Une fois ses amis embarqués sur un navire pour remonter la Loire en direction de la Celtie, il retourna chez lui la conscience en paix. Avec quelques souvenirs en plus, et un constat révélateur sur l’effet que le savoir pouvait engendrer sur les individus.
Évidence qui ne remettait pas en doute ses recherches personnelles. Il comprit cependant qu’il lui fallait rester prudent sur le sens de ses découvertes et que les interprétations qu’il pouvait en tirer dépendaient pour une partie de lui, ou plutôt de l’expérimentateur de cette dernière.
Les pieds de différence entre la taille de Hroll et la sienne lui avaient démontré que la vérité, ou ce qu’on pensait être la réalité pouvaient se doter de multiples apparences. Complexité perverse puisqu’un livre, lui, ne pouvait en délivrer qu’une. Il lui incombait de trouver les autres, mais il n’était pas seul dans ce cas, et cela dans de nombreux domaines. L’homme avait encore un long chemin à parcourir, juste pour évaluer l’étendue de son ignorance.
Il décida de rester vigilant, et continua d’étudier dans son coin les prodiges du monde végétal avec prudence et assiduité.
C’est à cette période qu’il croisa à nouveau, de manière indirecte, les recherches d’une catégorie de personnes bien mystérieuses qui œuvraient dans l’ombre, les alchimistes. Ça se déroulait un jour de marché. Un soleil généreux inondait la petite communauté de maisons resserrées, telle une couveuse attentive prend soin de ses macérations.
Il s’était d’abord dirigé dans le quartier des artisans. L’impasse des scories, pour déposer et faire aiguiser ses ciseaux à bois, si précieux dans la matérialisation de ses idées. Il traversa ensuite le pont, alla flâner entre les étals installés sur la Place des souvenirs. L’endroit était animé d’une multitude d’exposants dont les odeurs et les couleurs se faisaient concurrence pour attirer le plus grand nombre de chalands.
Le jeune homme en profita pour prendre des nouvelles des habitants avec qui il avait sympathisé. Lien social important pour lui qui vivait excentré de l’agglomération. Puis il bifurqua devant la mairie afin d’apprécier les dernières annonces du comté.
En chemin, il croisa Bladaste de passage dans le village. Ils échangèrent détendus sous les marronniers en face de l’édifice public. Le conseiller toujours affable lui expliqua sa philosophie de la gestion des biens. Il finit même par lui avouer, sans s’en cacher le moins du monde, venir chercher une cassette remplie d’écus qu’il devait déposer au château.
L’ancien clerc fronça les sourcils à l’évocation et l’interrogea curieux.
— Ne crains-tu pas d’attirer des personnes mal intentionnées en usant de si peu de discrétion ?
Tout en réalisant d’un coup à qui il s’adressait.
Bladaste lui jeta un regard songeur. Il réfléchissait à la notion de cet art qui restait pour lui abstrait. Il se vêtait d’une chemise blanche aux manches larges, le col ouvert, couvert d’un gilet de couleur marron assorti à ses cuissardes, avec une culotte bouffante confectionnée d’un tissu venu tout droit des antipodes. Sur ses épaules, une cape courte qu’il aimait à rabattre d’un geste ample, pour se donner l’allure d’un homme d’action. Une épée au pommeau et lame ciselée pendait à sa taille. Il était muni de gants et sa tête surmontée d’une coiffe souple inclinée, ornée d’une plume, dont la légèreté et la tenue semblaient vouloir remettre en question les principes de la gravité.
— Mais voyons, il y a des lois qui punissent avec sévérité le fait de s’en prendre à un conseiller, et je connais très bien le juge. Il se montre intransigeant quand il s’agit de protéger ses intérêts, ou ceux du comté, pardon.
Son ancien greffier se plaisait à partager la vision de ce dernier. L’univers dans lequel il évoluait ne ressemblait en rien au reste du commun.
Le jeune homme finit par lui lâcher un sourire convaincu avant de le saluer.
