Chapitre XX : Ark'solius (maj : 27/12/22)

Les blessés ne marchèrent pas bien longtemps dans la forêt. Evannah s’assura que leur état ne se dégradait pas pendant le trajet. Les racines saillantes manquèrent de les faire trébucher plusieurs fois. Quand cela arrivait, Foudre Bleue servait d’appui à Iuka, au plus grand déplaisir de sa monture. Mais malgré sa patte ensanglantée, le lépokyr se déplaçait vite. Il ne s’arrêtait que pour s’ébrouer à cause de l’humidité qui se déposait sur son pelage. Le Marionnettiste bénissait le métal de ses mains qui résistait à la rouille, mais pestait contre cet endroit trop naturel pour lui.

Lorsqu’elle n’avait pas les yeux sur ses compagnons, Evannah promenait son regard partout sauf sur son chemin. Les arbres s’écartaient au fur et à mesure de leur avancée pour dévoiler un ciel bleu électrique parsemé d’étoiles. La nuit régnait éternellement dans Ermyr. Suspendues aux branches, des balles blanches décoraient la voûte céleste comme des milliers de pleines lunes. D’étranges exocets volaient entre les feuilles en formant des vagues alors que de gros insectes, croisés entre un homard et un mille-pattes, serpentaient sur les racines. Impressionnée, Evannah se demandait si ces derniers étaient dangereux. Foudre Bleue tendit sa gueule pour en croquer un, mais sa sœur le retint et lui fit savoir qu’il n’en avait pas le droit.

Le groupe arriva dans une clairière où l’herbe s’éclaircissait et se teintait de violet. Les troncs étreignaient l’endroit et les fruits foisonnaient. Evannah trouvait qu’ils ressemblaient à des fraises des bois vertes. Étaient-ils mûrs ? Elle s’abstint de le vérifier.

– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de s’installer ici, confia-t-elle avec inquiétude.

– Clya ne peut pas se poser sur les racines, ni entre les arbres, répondit le Marionnettiste. Il n’est pas suffisamment petit pour se cacher.

– J’ai bien peur qu’on se fasse remarquer. Je sais que la dimension d’Ermyr n’est pas laxiste.

– Si l’on se tient tranquille, tout se passera bien, Evannah.

La jeune fille esquissa une mine dubitative et s’assit sur les marches de l’atelier ambulant. Foudre Bleue boita devant elle. Le sang avait cessé de couler mais les croûtes le démangeaient. Iuka l’analysa avec attention. Le frère et la sœur communiquèrent avec des cris aigus.

– Une morsure de yotora, en déduisit la moadrin. Ce n’est pas si grave.

Elle conduisit le lépokyr vers une mare pour nettoyer la plaie. L’eau se teignit d’un vert foncé, comme une infusion. Foudre Bleue subissait le traitement sans gémir, même s’il tressautait à cause des picotements dus à la désinfection.

Le Marionnettiste rentra dans son atelier et en sortit plusieurs tissus.

– Je pense que tu peux faire un bandage avec ça, suggéra-t-il.

– C’est bien, acquiesça Iuka en en saisissant un pour panser la blessure.

– Et le yotora ?

La moadrin s’interrompit et lui jeta un regard en coin. Evannah s’attendait à ce qu’elle lui dise qu’elle se fichait de l’état d’un de ses ennemis. Au final, elle lâcha froidement avant de reprendre sa tâche :

– Voyez par vous-même.

L’homme hocha la tête avec un sourire gêné et obtempéra. La jeune fille le suivit dans son atelier. La place se faisait rare depuis que Saphir était installé, mais Evannah monta sur le coffre d’étoffes pour que le créateur puisse circuler.

– S’il avait été une femme, murmura-t-il, j’aurais su quoi faire.

– Et qu’est-ce que vous auriez fait ? demanda l'humaine en fronçant les sourcils. Pourquoi faut-il qu’il soit une femme ?

– Rien, Evannah. Rien. Regarde un peu ses blessures.

Il désigna des griffures plus ou moins profondes selon les parties du corps. Quelques morsures l’avaient perforé au niveau des flancs. En effet, rien ne semblait sérieux. Saphir s’était évanoui, épuisé par ce combat intense.

