Chapitre XXII : La bataille du Tertre blanc 3.

Aydan ne sait pas combien de temps il passa inconscient, mais il se releva avec un goût de sang et de fer en bouche. Son crâne le faisait atrocement souffrir et il ne ressentait que de la peine dans les moindres recoins de son corps. Autour de lui, il vit que les combats s’étaient déplacés à l’intérieur et qu’une partie du fort était passée sous leur contrôle. Des gardes continuaient à se battre sur les remparts ou en haut d’une tour, mais leur nombre s’était drastiquement réduit et une multitude de cadavres jonchaient la cour. Il avança en direction des combats et aperçut une Brûlée qui se battait avec hargne. Malgré la fatigue et la douleur qui se lisait sur les moindres traits de son visage couvert de sang et de sueur, elle continuait d’agiter sa chaîne avec précision, fauchant les uns après les autres les spyriens assez téméraires pour oser l’affronter. À elle seule, elle tenait en respect une bonne dizaine de gardes et légionnaires qui essayaient vainement de l’approcher. Aydan alla les rejoindre et il aperçut plus clairement son visage à moitié carbonisé. Il sentait que la magie des Adorateurs s’était peu à peu estompée, car cette vision lui provoqua aussitôt des sueurs froides. Il aurait voulu aider les siens, mais il se mouvait au ralenti, accablé par une fatigue écrasante.

Soudain, un énième projectile enflammé s’écrasa sur une tour et plusieurs débris chutèrent sur leur position. Aydan vit sous ses yeux plusieurs de ses camarades s’effondrer sous les briques. La Brûlée n’y avait pas réchappé et gisait au sol, son arme à ses côtés. Les gardes encore debout se jetèrent sur leur proie pour l’immobiliser bien qu’elle fût déjà inconsciente. Aydan allait s’approcher et lui porter le coup de grâce lorsqu’il sentit quelqu’un lui attraper le bras.

— Non ! Dit Liam. Atrius la veut vivante.

Son ami faisait partie de la troisième vague qui avait été envoyée sur le fort et il était tout aussi amoché qu’Aydan. Il avait une flèche plantée dans le genou et une vilaine plaie au visage. Plusieurs gardes accoururent et se saisirent de la femme. Ils se frayèrent un passage dans la mêlée et l’emmenèrent hors du fort, et Liam les suivit du mieux qu’il put en boitillant. Aydan allait les rejoindre lorsqu’il entendit un cri. Il se retourna juste à temps pour parer in extremis un coup d’épée que lui assénait une jeune femme rousse. C’était celle avec qui il avait croisé le fer plus tôt dans la nuit.

— Encore toi ! Cria-t-il.

Aydan en avait assez. Il ne souhaitait plus se battre et voulait simplement rentrer à Spyr et dormir pendant les trois prochains jours. La fille n’était pas du même avis et elle se jeta sur lui avec tant de rage qu’il fut bien obligé de répliquer. Ils échangèrent plusieurs passes d’armes et Aydan avait une certaine admiration devant la fougue qu’elle mettait dans chacune de ses attaques. Il avait du mal à être réactif et à suivre le rythme, son mal de tête faillit même lui faire perdre l’équilibre plusieurs fois. Heureusement que son adversaire était aveuglé par la rage et donnait des coups sans réfléchir. Il réussit à esquiver une de ses attaques en faisant un pas de côté et lui donna un puissant coup de poing dans la figure qui la fit lâcher son arme et s’affaler dans les débris. Aydan croisa une nouvelle fois les yeux débordants de rage de la jeune femme. Elle lui jetait toujours un regard noir, mais c’était un regard plein de vie. Un regard comme il n’en avait pas vu depuis longtemps. Ceux des autres gardes étaient toujours ternes et livides. Même celui de Liam qui était autrefois habité par une lueur joyeuse et espiègle lui semblait désormais aussi froid que les autres. Cette vision le perturba quelques secondes et la fille en profita pour se tortiller et récupérer son arme tombée juste à côté. Aydan revint alors à lui et leva le bras en s'approchant d'elle lorsqu'une lame le désarma. Il se retourna et vit Luke qui le regardait l’air désolé en pointant son arme sous sa gorge.

— Tu aurais dû quitter la garde ! Cria-t-il.

— Et toi alors ! Depuis quand es-tu devenu un Brûlé ?

— J’essaie simplement de mettre un terme à toute cette folie.

