Chapitre XXV

Elle était là, Gamine, juste sous nos yeux : la cité de Santo Domingo, là où l’histoire du Nouveau Monde avait commencé.

Après notre mauvaise rencontre avec le Trinidad, il nous avait fallu encore deux jours pour y parvenir. Pendant ce temps, Aztlán avait poursuivi mon éducation en m'apprenant les rudimentaires de la navigation. Je dois avouer que je ne me révélais pas très douée avec le sextant. Je l'empruntais même régulièrement pour essayer de comprendre seule comment cet instrument fonctionnait. Je n'étais pas plus doué pour calculer notre position à partir des mesures prises avec cet objet. Je n'avais aucune notion de mathématiques et mon capitaine s'en est très vite aperçu. Résultat, il laissa de côté les calculs de navigation pour m'apprendre les bases de ce qu'il appelait l'arithmétique.

Bien entendu, ces leçons ne l'empêchaient pas de me voler quelques baisers et de me caresser quand je lui en donnais la permission. En peu de temps, son lit était devenu mon refuge.

Mais pour l'heure le Tlaloc a quitté la mer pour s’engouffrer dans la rivière d’Ozama. Tandis que nous longions la côte pour atteindre le port, Oeil-de-Pigargue contemplait les hauts remparts de la ville, fasciné. C’est à peine si nous parvenions à apercevoir le clocher de la cathédrale. Pourtant, les fortifications étaient fragilisées à de nombreux endroits : un souvenir de l’envahisseur anglais, sans aucun doute.

« Regarde-moi ça, Adrian ! Quand on pense que c’est ici que Cristóbal Colón a fondé la première colonie espagnole… Maintenant, c’est plus qu’une ville délaissée. À quoi ça sert de coloniser une île, de soumettre ses habitants à l’esclavage si ça se termine comme ça ? »

Moi aussi, j’observais la ville avec déception. Sur le Nerriah, l’équipage racontait souvent des histoires sur la colonisation espagnole, surtout sur les aventures de Cristóbal. En les écoutant, j’avais rêvé de trésor, de terres inconnues et de peuples extraordinaires. Mais tout ça, maintenant que nous étions là, venait de partir en fumée.

« Tu sais ce que je pense ? a poursuivi le charpentier. Je crois que, si les couronnes d’Europe continuent de prendre sans donner, les colonies voudront, un jour, ne plus être des colonies ! »

Là-dessus, Gamine, je ne pouvais pas le contredire.

Soudain, la porte de la cabine du capitaine a claqué. Aztlán venait de sortir, revigoré et déterminé. Je l’ai suivi des yeux tandis qu’il s’approchait des cordages pour grimper à l’enfléchure, juste assez pour que nous puissions tous le voir.

« Écoutez-moi tous, amigos ! La mission du jour est d’une grande importance pour notre cause : si nous échouons, le village coulera avec nous. Nous allons entrer dans le port en nous faisant passer pour un navire marchand espagnol. Si l’on vous pose des questions sur notre destination, dites que nous nous préparons à retourner en Espagne et qu’il nous faut des provisions. Oeil-de-Pigargue, tu prendras avec toi tous les Azteca qui ne parlent pas espagnol pour acheter et charger des denrées : nous devons rester crédibles aux yeux des soldats qui gardent le port. Interdiction de prononcer ne serait-ce qu’un mot en nahuatl ! Cela pourrait attirer les regards. Les autres, vous ferez des équipes de deux et parcourrez la ville. D’après ce que nous savons, nous recherchons un homme âgé qui connaît le nom de Zaldívar. Notre source nous a affirmé que l’homme en question n’avait plus toute sa tête. Cherchez donc chez les ivrognes et les sans-abris. Mais surtout — surtout ! —, n’attirez l’attention de la garde espagnole sous aucun prétexte ! »

Les pirates ont écouté les ordres de leur capitaine attentivement, leurs regards déterminés. Nous voulions tous réussir la mission, Gamine, c’était vital.