– Pourrais-tu remplir ce seau, s’il te plaît ? lui pria le vagabond d’une voix mielleuse en lui passant le récipient.

– Oui, toute de suite, acquiesça la jeune fille.

Elle se précipita sur une autre mare, un peu plus loin. L’eau était aussi verte que la menthe. Evannah aurait pu croire qu’elle en possédait le goût. Une fois le contenant plein, elle le ramena dans l’âne mécanique. À l’aide du Marionnettiste, elle tapota les blessures de Saphir avec une éponge. Ils bandèrent ses plaies et le laissèrent récupérer.

Les jours suivants se déroulèrent sans embûche. Les vupsans, habitantes d’Ermyr, désertaient ce coin. Mais les étrangers restaient prudents. Le lépokyr mourait d’envie de dévorer les petits animaux qui rampaient et volaient, mais Iuka l’en dissuada. Evannah voyait qu’elle en avait assez. Les réserves de nourriture se vidaient vite et tout le monde craignait de devoir bientôt se servir chez les vupsans.

Maciurim était fermé à cause de Mosdrem et, dans Leïvron, les portails s’ouvraient grâce à des masques. Iuka proposa d’en dérober un aux autochtones, mais encore fallait-il les trouver. Lyzel lui rappela que ces objets ne fonctionnaient qu’entre les mains d’un habitant d’une des quatre dimensions. Les solutions étaient inespérées. Evannah sentit son estomac se contracter au fur et à mesure de ses réflexions sans réponse. La seule option qui lui venait en tête était de rencontrer une vupsan.

Saphir se réveilla alors que Clya marchait vers des lieux moins humides. La force l’avait quitté. Comme il refusait de rester une seconde de plus à l’intérieur, le Marionnettiste arrêta Clya. Evannah enlaça le guerrier, soulagée. Le yotora lui lécha la main avec affection. Lui-même était heureux de retrouver tout le monde en vie comme s’il s’était inquiété dans son état d’inconscience. Il leva le museau vers la cime des arbres. Lorsqu’il sentit l’humidité se poser sur son pelage, il comprit qu’il était dans Ermyr.

Foudre Bleue, qui s’acharnait sur une écorce noire, céda sous les remontrances de sa sœur. Il se tourna vers le yotora et le fixa en silence. La jeune fille desserra son étreinte.

– Dites, vous pourriez au moins me remercier ! s’exclama-t-il, mécontent.

– De quoi ? D’avoir tenté de nous noyer ? ironisa Iuka.

– Non. De vous avoir sauvé la vie. Deux fois !

– C’est gentil de faire attention à moi, mais je n’ai pas à te remercier de m’avoir empêché de tuer ce salopard d’Orage ! N’oublie pas que sans moi, tu serais mort !

– Orage est un Alpha, il t’aurait écrasée. Tu le sais parfaitement ! D’ailleurs, est-il encore vivant ?

– Je ne le pense pas. Il était dans un sale état quand on a fui.

– Il pourrait être vivant. Mais je crois qu’il nous aurait déjà retrouvés si c’était le cas.

– J’aurais pu l’achever !

– Ton lépokyr était blessé ! C’était plus sage de se sauver d’Ibyulis !

Saphir marqua une pause et s’allongea. Ses muscles saillants semblaient si mous et tremblaient sous son poids.

– Ne me pompe pas l’énergie que je tente de récupérer, moadrin, trancha-t-il d’une voix rauque.

– Pfff ! cracha la guerrière en filant dans les bois, son lépokyr sur ses talons.

– Eh ! l’interpella Evannah.

Mais Iuka et Foudre Bleue avaient disparu. Une main froide saisit son poignet.

– Laisse-les seuls, lui conseilla le Marionnettiste.

– Ils ne devraient pas s’éloigner, dit Evannah. Je sais qu’ils peuvent se servir en nourriture.

– Il le faut.

– Quoi ? Il nous reste encore des provisions ! On peut tenir si l’on fait attention !

– Je ne pense pas. On risque d’en manquer et de ne plus avoir le choix.

– Dans ce cas, ne restons pas là et cherchons une vupsan !

Evannah regarda Lyzel pour obtenir du soutien. Mais la damorial détourna les yeux. Elle était encore plus discrète que de coutume. L’humaine craignait de se trouver seule face au groupe. Déjà hors-la-loi, elle évitait de s’attirer de nouveaux problèmes.

