Point de vue : lui
Tout le monde range ses affaires avant de sortir de la salle. Mme Hawthorn parle avec Sarah pendant une dizaine de minutes. J'attends Sarah, assis sur le carrelage du couloir. Ça me laisse le temps de relire ce que j'ai écrit. C'est pas très joyeux. Peut-être que je ne le suis pas au fond de moi. Ça doit sûrement être ce pourquoi j'écris. J'aimerais bien changer, pour pouvoir sourire de nouveau. Encore heureux que je n'ai pas eu à lire mon texte devant tous ces gens qui ne me sont pas inconnus. Cette tête qu'ils auraient faite en entendant ça ! Ils n'auraient probablement pas compris pourquoi quelqu'un que je n'ai presque pas connu me cause autant de peine, pourquoi je pense à toutes ces choses maintenant. Moi qui ai l'habitude d'être joyeux.
La porte émet un grincement dans le couloir. J'entends les pas de Sarah en sortant de la salle, on n'entend qu'eux. Sarah ne me jette pas un seul petit regard. Pas un seul sourire non plus. Pas même son petit rictus habituel. C'est comme si sa joie s'était envolée pour laisser place à cette sombre peine. Je me lève et je vois Mme Hawthorn assise à son bureau. Elle griffonne au crayon à papier sur son carnet à petits carreaux.
« - Elle veut te voir. »
Sarah poursuit son chemin, seule dans ce long couloir, complètement lugubre à cette heure. Son regard reste fixé au sol. Quelque chose ne tourne pas rond chez elle. Il se passe des évènements dont elle ne veut pas parler. Il faut que je sache ce qui tourmente son esprit. Je ne sais pas comment je peux y parvenir, je ne suis pas très doué pour ces choses-là.
« - Andrew ? »
J'avais oublié que Mme Hawthorn m'attendait. Je fourre en vitesse mon carnet dans mon sac. J'entre dans la pièce. Je ferme la porte mais je ne suis pas très rassuré. Je ne sais pas ce qu'elle va m'annoncer.
« - Ça vous dérangerait si je prends votre carnet d'écriture ? J'aimerais y jeter un œil. »
Ça me surprend sur le moment mais j'ouvre mon sac pour le lui tendre du bout des doigts. Ça me fait l'effet d'un électrochoc de me dire qu'elle va lire ce que j'ai écrit. C'est beaucoup trop intime, peut-être même trop terrifiant. En général, je ne dévoile très peu mes sentiments, surtout sur un sujet comme celui-là. Je suis plus si sûr d'avoir envie qu'elle le lise. Je n'ose même pas prononcer un seul mot pour la contredire. C'est comme si ma bouche était paralysée.
« - Merci. Vous savez ce qu'a Sarah ? Elle n'a pas l'air d'être dans son assiette.
- Je ne sais pas madame. On a eu un différent l'autre jour, mais rien d'alarmant. Et puis, je lui cause pas mal de soucis aussi. Vous l'avez constaté de vos yeux l'autre jour, quand j'ai fait mon malaise. J'ai l'impression qu'elle ne veut rien me confier malgré mes efforts. Elle me parle très peu de ce qu'elle ressent. Au final, quand j'y pense, après tout ce temps passé à ses côtés, je ne sais pas tant de choses sur elle. Je veux dire son passé ou même sa famille... Je ne suis jamais allé chez elle. On se voit toujours en dehors. Jamais chez moi. Même si elle sait où j'habite. Je crois qu'elle me connaît bien plus que je ne la connais finalement. J'aimerais vous en dire plus pour que vous puissiez l'aider et parler avec elle. Vraiment. Mais je crois qu'il nous faudra un peu plus de temps pour y parvenir.
- On trouvera. Et cela, peu importe le temps que ça prendra. Vous... m'intriguez tous les deux. Je ne sais pas, mais vous êtes totalement différents de tous les autres. Et Dieu sait tous les gens que j'ai rencontrés dans ma vie. Il y en a un sacré nombre. Je l'ai tout de suite remarqué quand je vous ai vus. Cette façon de vivre votre amitié par le papier. »
Un autre prof toque à la porte pour discuter avec Mme Hawthorn.
« - Bonne fin de journée, Andrew ! »
Je passe à la cafétéria boire un café et profiter du peu de pause qu'il me reste. J'ai les yeux qui me grattent, je baille. Je vais prendre trois affaires dans mon casier avant de rejoindre le cours suivant. Le prof a des cheveux poivre et sel, il est chauve sur le dessus. Il a des lunettes rectangulaires qu'il ne met pas tout le temps. De temps en temps, il porte un béret gris clair. Il enseigne l'évolution de la philosophie à travers l'Histoire. Je m'ennuie un peu. J'ai une vague impression que le temps a ralenti.
Je passe m'acheter un sandwich et une salade de fruits dans une boulangerie juste à côté. Je les termine sur les marches de l'université en me faisant dorer au soleil. Je ne suis pas le seul à en avoir eu l'idée. Je fais un petit tour sur les réseaux sociaux. Je vois un post sponsorisé annonçant un concours d'écriture. Je suis tellement absorbé par les conditions de participation qui défilent sous mes yeux que je n'entends même pas la personne s'asseoir à ma droite, tout près de moi et sans me demander mon avis.
« - Il me semble qu'il est temps que nous parlions. »
Je connais parfaitement ce timbre de voix, ce ton et cette façon de parler. Elle n'attend pas de réponse, ce n'était pas une question. Je garde mes yeux droit devant moi, je ne la regarde surtout pas. Je n'ose pas, à vrai dire. Un sourire timide sur mon visage. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle fasse le premier pas. Moi, je n'aurais pas eu le courage. Je commence petit à petit à retrouver ma Sarah.
« - Y a pas mal de trucs dont je dois te parler. Donc, écoute-moi et bronche pas tant que je ne t'y ai pas autorisé. J'espère ne rien oublier. Je m'excuse pour la dernière fois. J'ai été super directe. Trop directe. Puis, j'ai pas choisi le meilleur moment non plus. Pourtant, je savais qu'il fallait que j'attende. J'ai vraiment l'impression de faire exprès d'être conne. J'aurai pu te perdre. »
Elle se retient de pleurer, c'est évident. Ça saute aux yeux comme le nez au milieu du visage. Elle est crispée quand elle parle. N'importe qui serait nerveux avant de faire ce genre déclaration.
Jamais quelqu'un n'a pleuré parce qu'il tenait à moi. Ça lui fait tout bizarre, à mon petit cœur. Mes parents m'ont plus ou moins toujours soutenu quand ça n'allait pas. Mais je les ai jamais entendu dire qu'ils tenaient vraiment à moi. Non pas que ce n'est pas le cas, ce n'est juste pas dans leurs habitudes. Puis, je ne suis pas si proche d'eux que ça, finalement.