Les mois et les années s’écoulèrent ainsi dans le calme d’une routine instructive pour Épiphyte. Bien sûr, le fait de vivre au manoir ne les mettait pas à l’abri des aléas. Comme les rigueurs climatiques, en cet hiver trop pluvieux où les caves avaient adopté l’apparence des marécages, après une période d’averses prolongées. Leur interdisant l’accès pour une durée illimitée, ou cette tempête de fin d’été qui avait emporté un bout du toit de l’aile où résidait l’écuyer. Ce qui l’obligea à changer de chambre pour rejoindre le rez-de-chaussée dans l’une des rares parties encore habitables du manoir.
Le jeune homme sous la tutelle du vétéran s’aguerrit avec une satisfaction non feinte. Il trouvait plaisir à pratiquer cet art en compagnie de Beppolène. Il devint fréquent que ce dernier gagne leur duel à l’épée ou démontre une certaine habileté au maniement des nombreuses armes qui composaient l’équipement du chevalier.
Chose étrange, remarqua Épiphyte, Beppolène mettait toujours un frein à son adoubement. Il les avait surpris, plusieurs fois en pleine discussion, et celui-ci s’obstinait à trouver des excuses pour retarder l’échéance. Jusqu’à un petit matin, où Caedmon décida de ne plus écouter les recommandations de son fidèle vétéran.
Il annonça à Épiphyte qu’il allait passer une nuit de veille dans la chapelle derrière le manoir. Le jeune homme devait y méditer, et prendre acte de sa nouvelle vie, comme le doit la tradition avant que ce dernier ne lui donne la colée, pour signifier la fin de son statut d’écuyer. C’est équipé d’une des armures qu’il avait si longtemps réanimée qu’il commença à veiller. Il devait se recueillir pour chercher la justesse et la noblesse qui allait à présent devoir habiter sa condition de chevalier.
Ce qu’il se contraint à exécuter, du moins au début. Son esprit se mit à vaquer à toute sorte de choses qui n’avaient pas leur place en pareille situation.
C’est à ce moment qu’il aperçut la queue de félin, furtive, entre deux rangées de prie dieux.
La chapelle faiblement éclairée laissait des zones dans l’obscurité qui permettait à n’importe quel animal de s’y cacher sans être vu. Il remarqua tout de même que le lieu était fermé et que nul ne pouvait y pénétrer. Son imagination aidée par l’agitation des flammes et les ombres qu’elles invoquaient devait une nouvelle fois lui jouer des tours, conclut-il.
Épiphyte se décida à s’installer dans un coin, pour se remémorer toutes les histoires que son seigneur et son vieux soldat lui avaient contées. Des hauts faits, de la bravoure, mais rien qui ressemblait à son vécu.
Bien conscient que ses exploits à lui se résumé à une rixe dans une taverne, ou à lutter contre une armée de fantômes. Contre lesquels il lui avait bien fallu du courage, le reconnut-il dans son for intérieur.
Son esprit repensa à cette maison étrange qui s’animait à chaque visite avant de s’embraser tel un phénix macabre pour se figer dans le temps. Les légendes peuplaient les campagnes en cette période de renaissance où l’inexplicable avait tendance à s’imposer dans le quotidien des humains et bien plus chez les curieux de nature, conclut-il.
Il finit par s’assoupir quand le jour illumina les premiers vitraux, signe de la délivrance qui saluait la détermination de l’écuyer. Épiphyte sursauta aux bruits de la grosse serrure qui laissait entendre que la veillée prenait fin.
Son seigneur, animait pour l’occasion d’une énergie qu’il pensait disparue, insufflée par cet instant privilégier entre des individus d’une même communauté. Caedmon vint à sa rencontre, Épiphyte posa un genou à terre, et inclina la tête en signe de soumission et Caedmon lui donna la colée sur la nuque, d’une manière très fraternelle.
Il affichait un sourire bienveillant, mais aussi rempli d’une certaine fierté. Celui du devoir accompli en transmettant l’héritage de la Salamandre à ce jeune homme, débarqué à la fin de son existence d’une façon inattendue et surtout inespérée.
Car Beppolène n’avait jamais voulu de cette charge, il s’estimait trop âgé et avait affronté trop de danger au cours de ses campagnes pour imaginer revêtir à présent cette responsabilité. Il n’entretenait aucune jalousie à l’égard d’Épiphyte, au contraire, il voyait bien que sa présence apportait un mieux à la santé de son vieux seigneur et l’appréciait en toute sincérité.
Ce qu’il craignait au fond de lui, fini par arrivée.
Caedmon s’éteignit peu de temps après la cérémonie, un des premiers jours du printemps, l’esprit soulager de savoir que son héritage allait perdurer et qu’il pouvait dès maintenant laisser la vie au plus vivant que lui.
Voilà la raison compris le jeune chevalier qui avait poussé Beppolène à retarder son adoubement.