Voyant qu’il était occupé, la fille se releva et s’éloigna en courant dans la direction où étaient partis Liam et les autres. Des combats avaient lieu autour d’eux, bien que les combattants des deux camps étaient las et se battaient avec peine. Même les gardes pourtant enragés frappaient mollement des Brûlés qui peinaient à tenir debout. En cet instant, Aydan comprit qu’ils étaient seuls au milieu de ce carnage. Personne à proximité n’aurait la force ou la volonté de lui venir en aide, et chacun ne souhaitait qu’en finir avec cette interminable nuit.

— Je ne voulais pas en arriver là, continua Luke. Mais ni toi ni Liam n’êtes les mêmes à présent.

— Je suis toujours le même ! Répliqua Aydan en colère. C’est toi qui nous as trahis. Tu étais notre ami, tu avais notre confiance et voilà que tu te retournes contre les tiens.

— Mes amis sont morts, il y a bien longtemps. Et je compte bien vous venger et me débarrasser d’Atrius et de sa stupide déesse. Pyra a fait assez de ravages comme cela.

Le fait qu’un traître prononce le nom de leur déesse bien-aimée déclencha aussitôt quelque chose au fond d’Aydan. Une sorte de rage latente. Pendant quelques secondes, il ressentit de nouveau la fureur qu’il avait eue au début de la nuit. Il agrippa la lame avec ses mains et un filet de sang s’écoula le long de ses paumes, puis il se jeta en avant. Luke fut plus réactif, il lâcha son arme et donna un coup de pied à Aydan qui le fit à son tour tomber par terre.

— Ouvre les yeux, Aydan ! Depuis quand es-tu prêt à te sacrifier pour une déesse ? Où est passé l’homme égoïste et paresseux que j’ai connu ?

Aydan se releva péniblement et vit le corps sans vie d’un autre garde quelques mètres devant lui. Il était mort depuis un moment, ses yeux étaient injectés de sang et son iris était rouge vif. Il réalisa alors que son regard devait certainement être identique. Néanmoins, il récupéra une hache qui traînait par terre et fit face à Luke qui l’attendait l’épée levée. Sa tête lui faisait de plus en plus mal et, connaissant son adversaire, il ne voyait pas comment il pouvait l’emporter dans son état. Un fin rayon de lumière vint alors lui réchauffer le visage. L’aube se levait à l’horizon.

Soudain, un son grave et strident provenant de dizaines de clairons parvint jusqu’à leurs oreilles. Tous les combattants cessèrent aussitôt de se battre. Aydan jeta un regard en direction d’Ortie et vit en contrebas de la plaine une armée amassée et prête à se battre. Les premiers rayons du soleil se reflétaient sur leurs armes et leurs armures qui brillaient de mille feux. Il reconnut alors les étendards de Dérios, un cygne blanc sur un fond bleu. Les gardes prirent aussitôt la fuite et Aydan en profita pour s’enfuir avec eux. Luke n’essaya pas de l’arrêter lorsqu’il sortit du fort et il dévala la colline le plus vite possible. Il réussit à rejoindre son camp et à récupérer un cheval dans la panique générale. L’armée de Dérios approchait à grands pas et les cavaliers étaient sur le point de sonner la charge. Il jeta des regards aux alentours en espérant apercevoir Liam, mais ne le trouva pas parmi les gardes. Tant pis, il ne pouvait plus attendre et il tira sur les reines en quittant le camp à toute allure alors que les cors de guerre raisonnaient derrière lui.

*

Tanwen courrait aussi vite qu’elle le pouvait à la suite des gardes qui avaient emporté Lux. Elle avait été témoin de toute la scène et de la façon lâche dont ils s’étaient saisis d’elle. Tanwen se fraya un chemin parmi les soldats de Spyr tenant encore debout en tailladant à tout-va et en poussant des cris de rage, mais rien n’y fit, ils avaient disparu. Si seulement elle ne s’était pas jetée sur ce garde, si elle n’avait pas bêtement perdu du temps à l’affronter, alors elle aurait pu retrouver Lux. Sa rage l’aveuglait et elle continua à se battre sans même remarquer que ses adversaires prenaient la fuite. Ce n’est que lorsque la lumière du jour l’aveugla qu’elle constata qu’elle était sortie du fort. Les spyriens fuyaient vers leur campement tandis qu’une imposante armée s’apprêtait à fondre sur eux.