– Les vupsans ne se mêlent pas des affaires des étrangers, dit Saphir. Nous sommes des parasites pour elles. Être dans leur dimension est une véritable intrusion. Elles ne nous écouteront que si nous avons une bonne raison d’être ici. Fuir des ennemis, est-ce une bonne raison ? Non. Pour elles, Ermyr n’était pas notre unique échappatoire.

– Vous vous faites sans doute des idées, Saphir, répondit Evannah, lasse. Si nous n’essayons pas, nous ne saurons jamais. Et comment voulez-vous qu’on sorte d’ici ?

– Maciurim et Ixarian sont fermés. Tu crois vraiment que les vupsans risqueront d’ouvrir un portail pour nous ?

– Et votre dernière solution est de chercher un portail vagabond, peut-être ?

Elle avait presque crié. La colère se mêlait peu à peu à la frustration.

– Notre solution est d’attendre, Evannah, répliqua Saphir dans un calme forcé. Et de se renseigner sur la situation de Leïvron.

– Je ne peux pas attendre plus longtemps ! Je sais que…

Son impatience se manifesta par des ruisseaux de sang qui s’écoulaient de son nez. Alors qu’ils s’infiltraient entre ses lèvres, ses Nebulas s’agitèrent comme si un feu grandissait dans son corps. Une douleur tapota son crâne et la jeune fille porta ses mains à son visage. Le Marionnettiste s’approcha d’elle, mais elle le rejeta.

– Calme-toi, Evannah, dit doucement Saphir.

Se calmer ? Comment pouvait-elle l’être dans une situation pareille ? Si près du but et pourtant l’hésitation du groupe l’éloignait.

– J’ai… j’ai besoin d’être seule, déclara-t-elle, haletante. Laissez-moi.

– Evannah ! cria le yotora alors qu’elle s’éclipsait déjà.

– Laissez-la, ordonna Lyzel. Elle doit se maîtriser et se vider l’esprit. Notre présence ne l’aidera pas.

L’humaine écarta les buissons en prenant garde à ce que personne ne la suive. Elle se pencha sur un étang pour se débarbouiller le visage et se rafraîchir. Son sang s’étendait dans l’eau menthe comme des nuages dans un ciel. Ses pensées s’acharnèrent mais les flammes de ses Nebulas l’avertirent. Ses mains tremblaient et se crispaient. Elle pourrait se téléporter, mais agir sous la colère était loin d’être intelligent. Evannah se plaça à genoux et prit de grandes respirations. Sa tête tournait désormais à cause des rentrées d’air. Les fils de son âme s’apaisèrent peu à peu.

La jeune fille se releva et s’égara pour atténuer sa fureur. Mais tout lui rappelait les obstacles qui se dressaient devant elle. Ses Nebulas grondèrent encore une fois. Maciurim était juste à côté ! Et son cœur se serra lorsqu’elle se remémora sa vie tranquille. Elle souhaitait y retourner, même si elle n’avait rien d’exceptionnel. Et pourquoi vouloir d’une existence extraordinaire ?

Dans Mitrisiane, on ne pouvait pas vivre en paix en ayant été Nébulien. La société insistait sans cesse sur le fait que les gens comme eux étaient dangereux.

À l’école, les professeurs racontaient à leurs élèves que les Fluviens avaient massacré et brûlé ces humains anormaux en masse. Beaucoup de Nébuliens avaient abusé de leurs pouvoirs, mais les Fluviens s’étaient montrés plus cruels. Grâce aux Veilleurs, ces Dragons fondateurs des lois et juges des mondes, ils avaient réduit les Nébuliens en esclavage. D’autres pays les exterminaient. Les pires étaient emportés à Uvrenel, cette prison mystérieuse. Les guerres entre voisins avaient brisé les chaînes, mais les Nébuliens n’étaient pas aussi intégrés qu’ils l’espéraient.