Il fut enterré dans la petite crypte que contenait la chapelle.
Personne d’autre ne se trouva présent en dehors de Beppolène d’Épiphyte et du curé. Ils n’échangèrent aucun mot, leur peine parlait pour eux. Caedmon était l’un des derniers de sa génération, tous ceux qui le connaissaient avaient déjà pris le même chemin avant lui.
Le jeune homme comprit qu’il aurait préféré conserver sa position d’écuyer et profiter de la sagesse de son seigneur à ses côtés pour lui raconter ses histoires insensées où la bravoure et la folie se mélangeaient. C’est ce qu’avait ressentir Beppolène en venant le saluer pour lui signifier qu’il s’en allait retrouver sa famille. Elle vivait dans une contrée lointaine, plus au sud, là où les gens chantaient un peu quand ils parlaient.
Beppolène le lui confia avant de partir.
— Tu ne dois rien te reprocher, mon ami.
Il lui porta une main réconfortante sur son épaule.
— Grâce à ton aide, il a préservé son rêve jusqu’au bout, et tu sais si je ne tenais pas à cette cérémonie, c’était pour cette unique raison. J’étais persuadé qu’une fois accompli, il allait se laisser appeler à retrouver ses ancêtres. Toi, Épiphyte, tu es digne d’incarner sa mémoire et son ordre. Nous t’avons transmis toutes nos connaissances, à toi à présent de faire perdurer ce qui a été et qui sera toujours, si Dieu le veut, l’esprit et la lame des chevaliers.
Le vieux soldat était ému, et, après une ultime accolade, il s’éloigna avec sa mule chargée de ses maigres affaires sans plus se retourner.
Épiphyte le regarda s’en allait, le cœur serré avec la certitude que cela a marqué la fin d’une époque, sans qu’il parvienne à s’imaginer à quoi allait ressembler la prochaine.
Il se tourna face à la propriété. Un soleil délicat couvrait la bâtisse, dans un état plus proche de son ancien seigneur que de l’unique chevalier de la Salamandre. Son dernier habitant la scruta, et réalisa qu’il ne pouvait plus l’abandonner, elle faisait partie de son paquetage, de sa nouvelle vie. Héritage encombrant et limite insalubre qu’il allait falloir gérer pour y survivre au quotidien.
— Un sacré cadeau que vous m’avez laissé la Caedmon.
Son regard remarqua la présence du chat, derrière un carreau de la fenêtre du premier.
Il était assis, et le jeune homme eut la désagréable impression que le greffier l’observer. Un trouble l’envahit sans savoir comment l’interpréter. À qui appartenait ce chat et pourquoi avait-il la sensation qu’il le surveillait ?
À l’inverse de ses contemporains, il n’avait pas d’aversion ni de peur infondée à l’égard des félins. Il n’ignorait pas qu’ils pouvaient se révéler de bons alliés pour maintenir les rongeurs à distance de ses maigres provisions. Si tous les êtres maléfiques rendez autant de services, il faudrait peut-être songer à les nommer d’une autre manière, estimait-il.
Bien qu’il n’eût pas bien saisi comment il s’y prenait pour entrer et sortir du manoir sans être vu. Il savait le greffier assez malin et discret pour découvrir tous les passages secrets qu’une ruine en l’état pouvait lui délivrer.
Mais la raison principale résidait ailleurs, et, bien qu’il évitât de se l’avouer, l’animal représentait à présent, sa seule compagnie.
Deux jours de peine s’écoulèrent.
Le silence qui s’était invité dans les murs lui donnait la sensation d’être lui-même devenu un étranger. Il se surprit à guettait le son de la canne du vieux seigneur, ou les bruits de casseroles et des chants du vétéran qui résonnaient à midi quand ce dernier cuisinait.
Au troisième matin, lorsqu’il remplissait des seaux au puits de la petite enceinte du manoir, il vit arriver deux cavaliers.
Le premier se retira en direction de la chapelle, sans avoir le temps de l’identifier, pendant que le deuxième se rapprochait de lui à pas lent, s’arrêta devant lui avant de descendre de sa monture.
— Cher Épiphyte, laisse-moi tout d’abord t’annoncer que le conseil te félicite pour ton nouveau statut de chevalier, et qu’il t’apporte son soutien pour la perte de ton seigneur.
Il reconnut Bladaste.
Une fois le laïus officiel délivré, il afficha son éternel sourire de l’homme qui ne doute jamais pour venir lui donner l’accolade, comme à l’époque du juge qui tentait d’apprendre à déchiffrer des verdicts alambiqués.
— Alors mon garçon, tu as fait bien du chemin, je suis fier de toi, tu es devenu défenseur des opprimés, après avoir épaulé la justice, te voilà son bras armé !
Épiphyte appréciait la visite d’une tête connue et amicale dans ce moment difficile, puis ne put s’empêcher de se souvenir qu’à chaque fois qu’il l’avait croisé, sa vie s’en trouvât chamboulée.