Elle retourna alors à l’intérieur du fort en quête de Luke. Elle espérait qu’il s’en était sorti. Tanwen le retrouva indemne dans la cour, il était en train d’aider la prêtresse de Pyrel à soigner les blessés. Elle continua son chemin et finit par tomber sur Minos qui parlait avec des Brûlés encore en état de tenir debout. Elle se précipita dans sa direction et, malgré son air bouleversé, Minos sembla réellement soulagé de la voir.

— Content de te voir en vie, lui dit-il. Malheureusement, nombreux n’ont pas eu cette chance.

— Ils ont embarqué Lux ! Cria-t-elle aussitôt sans prendre en considération son abattement.

— Je sais, répondit-il sobrement.

— Qu’allons-nous faire, il faut que l’on parte à sa rescousse !

— Ce n’est pas possible.

— Ils ne sont pas partis depuis longtemps, en prenant les chevaux, on devrait pouvoir les rattraper.

— Regarde autour de toi ! Hurla-t-il. Cette bataille est un carnage ! Nous devons d’abord soigner nos blessés avant de pouvoir lui venir en aide.

Tanwen parcourut la cour du regard et réalisa alors l’étendue du massacre qu’ils avaient commis. Une multitude de corps jonchaient le sol, la majorité d’entre eux étaient des spyriens, mais aussi plusieurs Brûlés. Tanwen déambulait au travers du fort lorsqu’elle entendit quelqu’un respirer avec peine derrière. Elle se retourna et lâcha aussitôt son arme en étant prise de panique. Hilda était adossée contre un pan des remparts, un glaive planté dans le torse. Elle lui jeta un regard suppliant et Tanwen partit aussitôt en avertir la prêtresse qui arriva en courant. Elle posa ses mains au-dessus d’elle et prononça quelques mots. Tanwen pensait qu’elle allait la guérir, mais la prêtresse se retourna en secouant la tête.

— Pourquoi vous ne la soignez pas ! Demanda-t-elle.

— Je ne peux pas.

— Soignez-la ! Qu’attendez-vous !?

— Sa blessure est trop profonde, je ne peux plus rien pour elle.

Tanwen allait encore protester lorsque Luke posa une main sur son épaule. Elle croisa alors le regard de la prêtresse. Elle ne portait aucune trace de blessure pourtant, elle avait le teint blafard et livide. Elle semblait vidée de toute énergie et prête à s’effondrer à tout instant. Hilda poussa un nouveau râle d’agonie et tous les trois se précipitèrent auprès d’elle.

— Est-ce que Pyrel me pardonnera ? Réussit-elle à articuler.

La prêtresse lui sourit avant de répondre.

— Je suis certaine que oui, elle a vu votre exploit ce soir.

Hilda soupira et se tourna alors vers Tanwen. Dans un dernier effort, elle lui tendit son glaive qu’elle avait conservé près d’elle.

— Je sais que tu le battras un jour, dit-elle en souriant. Ne le laisse pas tomber, il a plus besoin de toi que tu n’as besoin de lui.

Tanwen savait qu’elle parlait de Minos et elle attrapa l’arme en hochant la tête.

— Je te le promets, dit-elle.

Elle toussota une dernière fois, puis afficha un air satisfait avant de déclarer :

— Arrêtez Ignis, sauvez cette cité !

Ses yeux devinrent alors vitreux et son visage s’éteignit. La prêtresse posa sa main sur son front, prononça quelques mots tandis que Tanwen se relevait au bord des larmes.

Elle partit en trombe en déambulant dans le camp sans but précis. Ses pas finirent de nouveau par la faire sortir du fort. Le jour était levé désormais et les troupes de Dérios finissaient de mettre en déroute ce qu’il restait de l’armée spyrienne. Elle s’assit en tailleur dans l’herbe et fondit en larmes. Tanwen contempla ensuite d’un air absent le paysage qui s’étendait sous ses yeux. Tout d’abord, le champ de fleurs blanches désormais maculé de sang, jonché de cadavre et recouvert de cendres par endroits. Son regard se porta ensuite sur la petite ville d’Ortie qui se réveillait tranquillement, loin de toute cette horreur. Puis sur les collines et la rivière qui disparaissaient à l’horizon. Elle contempla une nouvelle fois le champ de fleurs et l’une d’entre elles attira son attention. Elle ne l’avait pas remarqué au premier coup d’œil, pourtant, elle était légèrement plus grande et isolée des autres. On aurait dit qu’elle toisait ses congénères avec lesquels elle ne saurait se mêler. Mais surtout, sa robe était d’un rouge éclatant.