Une fois le discours d’Aztlán terminé, les Azteca qui ne connaissaient pas la langue de la ville se sont rassemblés autour d’Oeil-de-Pigargue. Je me suis donc écartée de lui pour partir à la recherche d’un autre forban désireux de battre le pavé à mes côtés. Mes yeux ont croisé ceux de Chimalli, le seul Azteca qui parlait couramment l’espagnol à bord et, donc, le seul autorisé à fouiller la ville. Mais je n’ai pas eu le temps de faire un pas vers lui. Derrière moi, le capitaine s’était approché pour me toucher l’épaule.

« Adrian, à terre, tu viens avec moi. »

 

*

 

Une fois le navire à quai, le capitaine est directement allé voir le percepteur pour lui payer la taxe d’amarrage. Ce dernier, écrivant un faux nom dans son registre, n’a nourri aucun soupçon. Ainsi, impossible de remonter jusqu’à nous si nous devions quitter Saint-Domingue à la hâte.

D’un signe de main, Aztlán m’a ordonné de le suivre. D’un pas assuré, nous nous sommes engouffrés dans les entrailles de la cité.

Par où commencer ? Les rues de Saint-Domingue étaient bruyantes et les tavernes bien trop nombreuses pour que nous puissions toutes les visiter. Chimalli, associé à un gabier plus âgé que lui, nous suivait de près. Alors le capitaine, d’un simple signe de tête, lui a fait comprendre que nous nous occuperions des tavernes les plus proches du port, tandis qu’ils visiteraient celles plus proches de la cathédrale.

Ça puait l’alcool et la crasse, Gamine, et la chaleur n'arrangeait rien. Rien de tout cela ne m’était étranger, bien sûr, mais je commençais sérieusement à me demander s’il existait ne serait-ce qu’un port au monde qui ne faisait pas battre le cœur de la misère.

Nous sommes entrés dans une taverne, puis une seconde, puis bientôt dix… Mais rien. Rien sur un vieillard qui connaîtrait le nom de Zaldívar. Au début des recherches, Aztlán et moi marchions côte à côte, mais plus notre déception grandissait, plus je marchais à deux pas derrière lui, comme une enfant punie. Après tout, c’était mon idée et c’est moi qui avais insisté pour venir jusqu’ici. Mais plus on tardait à trouver notre homme, plus mon capitaine se raidissait, irrité.

À ce moment-là, alors que nous arpentions les rues de Saint-Domingue, je me demandais si la nuit que j’avais passée avec lui comptait encore pour quelque chose…

Quand le soleil a atteint son zénith, nous sommes sortis de la dernière taverne du port, désespérés. Aztlán a soupiré.

« Prenons une pause. Il nous reste seulement deux heures avant qu’Oeil-de-Pigargue et les autres aient terminé le chargement. Allons souper dans la première taverne que nous avons visitée. »

J’ai approuvé.

Longtemps, nous n’avons pas prononcé un mot. Mais je voyais bien la déception de mon partenaire. Non… il n’était pas seulement déçu : il était contrarié.

« Je n’aurais jamais dû t’écouter. » Ces mots, je les lisais parfaitement dans son regard. Ça me rendait folle. Mais que faire ? Protester ? Le rassurer ? Chercher à l’apaiser ? Rien de tout cela ne fonctionnerait, j’en étais convaincue. Et si je lui proposais d’aller voir plus loin, plus près de la cathédrale ? Peut-être que les autres avaient trouvé quelque chose…

Tandis que nous franchissions le seuil de la taverne où nous voulions nous restaurer, j’ai ouvert la bouche pour lui partager mon idée, mais au bout du compte, aucun son n’en est sorti. À la place, j’ai percuté son dos. Aztlán s’était figé dans le cadre de la porte d’entrée, surpris. Sur la pointe des pieds, j’ai regardé par-dessus son épaule. Qu’est-ce qui avait pu l’arrêter aussi brusquement ?

C’est alors que je l’ai vu, seul à une table, triste devant une chope de bière.

C’était un homme aux cheveux blancs, dégarnis, et aux mains décharnées. Jamais je n’avais encore rencontré un homme aussi âgé. Il portait sur ses épaules le poids de maintes années de travail. Même si cela faisait longtemps qu’il n’avait pas navigué, n’importe qui pouvait deviner qu’il s’agissait d’un marin : il portait encore en partie l’uniforme de la marine espagnol. Je dis bien en partie, car ses vêtements étaient déchirés de toutes parts, usés par le temps et le vent. Oui, n’importe qui pouvait voir qu’il s’agissait d’un ancien matelot, mais n’importe qui pouvait également voir que, dans sa tête, il n’était pas tout seul. Le vieillard regardait dans le vide sans cligner des yeux, comme perdu sur la mer, et ses lèvres marmonnaient des mots incompréhensibles. Ce sont les signes d’un puissant traumatisme. Crois-moi, je les connais bien.