— Je te fais confiance conseiller, les intérêts, ça, tu sais y veiller, n’hésite pas à passer me déposer quelques feuilles de papier à l’occasion, j’en ferai bon usage. Je dois filer à présent, mes ciseaux m’attendent à l’auberge.
Ils échangèrent l’accolade, Bladaste se dirigea vers la mairie pendant qu’Épiphyte descendit la rue pour rejoindre l’animation commerçante.
La taverne les jours de foire débordait d’agitation, accueillant badauds et vendeurs. Il salua tout un tas de gens, épaules contre épaules, une main amicale vient lui enfoncer son chapeau de paille jusqu’au nez pendant qu’il sentait une autre lui tapoter le dos. Il réussit à s’approcher du comptoir, récupéra ses ciseaux et se fit servir un hypocras avant d’aller se chercher une place autour d’une table déjà occupée, mais dont au moins un tabouret restait vacant. Une fois installé, il opina du chef pour signifier sa présence aux clients, qui échangeaient entre eux sans prêter attention à ce qui les entourait.
En face de lui, il reconnut l’étudiant en médecine, Celse.
Réputé dans le village pour son statut dont il ne semblait pas décidé à vouloir changer. Ou alors, comme aimaient à le sous-entendre certains esprits taquins, la matière qu’il apprenait évoluait si vite qu’il devait pousser son rocher une éternité afin de rester à son niveau.
Épiphyte doté d’une bonne constitution n’avait jamais eu recours à ses hommes étranges, affublaient d’un masque animalier en période de crise. Apparence carnavalesque qui effrayait les enfants ou les personnes trop crédules plus que cela ne les soignait.
Il remarqua tous les godets vides sur la table, avant de le saluer.
— Bien le bonjour Celse, tu te fabriques une exemption de cours, y vont grimacer quand ils vont te voir dans cet état les galiénistes.
Celse lui sourit, puis finit sa chope cul sec et en recommanda deux avant de répondre.
— Le bon jour Épiphyte, pas du tout, je réalise une forme de travaux pratiques, c’est très sérieux malgré ce que tu pourrais imaginer.
Il tourna vivement la tête de droite à gauche, pour chasser la méprise.
— Rien du tout rassure toi, tu as le droit de te détendre comme tout le monde, mais qu’est-ce que tu entends par travaux pratiques ?
Deux godets furent déposés, l’étudiant ravi en fit glisser un devant son ami pour l’inviter et empoigna le deuxième avant de trinquer.
— Tout à fait, tu connais ma soif d’érudition et tu sais que je ne plaisante pas sur le sujet. Après avoir perdu un temps infini à écouter rabâcher de vieux galiénistes à moitié séniles que la génération spontanée était l’œuvre du divin. Je me suis mis au service d’un vrai maître dans le domaine des sciences.
Il se pencha et lui fit signe de se rapprocher.
— Tends bien tes oreilles, je suis devenu l’apprenti de l’alchimiste.
Épiphyte échangea un regard chargé de perplexité en sirotant son godet.
Il ne connaissait pas la signification précise du terme employé, se souvenait bien de sa rencontre avec Giboin, sans être persuadé de sa nature véritable. Il avait lui aussi entendu de nombreuses histoires les concernant, comme leur capacité à changer le plomb en or. Ce dont il doutait, sinon, bien au fait de la cupidité de l’homme, il n’y aurait plus aucune trace de ce métal gris et mou, sur la surface des continents.
— J’ignorais que le village en abritait un, mais j’imagine qu’il doit rester plutôt discret, l’église n’apprécie guère que l’on cherche les secrets dans la matière.
Celse parut satisfait de trouver une oreille réceptive à son nouvel emploi. Il but plusieurs gorgées un petit sourire en coin, tout en gigotant sur son tabouret, mal à l’aise.
Épiphyte remarqua son état de nervosité.
— Cela dit, tu devrais prendre le temps d’aller pisser, tes travaux ne devraient pas trop en souffrir.
L’étudiant à la vessie bien chargée afficha un signe négatif de la tête en avalant avec difficulté son godet d’hypocras.
