J’ai passé le reste de la nuit dans le lit d’Aztlán. Nous nous sommes caressés, touchés et embrassés sans discontinuer jusqu’à ce qu’il vienne en moi. Je pourrais te raconter plus en détail, Gamine, te rapporter tous les moments de sensualité de cette première fois. Mais je ne te dirais rien. Non, non, ça n’appartient qu’à moi. Enfin, si, je peux te dire que ma première fois a sûrement été bien mieux que celles de toutes les princesses de ce triste royaume de France.
Le soleil n’allait plus tarder à se lever, mais mon amant dormait profondément, bercé par la houle régulière d'une mer apaisée. Nue à ses côtés, j’ai caressé son dos, fascinée par l’immense tatouage qui le recouvrait. De mon index, j’ai suivi les lignes qui formaient un immense soleil. Le visage et les ornements ressemblaient aux peintures que j’avais pu voir dans la grande maison d’Itztli. De nombreuses cicatrices l’avaient détérioré, mais cela n’enlevait rien à sa beauté.
« Tonatiuh.
— Qu'est-ce que tu as dit ?
— Tonatiuh, a répété mon amant en se retournant, encore endormi. C’est notre dieu du soleil, le plus important de tous.
— Pourquoi tu l’as gravé dans ton dos ?
— Pour me rappeler qui je sers. »
Il m’a pris dans ses bras et a plongé sa main dans mes cheveux courts. Oui, je me souviens, ils commençaient à devenir un peu longs… Débarrassée de mon armure, débarrassée d’Adrian, débarrassée de cette bandelette qui comprimait ma poitrine, je me suis sentie bien pour la première fois, comme si, soudainement, j’avais trouvé la clé pour me réconcilier avec mon corps de femme. Ma poitrine, mon ventre, mes épaules… Je les avais malmenés, écrasés, martyrisés… Mais à cet instant, ils m’avaient tout pardonné. Toutes les douleurs, réelles ou fantômes, avaient disparu.
Est-ce que j’étais amoureuse ? Oui, je crois que oui, Gamine. Mais j’avais du mal à croire qu’il était là, à mes côtés, pour m’embrasser et me serrer dans ses bras. Moi qui étais si petite, si laide, si cabossée, et lui, si beau, avec sa peau satinée et ses cheveux de jais… Mais j’étais loin de le connaître vraiment. Aztlán gardait encore pour lui bien des secrets.
« Quand je te vois comme ça, a murmuré mon amant, j’imagine que tes cheveux ont poussé, que tu portes une robe assortie à tes yeux et un panier rempli de fleurs. Je crois que, si tu étais restée à Portsmouth, tu offrirais des roses aux passants pour leur réchauffer le cœur. Tout le monde t’adorerait, et moi, j’aurais pu te croiser sur le port et tomber amoureux. »
J’ai pouffé.
« C’est si ridicule que ça ?
— Non, c’est juste que… Si j’étais restée à Portsmouth, c’est mon corps que je vendrais sur le port, pas des fleurs.
— Quand tout ça sera terminé, tu pourras devenir qui tu voudras.
— Je ne veux pas retourner en Angleterre.
— Alors où voudrais-tu aller ? Que voudrais-tu faire si, un jour, naviguer ne t’intéresse plus ? »
Laissant échapper un soupir, je me suis étirée et j’ai fixé le plafond, songeuse. Mon esprit méditait au rythme du balancement du Tlaloc.
« Je crois… Je crois que ça n'arrivera jamais. Je veux naviguer pour toujours. Combattre l'armée anglaise jusqu'à mon dernier souffle et faire escale à Nassau pour raconter mes exploits à Ferguson et La Guigne. Et quand je serai vieille, je pense que j'y serais encore. J'attendrais sur la plage de New Providence que les nouvelles du monde me parviennent, juste à côté de la grande épave. J'espère, à ce moment-là, que les pirates qui vogueront me verront comme une légende, comme le modèle qu'il faut suivre. »
J'ai rougi en prononçant ses derniers mots. Quand j'y pense, ça me fait bien rire. Moi, une légende ? J'étais bien loin de savoir comment on le devenait.
Je croyais que cette vision de mon avenir ferait sourire Aztlán, mais j'avais tort. Au contraire, son visage s'est assombri. Il m'a libéré pour s'allonger sur le dos et fixer le plafond.
