Chapitre XXII

Point de vue : elle

Ça me fait bizarre qu'elle dise ça. À voix haute, devant ses élèves je veux dire. Je ne veux pas me faire d'illusion mais elle pourrait être la sœur à qui j'ai effacé la mémoire. Elle pourrait être ma sœur. C'était il y a bien trop longtemps pour que ça corresponde. C'est impossible que ce soit elle. Non, ça ne colle pas avec ce qui m'est arrivé. Mes parents sont morts. Elle aurait pu avoir un accident suivi d'une amnésie pour qu'elle confonde l'infirmière qui le lui a annoncé et sa mère. Peut-être même qu'elle ne se souvient pas de cet accident. Après tout, je devrais m'en souvenir aussi, parce que c'est forcément moi qui l'ai provoqué.

J'ai été mise en orphelinat bien plus tôt. Mais j'ai peut-être aussi perdu la notion du temps. Ça ne fait peut-être pas aussi longtemps que ça. Après tout, ça pourrait bien ne faire qu'une trentaine d'années que je suis la Mort. Non, ce n'est pas possible. La Précédente m'a dit qu'on ne se lassait pas si vite de cette vie. Mais la signification du mot vite est aussi très relative. Ça ne serait pas impossible, ça tient même bien la route. Il faut que j'arrête de psychoter. Vraiment. Ça fait beaucoup. Beaucoup trop pour lui, et pour moi aussi. On a tous les deux besoin de respirer, de prendre une pause après tout ça. Je ne savais pas que ça serait si éprouvant. Je ne m'y suis pas assez préparée. Reprendre un peu d'air m'éviterait aussi de faire trop de conneries. Du genre de celle que j'ai faite l'autre nuit.

Mme Hawthorn laisse planer le silence pendant une ou deux minutes environ. On dirait presque que ses élèves sont souvent dissipés et que, par conséquent, elle s'attendait une quelconque réaction de leur part. Elle lève les yeux vers eux. Ils ne bronchent pas. Ils ne bougent pas d'un millimètre. Sarah fixe un point en face d'elle. On ne sait pas vraiment quoi. Mme Hawthorn l'a déjà remarqué.

« - Aujourd'hui encore, je ne sais pas comment m'y prendre pour essayer de la retrouver. C'est la première fois que j'en parle à des personnes extérieures. Ni mes amis ni mes parents ne sont au courant. Je ne sais pas comment leur expliquer, ou même leur demander des éclaircissements sur le sujet. Ils ne voudraient rien entendre de tout ça, de toutes façons. Ils ne sont pas très compréhensifs dans mon entourage.

- Et nous, le sommes-nous madame ?

- Morgane ? Voulez-vous nous lire votre écrit s'il vous plaît ? »

Mme Hawthorn a délibérément détourné la question. Non pas qu'elle ne l'ait pas entendue, mais elle ne voulait pas se triturer l'esprit à trouver une réponse à cette question. Elle a préféré sortir Morgane de sa rêverie, parce que celle-ci ne s'y attendait pas.

« - Euh... bien sûr madame... Pas de problème. »

Elle n'est pas sûre d'elle. Elle n'a écrit que l'essentiel, tout n'est pas aussi développé qu'elle l'aurait voulu. Il n'y a pas grand chose d'intéressant dans ce qu'elle dit. Les autres ne paraissent pas très enthousiastes non plus. Mme Hawthorn, même si elle ne prononce aucun mot, semble assez peu emballée aussi.

Andrew s'ennuie, tout seul. Ça ne fait aucun doute. Il regarde par la fenêtre. Il observe aussi chaque recoin de la pièce. Comme il l'a fait bien des fois. Il aimerait qu'on passe à autre chose. Il est mal à l'aise. Il tape du pied, il ne s'arrête pas. Il veut sortir de la salle. C'est la première fois. Il aimerait s'échapper de son quotidien, comme il en a si souvent l'envie.

Ça le fait sourire de penser au fait qu'il ressent toujours les mêmes émotions et sentiments. Les mêmes frissons, les mêmes angoisses, aux mêmes moments. C'est sa routine au final. Il a pourtant ce besoin si pressant de s'en débarrasser. Mais il ne fait rien pour y parvenir. Ça me rend dingue. De vouloir un truc jusqu'à l'obsession et de ne rien faire pour l'obtenir. Je veux dire, c'est fou d'en arriver à un tel stade. Ça me décourage de le voir comme ça. Quand on veut vraiment quelque chose, on est censé tout faire pour y parvenir. Je n'arrive pas comprendre qu'on reste à ne rien faire. Heureusement tous les humains ne sont pas comme lui, Dieu merci.

Voilà que je me mets à parler de Dieu maintenant. Si vous me l'aviez dit, je ne vous aurais pas cru. J'ai rien contre lui et pas plus à lui demander. Vu le monde qui est mort entre mes mains, j'en ai commis un sacré nombre, de péchés. Serait-il possible de me racheter ? Où pourrais-je atterrir alors ? Je n'ai certainement pas ma place au Paradis ou au purgatoire et l'Enfer n'est pas assez cruel pour moi. Je me moque de ce qu'Il pense, de toutes façons. Je suis morte, un point c'est tout. De toutes manières, il n'y a plus aucun moyen pour me remettre sur la bonne voie. Il doit déprimer en me voyant, là où il est. Impossible de me rattraper, ou de me récupérer.

De toutes manières, la vie ne m'a pas apporté grand chose. J'ai beaucoup plus appris sur la vie en devenant la Mort. C'est là que j'ai compris la valeur d'une vie, quelle qu'elle soit. Vous ne pouvez pas comprendre. C'est encore un truc qui vous échappe, que vous ne connaissez pas. J'aurais totalement changé ma façon de vivre si j'avais su parce que sa conception m'est différente aujourd'hui. Elle a bien eu le temps d'évoluer, depuis tout ce temps. Avant, je ne pensais pas que la vie ait un prix. J'étais persuadée que peu de personnes méritaient de la vivre, que seuls les gens qui réussissent sont dignes de la vivre. Aujourd'hui, j'ai compris que ce n'est pas le cas, que tout le monde a le droit d'exister sur cette Terre, que chacun a sa place. Je ne m'attendais pas à autant de chamboulements dans ma pensée en prenant la décision de devenir la Mort. Mais ce qui est fait est fait. Si c'était à refaire, je le referais.

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