— Surtout pas, notre organisme recel bien des mystères, mais quelle est la meilleure méthode selon toi pour cacher un secret de manière efficace ?
Épiphyte qui n’en avait jamais eu, ne s’était jamais posé la question et lâcha d’un air amusé.
— Laisse-moi deviner, de ne pas en détenir peut-être ?
Il trinqua et but une longue gorgée.
L’apprenti lui murmura sur le ton de la confidence.
— En l’exposant à la vue de tous, ainsi personne ne peut se douter de sa nature véritable.
La déclaration le surprit, mais il trouva cela juste et fut séduit par l’esprit et la pensée qui pouvait envisager ce genre d’approche.
— Cette logique tient la route, mais demeure assez risquée, un individu plus affûté pourrait tout de même parvenir à le découvrir.
Celse finit son godet, cette fois-ci Épiphyte en commanda deux autres.
— Tu crois cela possible ? Non les gens sont dépourvus de toute imagination et, pourtant, nous disposons de toutes les preuves devant nos yeux, et nous utilisons de manière courante le procédé au quotidien, sans que cela n’interpelle personne.
Le jeune artisan accentua les sourcils, songeurs à l’écoute de cette déclaration, et se demanda à quoi il pouvait bien faire allusion.
Celse enfonça le clou.
— Quand tu as compris cela, tu peux boire sans retenue parce que tu œuvres avec confiance pour la vérité !
Épiphyte s’interrogea sur la nature de leurs recherches. Les alchimistes représentaient-ils une forme de confrérie, comme des brasseurs ou les mangeurs de cassoulet ? Caste rigoriste, dont le travail au quotidien leur imposait de s’enfiler autant de tonneaux de vin parfumés que de chaudrons de haricots, en réponse aux attentes de leurs dogmes gastronomiques.
Il tenta une approche.
— Il t’apprend à distiller l’alcool ?
Ce qui déclencha une crise d’hilarité chez son interlocuteur, suivi d’une autre de tétanie maîtrisée pour refréner son envie d’uriner.
— Les souffleurs de verre, on les nomme ainsi de manière péjorative, non le grand art sert à séparer le subtil de l’épais. Il tend à la perfection en toutes choses et surtout dans les métaux. L’or reste leur quête favorite, mais de qui ne l’est-elle pas si l’on y réfléchit bien ?
Celse se pencha alors vers lui pour lui chuchoter tout bas.
— Si je bois, c’est dans ce seul but, animé par la fascination de ce métal précieux, comme me l’enseigne mon maître.
Épiphyte pratiqua un rapide calcul sur le nombre d’alchimistes en devenir qui remplissaient les tavernes du royaume, avant d’estimer que cet art comptait encore de beaux jours devant lui.
Il termina son godet avant de se lever.
Ce coup-ci Celse, qui ne paraissait plus tenir, fit de même et l’invita à le suivre pour l’aider à mieux comprendre ses paroles insensées.
— Viens, si tu veux, je te montre plus en détail mon cadre de recherche, cela te mettra sur la piste, toi, je ne l’ignore pas, tu possèdes assez d’imagination pour envisager cela comme réalisable.
Ils se dirigèrent ensemble vers la sortie, Épiphyte était un peu gêné, il ne savait pas trop comment décliner la proposition. Consommer de l’hypocras à cette heure-ci lui priverait du reste de la journée, réservée à de nombreuses autres occupations.
— Ne le prend pas mal, mais je pratique une école de pensée différente, boire avec excès, trop tôt va à l’encontre de ma nouvelle doctrine.
L’apprenti saisit le malentendu et le rassura.
— Non je voulais juste te faire visiter l’un des laboratoires où je travaille, cela te donnera une idée plus précise sur la nature de mon activité.
Il avait pincé la corde sensible dans son imaginaire. Le la, de laboratoire, à lui avide de connaissances et curieux des recherches de ses aînés. L’officine de l’alchimiste se situait sur son chemin, en bas de la rue qu’il empruntait, l’entrée se trouvait juste après le passage voûté des fortifications intérieures.