« Comment tu peux croire que Nassau sera toujours aux mains de pirates quand tu seras vieille ?
— Pourquoi ? Tu en doutes ?
— Je respecte énormément le rêve d'Hornigold et des autres. Seulement, une société sans organisation remplie de malfrats ne peut pas survivre bien longtemps. Tous les navires de cette baie poursuivent des objectifs bien différents. Je ne suis pas certain que ces mêmes navires seraient prêts à défendre la République si elle était assaillie. Les capitaines préféreront sans doute s'en aller et poursuivre leurs chemins ailleurs. »
Mon visage n'a pas pu s'empêcher d'exprimer une moue dubitative. La fin de la République des pirates ? Non, vraiment, je n'en croyais pas un mot.
« Je pense que tu as tort, ai-je lâché. Je suis sûre que les hommes seront prêts à se mobiliser si Nassau est attaqué. Elle leur apporte trop de confort. »
Je me suis tournée sur le ventre et j'ai tourné la tête vers Aztlán qui s'était cloîtré dans un silence inquiétant. J'ai donc préféré changer de sujet :
« Quand j’étais à la vigie avec Oeil-de-Pigargue, ai-je déclaré, j’ai vu sur le navire corsaire une grande silhouette noire, vraiment terrifiante. Tu as une idée de qui ça peut-être ? »
Les traits de mon amant se sont définitivement fermés. Il a relâché son étreinte et s’est mis à fixer le plafond comme je l’avais fait auparavant.
« Oui, je sais de qui il s’agit.
— Et donc ? Qui est-ce ?
— Mon père. »
Je me suis brusquement redressée, stupéfaite.
« Je croyais qu’il était mort !
— Je t’ai dit que j’avais quitté la marine espagnole, mais je n’ai jamais dit que mon père était mort. Ça fait quatre ans qu’il est devenu corsaire. Apparemment, il est plus utile à la couronne espagnole en tueur de pirates qu’en capitaine de navire militaire. Enfin, je crois surtout qu’il me poursuit. »
Aztlán a retiré la couverture et s’est assis au bord du lit. Alors qu’il attrapait sa chemise pour se vêtir, dissimulant son tatouage de Tonatiuh, il a poursuivi :
« Une fois, quand je naviguais encore avec lui, on a rejoint un navire marchand espagnol très important. Ce n’était pas du tout dans nos fonctions, mais Vicente Monteña, mon père, n’en avait que faire. L’Espagne avait capturé des rebelles aztèques et il voulait tous les tuer en mer. “Il faut éradiquer la vermine, fils !”, voilà les seuls mots qu’il avait à la bouche ! Parmi eux, des femmes, des enfants… Tous violés, tous tués, tous jetés à la mer… et moi, je n’avais pas embarqué pour ça, alors j’ai décidé de quitter la marine. Mon père s’y est opposé, évidemment, mais ça n’a pas été suffisant pour me retenir. Alors que je cherchais ma mère, il m’a pourchassé. Sur son chemin, il s’en est pris aux miens, Saoirse. Je l’ai vu brûler des maisons habitées par des Azteca qui servaient pourtant loyalement la couronne d’Espagne. Je l’ai vu égorger des enfants dont les parents vivent à présent au village… C’est là que j’ai douté de son amour pour ma mère, cet amour dont il était pourtant si fier. Et — par Tonatiuh ! — mes doutes étaient bien fondés. Quand j’ai retrouvé Itztli, elle m’a avoué la vérité : comment elle s’est laissé charmer, comment il l’avait mise enceinte, comment il l’avait abandonné et comment il était revenu pour m’arracher à elle. Il m’a menti pendant toutes ses années, Saoirse ! Et tout ça pour quoi ? Pour déverser sa haine sur mon peuple. Alors oui, hier, quand j’ai vu le Trinidad, je voulais attaquer, je voulais qu’on en finisse, même au péril de l’équipage tout entier. »
Il s’est retourné vers moi et m’a regardé droit dans les yeux, comme un condamné apeuré, en attente de son jugement.