L’Histoire de Mitrisiane ne retenait pas leurs exploits. Les professeurs soulignaient leur tendance à la destruction et au chaos. On leur interdisait de rêver de posséder des pouvoirs. Être Fluvien, avoir des Nebulas stables, c’était ça qui était un véritable don. Les bandes dessinées de superhéros, les romans et les films racontant la quête d’un orphelin aux capacités extraordinaires n’avaient pas leur place dans les écoles et dans les médiathèques. Au contraire, les enfants lisaient et visionnaient des aventures de Fluviens sauvant le monde contre la destruction nébulienne.

Aujourd’hui, on retenait le nom de Nébuliens ayant fait naître la société actuelle par leurs actes ravageurs. De nombreux accidents étaient survenus par la suite et les pays prirent des précautions. Les jeunes Nébuliens furent placés et surveillés dans des écoles qui leur inculquèrent l’aspect maléfique de leurs pouvoirs. Plus tard, des scientifiques mirent au point des sédatifs permettant de réguler les Nebulas. Mais comme ils ne duraient que sur quelques semaines, des implants furent conçus et logés sous la peau. Les Nebulas s’adaptaient à ce changement et rendaient les enfants Fluviens. Parfois, elles refusaient de se soumettre et condamnaient l’individu à Uvrenel.

Être une nouvelle personne normale ne facilitait pas la vie pour autant. Ces individus qui étaient nés Nébuliens suscitaient la haine des Fluviens purs. Quand elles s’énervaient ou se rebellaient, on pointait du doigt leurs origines. Au travail, elles n’avaient pas le droit à la moindre erreur et lors d’un entretien d’embauche, les recruteurs se renseignaient sur leurs Nebulas.

Les adultes, eux, n’avaient aucune chance de changer. Seul un Nébulien pouvait modifier leurs fils vitaux grâce à une opération très risquée. Mais Mitrisiane ne coopérait jamais avec l’un d’eux. À peine sortie de l’adolescence, Evannah ne recouvrerait jamais son âme naturellement. Tout ça à cause de…

La jeune fille s’arrêta et soupira. Même si elle se débarrassait de ces mutations, elle ne pourrait garder éternellement un secret aussi lourd. Qu’allait-elle dire à ses parents quand elle allait réapparaître ? Elle pouvait leur dire qu’elle avait traversé un portail vagabond par accident, mais ils insisteraient pour avoir plus de détails. Non, elle n’allait jamais retrouver une vie ordinaire. Si l’on découvrait qu’elle avait subi une modification, on la condamnerait à Uvrenel. Et elle ne voulait pas savoir ce qui se trouvait sur ces terres. Personne n’en avait envie et de nombreuses légendes cauchemardesques avaient hanté son enfance. On parlait d’un monde de vide qui ramenait les âmes aux Cœurs, d’un monde où les Furies torturaient et dévoraient les criminels ou d’un monde où régnaient la folie et le chaos.

– Evannah !

Elle se retourna avec lassitude. Iuka accourait vers elle, suivie de Foudre Bleue. L’humaine cherchait la solitude, mais son comportement l’intriguait. La moadrin décéléra et marcha d’un pas rapide à ses côtés.

– Je vois qu’on t’a pris la tête, remarqua la guerrière.

– Oui, confirma la jeune fille, affligée. Je… toute cette situation m’angoisse. Enfin, je sais que c’est la même chose pour tout le monde.

– C’est vrai. Je n’en vois pas la fin, non plus. Je suis tellement inquiète à propos de… trop de trucs.

– À propos d’Ora ?

La moadrin ralentit et Evannah crut qu’elle allait exploser de rage.

– Non, c’est au sujet du yotora, tu comprends ? Je me suis battue contre sa meute, mais il était à mes côtés. Je fais de plus en plus de conneries.

– Je comprends. Tu dois m’en vouloir.

– Pourquoi ?

– C’est moi qui t’ai convaincue de nous suivre.

– Je ne vois pas en quoi je devrais t’en vouloir. C’est moi qui ai fait ce choix. J’étais pourtant bien décidée à partir seule, au début.

– Mais qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

Iuka s’arrêta et regarda les feuilles rouler dans les hautes herbes.

– Les Lépokiens d’Adandris ne m’auraient jamais accompagnée. Leïvron est Nébuliste alors que nous, les moadrins, sommes majoritairement Fluviens. C’était impossible qu’on leur vienne en aide et…

Elle hésita et leva la tête vers les branches qui dansaient dans une même direction.

