Point de vue : elle
J'ai dû avoir un moment d'absence. Ça ne m'était jamais arrivé jusqu'ici. Je ne sais pas comment ça a pu se produire, après toutes ces années à faire le même job. Je n'ai aucune idée de ce que j'avais dans la tête pour lui montrer ces horreurs, en pleine nuit et pendant qu'il dormait. Ça pourrait passer pour un cauchemar. Je ne pourrais même pas les décrire, mettre de simples mots dessus. J'ai envie de tout laisser sortir, moi aussi. C'est vraiment immonde. C'est la connerie la plus énorme que j'ai jamais faite. Les chances pour qu'il accepte sont assez minces. Avec ces images qui tourneront en boucle dans sa tête, il me prendra sûrement pour une folle et il ne voudra rien entendre de moi. Il pourrait devenir fou lui-même, à voir toutes ces morts.
Je me demande ce qui la poussé à acheter ce livre sur un coup de tête, je ne le comprends pas. Le titre est peu commun, La Mort et moi. Je ne sais pas mais ce qui l'attire. Il lit le résumé, c'est assez bizarre. C'est probablement le dernier livre que j'achèterai. Rien ne donne envie de se plonger dedans. Rien, mais alors rien du tout. Je me demande même comment il a pu être édité.
Maintenant, il sait que je suis une femme. Il ne se doute pas encore que je suis cette femme toute sale habillée avec des vêtements en lambeaux. Enfin, je ne crois pas, il ne me semble pas. De toutes manières, qu'il sache ne changerait rien.
Il baille parce qu'il est fatigué. Il se frotte les yeux. Il repose le bouquin sur la table basse avant d'aller se coucher. Il s'allonge sur le dos, les doigts entrelacés, les mains sur le torse. Il regarde le plafond et il imagine un ciel étoilé à la place. Mais il revient vite à la réalité et il est déçu de ne voir plus qu'un plafond blanc et froid. Sans âme. Il est pris d'une soudaine envie de pleurer. Les larmes se mettent à couler. Ça ne s'arrête pas. Il ne comprend pas pourquoi. Et moi non plus. Il doit avoir besoin de tout laisser sortir. Pour une fois qu'il le fait, ça change un peu. Lui qui, d'habitude, garde tout pour lui et ne montre jamais rien aux autres. C'est bien qu'il se laisse aller comme ça de temps en temps Il s'assoupit, les joues encore mouillées et rougies par les pleurs. Il bouge, il se tourne dans tous les sens.
Il sourit de toutes ses dents. Je me demande à quoi il pense ou à quoi il rêve. Je ne veux pas entrer dans son esprit parce que je me lasse de tout le temps savoir ce que les gens pensent. Et savoir tout sur tout n'a pas d'intérêt. En plus, ça t'arrive dans les oreilles et ça bouge dans tous les sens. Ça fuse et ça cogne aux quatre coins de ton crâne. Ton cerveau sature d'informations jusqu'à surchauffer et provoquer des bugs. J'en ai marre de tout ça.
Je crois bien que j'ai besoin de repos mais je ne peux pas prendre de vacances comme les humains le font. Ça me plairait bien pourtant. De faire des pauses plus ou moins longues de temps à autre et reprendre le boulot plus tard. Mais je ne peux pas, ça fait partie de mon job. Je dois être ici à toute heure, partout et nulle part en même temps. Je sens que mon corps me lâche petit à petit, que mon esprit m'abandonne peu à peu. Mon cœur commence à se faire entendre. Mon cerveau me crie que j'ai de plus en plus de mal à me raccrocher à la vie. Il me hurle que l'histoire doit se conclure maintenant. Qu'il est temps pour moi de partir, de m'endormir, parce que je me consume à petit feu.
Son réveil sonne. Il tâtonne pour l'éteindre. Il n'a pas bien dormi. Il se souvient avoir fait un mauvais rêve pendant la nuit. Ça le tourmente un instant parce qu'il ne sait plus quel en était le sujet. Il a mal au crâne. Il prend une aspirine. Il s'habille en vitesse. On dirait qu'il a perdu la notion du temps en cours de route. Il se fait un café pour se réveiller. Il se sert un bol de céréales, pour se remplir le ventre et tenir jusqu'à midi. Un coup de brosse à dent et un coup de peigne dans les cheveux. Il s'aperçoit dans le miroir en prenant les clés. Il se dit qu'il a une sale tête. Ça se voit qu'il a mal dormi avec ses cernes profondes. Il ferme la porte, sac et veste à la main.
Il marche jusqu'à l'arrêt pour attendre le bus. Il y a des gens à côté de lui mais pas un seul regard ou une quelconque parole entre eux. Ils ne comprennent pas. Ils le regardent de travers. Ils se demandent tous d'où vient ce jeune mal élevé, avec sa sacoche trouée et sa mine déterrée.
Il monte dans le bus. Il ne dit pas non plus de politesses au conducteur. Il y a certaines de ses connaissances mais il ne s'en aperçoit même pas. Il leur tourne le dos. Il s'accroche à la barre comme si sa vie en dépendait. Il a l'air d'un homme encore embué par les vapeurs d'alcool de la veille. C'est ce que tout le monde se dit mais personne ne sait ce qu'il traverse en ce moment. Un arrêt, deux personnes montent.
Il regarde dehors, il fixe le vide. Comme s'il s'arrêtait de vivre le temps de quelques secondes, comme si son pouls avait ralenti la cadence d'un seul coup. Les larmes sont là, prêtes à jaillir, mais il les garde en cage. Tous ces gens autour, cette oppression et ce sentiment que tout ça n'arrive qu'à lui. Il ne se sent pas dans son assiette.