé »
- « mais elle était attentivement » → « attentive »
- « Ses paroles ne sont qu’un obstacle que si l’on décide de les croire » → « ne sont un obstacle »
- « Je leur ai obéi et je l’ai frappé dans les flancs du lépokyr » → « j’ai frappé »
- « Quand le lépokyr était près de moi » → plutôt « est arrivé près de moi »
- « Mais elle refusa d’y aller, car elle devrait laisser ses vêtements et les jeunes en profiteraient pour les voler. » → parce que les yotoras sont intrigués par les vêtements humains, c’est ça ? J’ai le vague souvenir que tu aies parlé de ça il y a quelques chapitres, mais tu devrais le repréciser ici, parce qu’on pourrait croire que les enfants yotoras sont une bande de voleurs ;)
- « Quand la foire commençait à se dépeupler » → « commença »
- « Car ta moadrin a été aperçue. » → ce serait sûrement plus naturel de remplacer « Car » par « Parce que »

Je vais aller lire la suite, maintenant, parce que j’ai un peu peur pour Iuka… ^^
DraikoPinpix
Posté le 09/10/2022
Coucou !
Je prends enfin le temps de répondre à tes commentaires. Merci encore de l'attention que tu portes envers cette histoire !
Je suis contente que mon style et ma narration aient fait effet sur Saphir comme il le fallait :)
Alors, concernant la sculpture, je parlais surtout des yotoras qui avaient la capacité nébulienne de sculpter. Comme c'est interdit, le Marionnettiste imagine le sort qui leur est réservé ^^
Et oui, les yotoras sont intrigués par les vêtements ^^
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