– Ces cris et ces pleurs… ça me hante chaque nuit. Je ne veux pas laisser Ora une seconde de plus dans cette obscurité. Et tu as une amie qui pourrait nous être utile.

– Oui, Lyzel pourrait nous aider, acquiesça Evannah.

Elle y avait déjà réfléchi. Grâce à ses pouvoirs de lumière, la damorial pouvait éloigner Mosdrem.

Foudre Bleue sautillait sur les racines et émettait des cris aigus. Il se tourna vers sa sœur et la sollicita.

– Ermyr lui plaît et il a très envie de se dégourdir les pattes, dit Iuka en le rejoignant.

Elle courut, ses pieds claquant dans les ruisseaux. Evannah s’étonna de ne pas voir les cours d’eau déborder à cause de cette humidité ambiante. Ses cheveux s’alourdissaient et gouttaient sur ses chevilles. Finalement, ses jambes n’avaient pas besoin d’être trempées dans une mare. Chevauché par Iuka, Foudre Bleue s’arrêta devant une pente de terre. Aussi brune et boueuse que celle de Mitrisiane, elle formait un immense mur que le lépokyr monta sans mal. Evannah s’accrocha à son poil et prit garde à ne pas glisser.

Quand ils atteignirent le sommet, Foudre Bleue se précipita sur le bord. La jeune fille s’avança avec prudence, car elle savait parfaitement où ils se trouvaient.

Sur Ark'solius, un bateau titanesque flottant dans un ciel d’étoiles.

Elle oublia son vertige quand elle vit des animaux nager dans le vide. Des dauphins couverts de ronces riaient et bondissaient de tous les côtés, s’égarant dans la forêt. À leurs cris, des souvenirs surgirent dans les pensées de l’humaine. Elle entendit son professeur de musique complimenter sa voix, une de ses amies faire des éloges sur un texte qu’elle avait écrit, un damorial chanter. C’était une étrange expérience, mais si agréable. Quelques raies dont les nageoires étaient remplacées par des ailes de papillon les suivirent avec lenteur. Elles passèrent à côté d’Evannah qui pouvait caresser leur corps couvert de pelouse. Leur queue en forme de branches, où de petits cœurs de feuilles poussaient, frôla ses jambes.

Iuka s’excita au passage d’une gigantesque baleine qui flottait près d’eux. Ses cornes de bélier et ses défenses transportaient des variétés de créatures mi-oiseaux, mi-poissons qui s’agitaient dans un joyeux tintamarre. Des crustacés parcouraient son ventre de roche et s’abritaient dans la forêt qu’elle portait sur son dos. La moadrin monta sur Foudre Bleue qui jubilait à la vue de ce spectacle. Le lépokyr se rua vers la baleine qui ne semblait pas remarquer toute la vie autour d’elle. Inquiète, Evannah s’exclama :

– Eh, tu ne vas tout de même pas y aller ?

– Bien sûr, quel est le problème ? demanda la guerrière, espiègle.

– C’est humide et Foudre Bleue risque de tomber, non ?

– Pas du tout ! Les lépokyrs ne tombent jamais !

– Et si des vupsans vous entendent…

– Huuuuuhiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! hurla son adelphe en courant vers le dos de la baleine.

Iuka imita le cri de son lépokyr. Evannah se détendit et éclata de rire. Elle regarda la cavalcade du lapin, les yeux brillant d’émerveillement. La natte blonde de la moadrin ondulait sur les rafales de vent. Foudre Bleue sauta avec agilité dans la forêt, faisant fuir les créatures qui jaillirent des arbres. Leur vol explosa dans le ciel comme des feux d’artifice. Quand le cétacé s’éloigna d’Ark'solius, le lapin revint auprès d’Evannah. La course ne l’avait pas calmé et il continua de bondir sur la terre boueuse.

– Ora aurait aimé être là, dit Iuka, rêveuse.

– Comment était son lépokyr ? demanda Evannah.

– Comment est son lépokyr, s’il te plaît. Je refuse de croire que mon frère n’est plus là.

– Oh, désolée, s’excusa Evannah qui s’était raidie.