Nous sommes restés un moment à l’observer, cherchant à deviner ce qu’il pouvait bien baragouiner. Soudain, sa bouche s’est mise à prononcer les mêmes syllabes, trois sons bien distincts que, petit à petit, nous sommes arrivés à déchiffrer : Zal-dí-var.

Il n’en a pas fallu davantage à mon capitaine pour aborder cet individu. Nous nous sommes approchés lentement et nous nous sommes installés à sa table. Le vieillard n’a pas protesté. C’est à peine s’il a relevé notre présence. Aztlán a sorti de sa poche la pépite d’or qu’il m’avait montré la dernière fois et l’a posé juste sous les yeux du vieillard. Ce dernier a arrêté brusquement de marmonner, comme si l’on venait de mettre devant lui un objet qu’il croyait disparu et oublié depuis longtemps.

Mon capitaine a demandé :

« Vous êtes le charpentier du capitaine Zaldívar, n’est-ce pas ? Le dernier survivant de l’équipage ? »

Pour toute réponse, le vieillard s’est emparé de la pépite d’or pour l’examiner. Alors que nous attendions sa réaction, le tavernier a choisi ce moment pour nous interrompre avec son plateau, prêt à prendre notre commande.

« Alors, Alvaro, tu as enfin trouvé des garants pour payer ton ardoise ? J’espère que vous savez dans quoi vous vous embarquez, vous deux ! Ce truand ne vous remboursera jamais ce qu’il vous doit. À part importuner les marins avec ses histoires à dormir debout, ce vieux fou n’est plus bon à rien. D’ailleurs, Alvaro, il me semble t’avoir dit que je voulais plus te voir ici. Tu as de la chance : c’est le nouvel employé qui t’a servi, donc il n’était pas au courant. Il va falloir que je lui dise… Je ne veux pas que tu te fasses de fausses idées ! »

Alors que ce tavernier rabaissait notre informateur, son regard est tombé sur la pépite d’or. Il a alors serré les lèvres et ravalé son venin, persuadé d’être tombé sur de gros poissons.

Aztlán a posé sous les yeux du patron une bourse de cuir bien remplie.

« Nous allons payer l’ardoise de ce monsieur. Servez-nous la même chose que lui.

— Très bien, monsieur. Tout de suite, monsieur ! »

Une fois le patron déguerpi, nous avons de nouveau fixé notre attention sur Alvaro, le charpentier manifestement devenu truand. Il a examiné longuement et attentivement le fragment d’or, les sourcils froncés.

« La dernière fois que j’ai vu ça, a-t-il commencé, c’était cet idiot de Juan qui l’avait. Il disait qu’il l’avait détroussé au capitaine. “Quelle importance, il est mort !” qu'il disait. Moi, jamais je ne prendrais le risque de voler un macchabée, même s’il a de l’or sur lui. Dieu ne pardonne pas aux voleurs.

— Je l’ai rencontré à La Havane, il y a plusieurs années de ça, a répondu Aztlán. Il m’a raconté ce qui s’est passé pendant votre expédition : l’accalmie, la peste, la mort du capitaine Zaldívar… Mais je voudrais entendre votre version des faits. »

Le mendiant de Saint-Domingue s’est mis à trembler. Les souvenirs, Gamine, provoquent parfois chez les gens des émotions terribles : la haine, le chagrin ou l’effroi. Aucun doute possible : pour Alvaro, c’était l’effroi.