— Oui, un chevalier sans terre et qui hérite d’une ruine. C’est une manière singulière d’identifier cette réussite, moi aussi, je me réjouis de te voir conseiller et dis-moi qui est l’autre cavalier à s’être rendu à la crypte.
Bladaste parut surpris qu’il ne l’ait pas reconnu. Puis réalisât après coup que le jeune Épiphyte, qu’il avait rencontré, résidait déjà à l’époque dans une fermette très isolée et à présent dans un manoir encore plus reculé, ce qui n’arrangeait en rien ses lacunes.
— C’est notre comte, mon ami, vivre ici c’est vivre loin de tout et avec le marais qui t’entoure j’imagine que les visites doivent être peu fréquentes. Il ne passera pas te saluer, ne lui en tient pas rigueur, il voulait juste se recueillir sur la tombe de ton seigneur qui a tenu le rôle de précepteur dans son enfance. Sa disparition là très affectée, il invoque toujours la loyauté de Caedmon à ses sujets dans les moments difficiles.
Épiphyte amusé laissa échapper un petit sourire en coin et lui rajouta.
— Il ne t’aimait pas.
Bladaste s’interrompit un instant avant de lui rendre en acquiesçant.
— Je sais, le vieux fou ne me portait pas dans son cœur. Une ascension trop rapide crée souvent du trouble chez les personnes laborieuses, paix à son âme. Oublie ses ressentis, j’ai l’honneur de t’informer que, désormais, le manoir t’appartient, ou pour être plus précis à l’ordre de la Salamandre dont tu te retrouves le dirigeant, puisque tu deviens le dernier vivant.
Bladaste lui avait déclaré tout cela d’un ton assez satisfait, comme s’il venait de lui offrir un présent digne d’un pape.
Ce dont Épiphyte ne partageait pas tout à fait la même vision.
— Tu es sérieux, un ordre de chevalerie, mais je possède juste assez de terre cultivable pour entretenir un potager. Le marais a englouti par manque de travaux les rares parcelles attenantes, et jette un œil derrière moi, à la bâtisse. Les caves ont été inondées cet automne, ensuite un bout de la toiture s’est envolé l’hiver dernier et c’est moi qui deviens responsable de tout cela, tu veux dire ?
Le conseiller parcourut l’édifice du regard avec attention. Il ne put s’empêcher de grimacer à l’écoute du résumé qu’il venait d’entendre ainsi que de l’image que le manoir lui renvoyait.
— Eh oui, tu as beaucoup de chance en effet, ne me remercies pas, et cesses de paniquer pour rien, ton ami Bladaste ne t’a jamais laissé tomber ne l’oublie pas !
Il se tourna ensuite vers lui et déclara en lui donnant une tape sur l’épaule qui se voulait réconfortante.
— Permets-moi d’abord de remettre la situation dans une perspective d’ensemble. L’ordre de la Salamandre compte à présent un nouveau chevalier. À ce titre, il incorpore de manière opérationnelle la défense de la province, ce qui va m’autoriser à t’attribuer une rente et te déléguer des aides pour le gros œuvre que tu ne pourrais accomplir tout seul. Je t’envoie sous peu une dizaine de bras afin de m’occuper de la couverture.
— Je devrais presque te remercier alors, à mon tour, de t’accorder ma reconnaissance éternelle en somme.
Bladaste se hissa sur son destrier en acquiesçant de la tête.
— Tout à fait, je file retrouver notre comte à présent, nous ne faisions que passer, courage à toi chevalier, et n’oublie pas, le Roy est mort, vive le Roy, la Salamandre est morte, vive la Salamandre !
Il exécuta un dernier signe de la main, avant de prendre la direction de la crypte.
***
Le conseiller tint promesse, une semaine plus tard, une délégation d’artisans vint équipée pour s’occuper de la couverture et des planchers. Ils établirent un camp dans la cour pour ne pas loger à l’intérieur du manoir et travaillèrent sans traîner pour s’en aller au plus vite.
Le lieu-dit inspirait la méfiance et l’inconfort.
Épiphyte ne leur en tint pas rigueur, trop heureux de retrouver cet élément indispensable à l’appellation des ruines qui l’abritait, un toit. En ce qui concernait le reste, les boiseries, planchers et escaliers, il avait tout le temps à présent pour s’en occuper.
C’était ce à quoi il songeait en pénétrant dans un salon, où il découvrit le chat assis sur une table basse qui paraissait l’attendre. Le dernier habitant du manoir avait fini par accepter la présence du greffier, sans penser à lui attribuer un nom.
Il ne l’avait jamais entendu miauler, mais cela le contente tout de même et ne l’empêchait pas de s’adresser à lui en lui parlant pour combler le silence que les vieux murs avaient tendance à cultiver.