– Ce n’est rien. Sa lépokyr s’appelle Lune d’Ambre et est plus silencieuse que Foudre Bleue. Comme tu l’as sans doute deviné, de l’ambre est peint sur son pelage. Ora et elle aiment les forêts et ils rêvent d’aller sauter dans Ermyr.

Le lapin s’assit près de sa sœur. À la mention des deux disparus, il s’était enfin calmé.

– Lune d’Ambre lui manque, poursuivit Iuka en plongeant une main dans le poil du lépokyr. Ils adorent courir tous les deux dans les plaines, à l’écart des autres. Comme Ora et moi.

Le silence tomba et tous trois regardèrent une bande de méduses s’élever dans le ciel.

– J’aimerais voir Adandris, souhaita Evannah, un sourire béat aux lèvres.

– Adandris ? s’étonna Iuka. C’est un beau monde rempli de lépokyrs, mais tellement dangereux. Depuis que le Parasite Laréaven s’est installé, c’est encore pire. Sans doute à cause de la chaleur qui y règne. Apparemment, les étrangers trouvent qu’il y fait trop chaud. Je serais surprise de te voir aussi émerveillée que dans Ibyulis.

– N’importe quel monde est plus beau que Mitrisiane. Et je porte déjà une source de dangers en moi depuis que mes Nebulas ont changé.

– Sérieusement, tu ne nous cacherais pas quelque chose derrière cette histoire ?

– Qu’est-ce que je cacherais ?

– Ben, tu te baladais dans la rue comme ça et tes Nebulas se sont modifiées à cause d’un morceau qui s’est planté dans ton cœur ?

– Je ne me baladais pas, je courais. J’étais… énervée contre quelqu’un ce soir-là.

– Ah ouais ? Tu ne lui en as pas mis une dans la face ?

Sa réplique fit sourire Evannah. Un sourire qui hésitait entre la tristesse et l’amusement.

– C’est compliqué, répondit-elle. Je ne veux pas en parler.

– Oh, arrête ! s’écria Iuka, agacée. Tu n’as pas à fuir comme ça !

– Je ne fuis pas ! C’est juste que ce n’est pas le moment d’en parler ! Tout… va trop vite pour moi, tu comprends ?

– Tout va trop vite pour tout le monde, Evannah !

Fâchée, la jeune fille tourna la tête vers la forêt. La main d’Iuka se faufila dans sa poche et vola son carnet.

– Non ! hurla Evannah, paniquée. Rends-le-moi !

– Pas avant d’avoir obtenu quelques réponses ! rétorqua la moadrin.

Elle feuilleta le cahier et fronça les sourcils au fur et à mesure des pages. La propriétaire sautilla sur la pointe des pieds pour l’attraper, mais Iuka évitait ses prises. Elle arrêta son inspection, intriguée.

– Eh ! C’est qui ? demanda-t-elle.

Evannah craignit qu’elle ne soit tombée dans son intimité la plus profonde. Mais elle se détendit quand la moadrin lui montra la photo d’un lapin de garenne.

– Euh… Globule, répondit l’humaine, déroutée.

– C’est marrant comme nom, commenta Iuka. Vous donnez toujours des noms cons comme ça à vos compagnons ?

– Euh… oui. Ça… a toujours été un truc de chez nous, les Mitrisianois.

Foudre Bleue renifla la photo, surpris de se retrouver face à un modèle réduit de lui-même.

– Il a plus une tête à s’appeler Soleil Vert ou Pluie Violette.

– Globule n’a rien d’un lépokyr, dit Evannah, amusée. Il détale au moindre bruit brusque et n’est pas à l’aise avec les étrangers.

– C’est vrai. Vos lépokyrs miniatures sont herbivores et sont des proies. Les Cœurs des mondes sont bizarres, parfois.

Iuka feuilleta de nouveau le carnet. Arrivée aux premières pages vierges, elle attrapa de justesse l’origami qui s’était envolé.

– C’est Lyzel qui a fait ça ?

Evannah hocha la tête.

– C’est dingue ce qu’on peut faire en pliant un bout de papier ! s’exclama la moadrin, admirative.

– Elle a du talent, dit la jeune fille, le sourire aux lèvres.

– Je ne comprends pas comment on peut perdre son temps avec ça.