« Je ne me rappelle pas bien… Sur le navire, tous les hommes pleuraient, ils savaient tous qu’ils allaient mourir. La plupart présentaient des ganglions douloureux sur la peau et, au bout de quelques jours, ils se mettaient à tousser dangereusement, comme s’ils allaient dégueuler leurs poumons par la bouche. Et ce soleil si éreintant, si chaud… il nous martelait le crâne et rendait insupportable notre souffrance. Moi, je ne l’avais pas encore attrapé, cette diablesse de Peste, mais je la voyais partout : elle avait l’allure d’une vieille faucheuse malade, tout droit sortie de l’Enfer. Vous voyez ce chapelet que je porte ? C’est grâce à lui que je suis en vie. Je l’ai serré très fort et j’ai prié, prié encore. À un moment, je l’ai sentie, cette horrible femme, juste à côté de moi. J’ai senti son souffle froid, mais j’ai continué de prier et elle s’est éloignée. Je sais ce que vous pensez : vous pensez que je suis fou, que c’est la chaleur de l’accalmie qui m’a donné des hallucinations, mais c’est pas vrai, c’est pas vrai ! »

Le vieillard a saisi sa chope et bu une grande rasade, comme s’il lui fallait du courage pour raconter la suite de son histoire. Il a croisé le regard rassurant d’Aztlán, qui l’écoutait sérieusement, contrairement à tous les interlocuteurs qu’il avait dû avoir ces derniers temps. Quant à moi, j’ai pris exactement la même posture, trop inquiète d’avoir un comportement qui pourrait faire tomber notre plan à l’eau.

Apaisé par notre écoute, Alvaro a poursuivi son histoire avec plus de lucidité :

« Puis mes prières ont été entendues. Je me suis penché sur le bastingage et je l’ai vu, au loin, la terre ! Sans le savoir, notre bateau avait dérivé lentement, très lentement, et cet îlot sans importance avait fait surface sur l’horizon. Alors, avec Juan, on s’est précipité vers le capitaine qui peinait à tenir debout. “Sortez la chaloupe et abandonnons tous les trois le navire, a-t-il dit, c’est peut-être notre seule chance de sortir en vie de ce cauchemar.” Alors on l’a écouté : on s’est embarqué dans le canot et on a ramé, ramé, ramé !... Mais je voyais bien, moi, que plus on s’approchait, plus le capitaine était mal en point. Il était si jeune, vous ne pouvez pas imaginer ! Je ne suis même pas sûr qu’il avait trente ans. »

« Avec Juan, une fois sur l’île, on voyait bien qu’il déclinait. Il avait la trace, vous savez, celle que la vieille Peste laisse sur ses victimes. Je lui ai donné mon chapelet pour qu’il le protège, mais ça n’a pas marché. Après tout, c’est moi qu’il l’avait taillé à partir d’un chêne de mon pays. Peut-être ne protégeait-il que moi ? Prêt à expirer, le capitaine Zaldívar nous a fait promettre une chose : “Enterrez-moi avec mon journal”, a-t-il dit. “Personne, personne ne doit l’avoir. Ces pages sont maudites ! À cause d’elles, ma lignée est sur le point de s’éteindre. Je suis le dernier à savoir, je suis le dernier…” Et son âme est montée au ciel juste après ces mots. »

Le tavernier est revenu à ce moment avec nos chopes. Il nous les a servies sans mot dire, jetant un regard soupçonneux à celui qu’il avait osé appeler « truand ». Quand le patron s’en est allé, je me suis penché vers le mendiant pour lui demander :

« Que s’est-il passé ensuite ? Comment vous en êtes-vous sortis ?

— Comment on s’en est sorti ? Ah ! Ça oui, mon gars, on s’en est sorti, mais un pied dans la tombe. La vieille Peste est vicieuse, vous savez, il ne lui faut pas grand-chose pour s’en prendre à qui que ce soit. Quand on a enterré le capitaine Zaldívar, elle en a profité pour nous marquer. Chez moi, les ganglions sont apparus sur ma cuisse. Chez Juan, juste sous son bras. Ah ! Elle nous regardait souffrir, cette horrible femme ! J’ai demandé à Juan de se rapprocher de moi, puis j’ai sorti mon chapelet et j’ai prié pour conjurer ce mauvais sort. J’ai marmonné des psaumes pendant des jours et des jours… »

« No me reprendras, Señor, en tu ira ;

No me castigues en tu furor.

Ten piedad de mí, Señor, porque desfallezco;

Sáname, Señor, porque mis huesos están en agonía.

Muy angustiada está mi alma;

¿Hasta cuándo, Señor, hasta cuándo?

Vuélvete, Señor, y sálvame la vida;

Por tu gran amor, ¡ ponme a salvo !