« Mon désir de vengeance fait-il de moi un mauvais capitaine ? »
Il semblait si inquiet, Gamine. Maintenant que j’y pense, je crois qu’il avait peur pour son intégrité. Franchement, je ne le comprenais pas. Pour moi, se venger n’était pas un mal. J’avais bien tué Sawney Bean, alors pourquoi n’aurait-il pas le droit de tuer son père, même si cela impliquait l’équipage tout entier ? J’étais trop jeune pour comprendre, mais aujourd’hui, je sais. Aztlán craignait que ce désir obsessionnel fasse des morts autour de lui. Et crois-moi, il avait raison de prendre cette menace au sérieux.
Mais moi, encore enivrée par ses baisers, j’ai préféré le rassurer :
« Je crois surtout que ce sentiment fait de toi un être humain. »
Il a approuvé, pensif… Non, pas pensif… peu convaincu, plutôt.
Je l'ai contemplé un long moment, puis je me suis mise à caresser de nouveau son dos. Aztlán n'a pas détesté. Il est resté assis là, à profiter de mon contact.
« Et toi ? ai-je fini par demander. Que feras-tu quand tu auras retrouvé le trésor ? Qu'est-ce que tu voudrais ? »
Il ne m'a pas répondu tout de suite. Son dos s'est raidi, trahissant son hésitation.
« Je veux vivre en paix, a-t-il fini par lâcher. Peut-être rester au village et s'occuper des miens. Ou bien embarquer sur un navire marchant, découvrir des terres où je ne suis jamais allé et dessiner leurs merveilles... Oui, je crois que c'est ce que je veux. »
Je me suis redressée vivement, surprise.
« C'est tout ? Après le trésor, plus de piraterie ?
— Plus de piraterie. De toute manière, je ne crois pas avoir vraiment décidé de devenir forban. Ma mère et mon peuple avaient besoin de mon aide et c'était la meilleure solution. Entre mon père qui voulait faire de moi un soldat et Itztli qui veut faire de moi un rebelle, j'ai l'impression de n'avoir jamais été mon propre maître. Je ne suis pas libre, Saoirse. Mais quand tout cela sera terminé, je veux le devenir. Alors, il en sera fini des causes à défendre, fini de la servitude. »
J'ai baissé les yeux. Jamais je n'aurais cru que l'on pouvait se sentir esclave en tant que pirate. Cela m'a rendu triste. Puis j'ai essayé d'associer dans ma tête ces rêves avec les miens, et la vérité s'est soudain présentée à moi.
« Alors... Si moi je veux rester pirate toute ma vie et que toi tu ne le veux pas... Est-ce que ça veut dire que cette nuit, que tout ce que l'on ressent l'un pour l'autre est voué à l'échec ? »
Aztlán s'est retourné pour me regarder droit dans les yeux, son expression toujours indéchiffrable. Il me caressa la joue, pensif.
« Et si, pour l'instant, nous nous contentions de l'instant présent ? »
J'ai souri, moyennement rassurée. Il s'est levé sans rien dire de plus. Moi, j'aurais aimé qu'il m'embrasse.
Les premiers rayons du soleil ont traversé les fenêtres de la cabine. Bientôt, toute la magie de ce moment allait se rompre.
« Tu devrais t’habiller, les hommes ne devraient pas tarder à se lever. Va remplacer Chimali à la barre, nous allons bientôt arriver. Si on te pose des questions, dis que nous avons discuté du plan pour retrouver notre informateur toute la nuit et que nous n’avons pas dormi. Ça devrait suffire à étouffer les soupçons. »
J’ai hoché la tête. Sautant du lit pour enfiler bandelette, chemise, bandana et tricorne, j’ai remis mon armure d’Adrian Fowles.
Pendant ce temps, Aztlán s’est installé à son bureau pour remplir son journal de bord. Après tout, hier soir, il n’avait pas pensé à le faire. Absorbé par sa tâche, il n’a plus fait attention à moi. J’ai donc pris la liberté de regarder sa petite bibliothèque, avide de choisir ma prochaine lecture.
« Au fait, l’ai-je interpellé, j’aime beaucoup le livre que tu m’as prêté, j’espère qu’on aura l’occasion d’en parler quand je l’aurai terminé.
— C’est lequel déjà ? Don Quichotte ?
— C’est ça. Il ne me reste que quelques pages.
— Quel chapitre as-tu préféré ?
— Celui des moulins à vent. Je trouve que ça nous ressemble. »
Cette remarque l’a fait sourire.