Il accepta.
L’apprenti videur de tonneau avait de toute évidence la vessie bien remplie. Son visage tournait au rouge et l’on devinait dans sa gestuelle qu’il avait la glotte noyait et ne tiendrait plus très longtemps à s’obstiner de contrarier son métabolisme. Il pressa le pas.
Épiphyte l’observait en marchant à ses côtés et se demanda s’il n’effectuait pas un test de résistance sur son propre organisme.
Idée vite balayée.
L’inquisition ne manquait pas de prétendants pour toute sorte de pratiques iniques sur le sujet. Son avis pencha ensuite à une forme d’exercice avant les prochaines fêtes votives.
L’anatomie du corps humain restait encore un terrain de recherche ouvert à grand nombre de spéculations. Travaux qui avaient la fâcheuse tendance à le faire basculer dans deux états vibratoires bien opposés, du rire aux larmes.
Du rire au moment de la découverte, pour passer aux larmes en s’interrogeant sur son origine, la pensée initiale, de celui qui pour la première fois l’avait réalisé.
La seule déduction que l’on pouvait tirer de ses situations hilarantes ou dramatiques était que le monde de la science ne faisait pas défaut dans le nombre de ses acteurs, mais plutôt dans leur méthodologie.
Il hasarda une question pour essayer de mieux appréhender ce qui l’attendait.
— Quel combustible utilisez-vous pour vos fours ? Mais tu devrais uriner avant d’arriver, je ne pense pas que ce soit bon pour ton enseignement d’être si tendu.
L’apprenti grimaçait sous la pression interne que sa vessie lui causait. Il avait enfoui ses deux mains dans ses poches pour comprimer sa verge, des gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. Il finit par lâcher presque hors de contrôle.
— Mais non, tu n’y es pas !
Il se mit à sautiller sur place, s’appuya l’épaule contre le linteau d’une porte, et se crispa de tout son être pour parvenir à se dominer, puis serra sa mâchoire très fort avant de reprendre.
— La recherche de mon maître se matérialise dans une simplicité qui force le respect. N’as-tu jamais remarqué la couleur de ton urine ?
Il s’arrêta un instant pour tenter de contrôler la tension interne qui l’éprouvait.
— On pratique des associations d’idées sans nous en rendre compte et à l’inverse, il y a des pensées qui nous paraissent contre nature. Nos déjections, par exemple, n’attirent pas les sympathies. C’est un fait connu et partagé, mais si l’on s’en tient à son reflet, on peut de manière légitime se demander de quoi elles sont composées, pour se parer de cette belle couleur mordorée.
Un sourire malsain s’afficha sur son visage.
Épiphyte craignait de comprendre, et son esprit n’arrivait pas à choisir s’il devait ranger cette déclaration dans la crise de rire ou de larmes.
— Tu veux dire que vous cherchez l’or dans la pisse ?
Celse émit un râle et ouvrit une porte.
L’appel d’air les assaillit d’une odeur puissante d’urine, le força à se couvrir le nez avec l’intérieur de son coude, gêné par la réponse olfactive à sa question.
— Ah ! tu vois, toi aussi, tu juges déjà avant même de savoir.
L’étudiant s’engouffra dans la bâtisse et l’invita à faire de même. Ce dernier restait partager, sa curiosité piquée au vif. Si l’alchimiste avait raison, le monde s’en trouverait bouleversé, et se dit qu’il pouvait tenir, le temps de jeter un œil rapide avant de tomber inanimé.
C’est corrompu à cette nouvelle idée qu’il entra à son tour.
Toujours ce bon style, léger, cynique, badin qui fait plaisir, ancré dans une réalité quasi historique sympathique.
Et si je ne m'abuse, et que mes souvenirs sont bons sur ce qu'a pu donner l'alchimie avec l'urine, l'aventure à venir risque encore une fois d'être assez flamboyante...
La suite n'en est pas moins croustillante et surtout, les conséquences vont être véritablement inattendues.
Merci à toi l'ami, ça me touche que tu y prennes plaisir.