En la muerte nadie te recuerda ;

Desde los dominios de la muerte, ¿quién te alabará?

Cansado estoy de sollozar.

Toda la noche inundo de lágrimas mi cama,

¡Mi lecho empapo con mi llanto!

Se consumen mis ojos por causa del dolor;

Desfallecen por culpa de mis enemigos.

¡Apártense de mí, todos los malhechores,

Que el Señor ha escuchado mi llanto!

El Señor ha escuchado mis ruegos;

El Señor ha tomado en cuenta mi oración...*1 »

« Plus je priais, priais, plus la vieille Peste peinait à nous approcher. Les premiers jours, elle se postait tout près de notre visage, nous faisant inhaler son souffle de pestilence. Juan tremblait à côté de moi, je me souviens. Je me suis demandé s’il la voyait, lui aussi. Mais je ne devais pas cesser. Je répétais des psaumes sans m’arrêter, même si ma bouche s’asséchait dangereusement. Nous avions faim, nous avions froid, nous avions peur… »

« Mais au bout du troisième jour, la vieille s’est éloignée, mécontente. Juan n'avait presque plus de trace et moi non plus. Les frissons s’en sont allés et la fièvre avec eux. Après un temps de convalescence, nous avons pu enfin nous nourrir et chasser dans le bois qui recouvrait cette petite île. On est repassé plusieurs fois devant la tombe de notre capitaine, bien sûr : on l’avait enterré loin de la côte, dans les profondeurs de la forêt. Mais comment rentrer, à présent ? Nous ne pouvions pas retourner sur le navire : il était entièrement contaminé. Seulement, si on ne trouvait pas de solution rapidement, c’est de faim qu’on allait mourir. De jour en jour, l’hiver approchait et les denrées devenaient de plus en plus rares. »

« Alors on a allumé un grand feu sur la plage, immense, qui pouvait se voir sur plusieurs lieues. Hors de question de crever sur cette maudite île ! Il n’a pas fallu longtemps pour qu’un navire marchand vienne dans notre direction. Les marins n'en ont pas cru leurs yeux. Jamais ils n’auraient pensé trouver des naufragés par ici ! »

« Après ça, Juan et moi, on a quitté la marine. Juan ne voulait plus partir en expédition. Il voulait naviguer sur des routes commerciales sûres, alors il s’est embarqué sur un navire qui transportait du coton vers le vieux monde. Quant à moi, je n’ai plus jamais navigué. Plutôt la mendicité, plutôt la truanderie que de subir une nouvelle accalmie ou de revoir la vieille Peste ! »

À la fin de son récit, j’ai échangé un regard entendu avec Aztlán. Ni lui ni moi ne croyions en ces balivernes chrétiennes et nous savions bien qu’une part de son histoire relevait du délire de la fièvre. Cependant, nous n’avons rien dit. Ce n’était pas le moment de nous mettre notre informateur à dos. Il fallait d’abord que nous obtenions ce que nous cherchions.

Mon capitaine s’est levé et a demandé au tavernier du papier et un encrier. Quand il est revenu, il les a présentés à Alvaro, qui a froncé les sourcils.

« Ma famille était proche de celle du capitaine Zaldívar, a déclaré Aztlán. Il a fait beaucoup pour mon grand-père. J’aimerais me recueillir sur sa tombe, pour le remercier, mais Juan ne m’a pas donné les coordonnées de l’île. Quand je lui ai demandé, il m’a dit qu’il ne les connaissait pas. Est-ce que vous pouvez m’aider ? »

Je dois admettre qu’il était très doué pour mentir. Mais cela n’a pas empêché le vieillard de se méfier. Il a baissé les yeux, songeur. Quand il les a relevés, il a pris Aztlán à partie :

« Si je vous donne les coordonnées, vous ne devez les donner à personne. Il y a un marin qui est plusieurs fois venu me voir pour avoir cette information et, croyez-moi, il les voulait pour des raisons bien plus malhonnêtes.

— À quoi ressemblait-il ?

— Oh, je ne saurais pas exactement vous dire, mais c’était un capitaine avec un long manteau noir, très grand, mais très mince. Il n'avait pas l’air commode. »

De nouveau, mon regard a croisé celui du capitaine d’un air entendu. Aucun doute possible sur l’identité de cet homme.