– On a besoin d’une échappatoire, en ce moment. Faire des formes en papier, ça lui permet d’extérioriser ses peines, de conserver des souvenirs, de façonner des rêves.

– Comme le chant et la poésie ?

– Oui.

– Dans mon cas, c’est courir qui me fait du bien.

Iuka rangea l’origami entre les pages, ferma le carnet et le regarda, songeuse.

– Tu te sens bien en écrivant des vers et en dessinant ? demanda-t-elle. Je veux dire : est-ce que tu es moins en colère et triste ? Est-ce que tu penses changer les choses avec ça ?

– Je pense que oui, répondit Evannah, ce sont bien des mots qui t’ont poussée à venir avec nous, non ?

Iuka rendit le trésor de souvenirs à sa propriétaire qui s’empressa de le mettre dans sa poche.

– Tout devient plus dangereux, dit-elle. Honnêtement, je ne sais pas si tu arriveras à nous suivre.

– Moi non plus, avoua l’humaine.

– Mais tu es entre de bonnes mains. Foudre Bleue et moi ne te laisserons pas te faire dévorer par Mosdrem.

– Et moi qui pensais que j’étais un boulet pour vous deux.

– Peut-être, mais je te dois la vie. Je ne t’ai jamais remerciée de m’avoir porté secours quand j’étais dans les ruines. Alors, merci.

– Oh…

Evannah n’avait plus attendu de reconnaissance, croyant qu’Iuka était trop fière pour en éprouver.

– Ce n’est rien. C’était normal.

La guerrière monta sur Foudre Bleue. Malgré la mine surprise de l’humaine, elle n’avait pas conscience du poids de ses mots.

– On y retourne ? proposa-t-elle, les autres vont se demander si l’on s’est perdues.

Evannah émergea doucement de ses pensées et suivit le lépokyr. La béatitude qui avait inondé son cœur ne la quitta pas jusqu’au lendemain.

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maanu
Posté le 03/07/2022
Salut!
On sent les liens qui se renforcent entre les membres de la troupe (surtout entre Evannah et Iuka dans ce chapitre, mais aussi d’une certaine façon entre Iuka et Saphir), malgré leurs différends. Je trouve ça bien que tu aies laissé à toutes ces relations le temps de s’installer petit à petit, sans trop en faire ou tomber dans le bon sentiment ou le caricatural, sans passer d’un chapitre à l’autre de « on se déteste et on veut s’entretuer », à «on s’adore et on est les meilleurs amis du monde ». Ça aurait fait beaucoup plus artificiel, et moins intéressant à suivre
Est-ce que tu peux juste me rappeler pourquoi Evannah ne peut pas tout simplement se téléporter hors d’Ermyr grâce à ses Nébulas ? C’est parce qu’elle ne les maîtrise pas encore assez bien? Ou parce qu’elle ne pourrait pas emmener les autres avec elle?
Très intéressant, le passage sur la façon dont sont traités les Nébuliens dans Mitrisiane. Il permet de bien se rendre compte de l’état d’esprit là-bas (et aussi celui d’Evannah depuis son accident, du coup), et de comprendre que la lutte contre les Nébuliens est un véritable système (et on sent bien que la façon dont notre société fonctionne souvent n’est pas si éloignée de ce système ^^)
« Evannah ne recouvrerait jamais son âme naturellement. Tout ça à cause de… » -> intriguant, ça, dis donc…

« Les arbres s’écartaient au fur et à mesure de leur avancée pour dévoiler un ciel bleu électrique parsemé d’étoiles. La nuit régnait éternellement dans Ermyr. Suspendues aux branches, des balles blanches décoraient la voûte céleste comme des milliers de pleines lunes. » -> encore une fois, très belle description ;)
« L’eau se teignit d’un vert foncé, comme une infusion. » -> très visuelle et très parlante, cette image :)
Très belle aussi, la scène sur Ark’solius! Là encore, ça fait s’imaginer un film d’animation, avec plein de couleurs partout et des créatures belles et étranges dans tous les coins