Alvaro a pris la plume pour écrire les indications qui nous manquaient. Quand il a terminé, il a fait glisser le papier en direction d’Aztlán, qui l’a rapidement ramassé. Nous nous sommes levés sans attendre.

« Merci pour ces informations. Nous ne manquerons pas de nous recueillir devant la tombe du capitaine Zaldívar en votre nom. »

Nous avons fini notre bière d’un cul-sec et nous avons tourné les talons pour sortir de la taverne.

Cependant, nous n’avions pas fait un pas que le vieux mendiant de Saint-Domingue nous a interpellé :

« Je la vois encore, vous savez ! »

Aztlán s’est retourné, lui lançant un regard interrogateur.

« Cette vieille femme, je la vois encore, avec sa cape noire et sa grande faux. Ça fait un mois qu’elle me tient compagnie tous les soirs quand je regarde la mer, assis sur le quai. Mes prières et mon chapelet ne suffisent plus à la repousser. Je crois que c’est bientôt mon tour. Dites-le-lui, à Zaldívar. Dites-lui que l’on va se retrouver bientôt. »

Mon capitaine a incliné la tête : il le ferait, Alvaro pouvait en être sûr.

 

*

 

« Il savait, Saoirse, a déclaré mon capitaine une fois dehors. Il savait et c’est pour ça qu’il nous traquait. Comment ai-je pu être aussi naïf ? Cela doit faire des années qu’il cherche à tirer les verres du nez à ce pauvre Alvaro. Il faut vite embarquer sur le Tlaloc et quitter cette ville avant qu’il ne débarque ici !

— Je crois que c’est top tard, capitaine. »

J’ai tendu le bras vers la jetée. Un nouveau navire venait d’amarrer à l’opposé du nôtre. Un galion à la coupe singulière, très athlétique, avec des voiles munies d’une croix rouge.

Le Trinidad.

« Allons-nous-en, » a réagi Aztlán en m’agrippant le bras.

Mais trop tard. Des bruits de bottes martelant les pavés ont surgi derrière nous, suivi du crissement des épées sorties de leurs fourreaux. Nous avons fait volte-face et nous nous sommes confrontés à trois corsaires armés jusqu’aux dents. Tout de suite, j’ai dégainé mon épée, mais quand mon capitaine en a fait de même, je l’ai menacé de ma lame.

« Non ! lui ai-je ordonné, faisant fi de la hiérarchie. Je vais les retenir, capitaine. Embarquez sur le Tlaloc et partez !

— Mais…

— Ne discutez pas ! Vous l’avez dit vous-même : le village avant tout. »

Aztlán, en colère et consterné, a hésité. Mais j’ai maintenu son regard et suis demeurée droite, gamine. Pour rien au monde je n’aurais cédé. Silencieusement, j’ai imploré l’homme que j’aimais, que je voulais protéger, de me faire confiance.

Au bout du compte, il a fini par l’accepter. C’est le souvenir de son peuple meurtri, je crois, qu’il l’a finalement poussé à prendre la bonne décision. Il s’est retourné et a pris la fuite, se retournant une dernière fois pour me jeter un regard inquiet.

Moi, je ne me suis pas retournée.

Nos luttes, Gamine, sont toujours devant nous, pas derrière nous. Ne l’oublie pas.

Mes trois adversaires ont fondu sur moi. Je les ai combattus du mieux que j’ai pu, mais, très vite, j’ai été dépassée. Plus petite et plus agile, je suis parvenue à renverser l’un d’entre eux, mais les écarts de force ont eu raison de moi. L’un de mes adversaires m’a fait tomber, tandis que l’autre m’a désarmée. Le plus jeune m’a relevée, me paralysant les bras derrière le dos.

« Il suffit ! dit l’autre. Le capitaine veut cette racaille vivante. Toi ! Va prévenir les autres que nous avons capturé l’un d’entre eux et que nous retournons au navire. Ensuite, préviens le capitaine que ces satanés pirates vont bientôt lever l’ancre. Il ne faut pas les perdre ! »

J’ai vu le plus petit des corsaires s’élancer vers la ville, mais c’est tout. On m’a mis un sac sur la tête et tout est devenu noir.

 

1Psaume 6:2-10

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