-« Quand cela arrivait, Foudre Bleue servait d’appui à Iuka, à son grand déplaisir. Mais malgré sa patte ensanglantée, le lépokyr se déplaçait vite » -> j’ai un peu de mal à comprendre ce passage. C’est Foudre Bleue qui est blessé, c’est ça ? Dans ce cas, pourquoi c’est lui qui sert d’appui à Iuka? J’ai aussi un peu de mal à saisir à qui tu fais allusion quand tu dis « à son grand déplaisir »
-« Étaient-ils mûrs ? Elle s’abstint de les vérifier. » -> « le vérifier »
-« Les solutions étaient inespérées. » -> le terme « inespéré » est un peu étrange ici, je trouve…
-« Evannah sentit son estomac se contractait » -> « se contracter »
-« Foudre Bleue, qui s’était acharné à arracher une écorce noire, avait cédé après que sa sœur l’ait disputé. » -> cette phrase manque un peu de clarté, il faudrait la formuler de façon à ce qu’on comprenne qu’ici « céder » signifie que Foudre Bleue a consenti à laisser l’écorce tranquille (si j’ai bien compris?)
-« te remercier de m’avoir empêché de tuer ce salopard d’Orage » -> « de m’avoir empêchée »
-« il t’aurait écrasé » -> « écrasée »
-« Déjà hors-la-loi, elle évitait de se mettre de nouveaux problèmes sur son compte. » -> cette phrase est un peu maladroite… « elle préférait éviter » sonnerait un peu mieux, je trouve, et l’expression « sur son compte » fait un peu bizarre. Qu’est-ce que tu dirais de « Déjà hors-la-loi, elle préférait éviter de s’attirer de nouveaux problèmes »? Ou « éviter d’allonger la liste de ses transgressions/infractions/larcins/etc », ou « la liste des transgressions à son actif »? Juste des petites suggestions en passant, tu as évidemment complètement le droit de préférer ta proposition ;)
-« Elles nous écouteront que si nous avons une bonne raison d’être ici. » -> il manque la négation avant « nous écouteront »
-« L’humaine écarta les buissons en prenant garde à ce que personne ne la suivait. » -> soit « en prenant garde à ce que personne ne la suive », soit « en vérifiant que personne ne la suivait »
-« Les bandes dessinées » -> Il faut un trait d’union
-« Ces individus qui étaient nées Nébuliennes » -> « nés Nébuliens »
-« Et elle ne voulait pas savoir ce qu’il s’y trouvait sur ces terres. » -> « ce qui se trouvait »
-« Evannah s’accrocha à son poil et prit garde à ne pas glisser. » -> est-ce qu’il faut comprendre qu’Evannah est montée sur le dos de Foudre Bleue ? Si c’est ça, je ne crois pas que tu l’aies précisé, du coup ce passage est un peu difficile à suivre. Ou alors, elle marche seulement à côté de lui, et s’accroche à lui pour ne pas glisser dans la boue?
-« Elle entendit son professeur de musique complimentait sa voix » -> « complimenter »
-« tous trois regardèrent une bande de méduses s’élevaient dans le ciel. » -> « s’élever »
-« tu nous ne cacherais pas quelque chose derrière cette histoire ? » -> inversion du « nous » et du « ne »
-« Qu’est-ce que je cacherai ? » -> « cacherais »
-« Ben, tu te baladais dans la rue comme ça et tes Nebulas se sont modifiées à cause d’un morceau qui s’est planté dans ton cœur ? » -> il faudrait préciser « morceau de verre », pour rendre la phrase plus claire
-« ce sont bien des mots qui t’ont poussée à nous venir avec nous, non ? » -> un « nous » en trop
-« Tout devient plus dangereux, dit-elle, honnêtement, je ne sais pas si tu arriveras à nous suivre. » -> je pense que cette phrase gagnerait à être coupée après « dit-elle»
-« Mais tu es entre de bonnes mains, Foudre Bleue et moi ne te laisserons pas te faire dévorer par Mosdrem. » -> même chose après « bonnes mains »

A bientôt pour la suite ! :)
DraikoPinpix
Posté le 09/10/2022
Mon dieu... le nombre d'erreurs que je fais malgré les relectures T_T' ! Merci pour ton oeil si perçant de m'apporter les corrections nécessaires XD

Ton commentaire me fait vachement plaisir ! Je fais en effet attention sur la relation Iuka/Saphir. Et j'aime bien m'attarder sur l'évolution des sentiments des personnages.
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