Lyzel était vivante. Cette pensée tournait en boucle dans la tête d’Evannah. Son estomac se nouait jusqu’à la lacérer. Elle espérait que ce supplice se termine bientôt et, surtout, un bon repas avec son amie. La douleur dominait son ventre. Elle ignorait si c’était l’angoisse de la situation ou la faim.
Evannah montait prudemment les obstacles, sans quitter Yrradan du regard. Il était différent de l'archer qu’elle avait rencontré. À la place d’un être sauvage se tenait un homme élégant et propre. Son pelage cyan était comme un ciel sans nuages. Ses vêtements blancs restaient immaculés malgré les événements et le lieu. Il ne ressemblait pas aux fénékos dans les livres, ces fauves à demi nus qui montraient les crocs. Seul son arc renvoyait cette image de férocité.
Foudre Bleue servait d’appui à la jeune fille. Chevauché par Iuka, il se tenait tranquille durant le trajet. Saphir fermait la marche et s’exaspérait quand Evannah lui lançait des coups d’œil inquiets.
Ils n’abordèrent pas la trahison du Marionnettiste. Tous y pensaient, mais ils ne réalisaient pas encore ce qui s’était passé. Evannah se ressassa chaque souvenir de son voyage. Elle avait toujours été entourée et le créateur n’avait jamais réussi à la coincer jusque là. Mais une autre fille avait payé à sa place. Ééda. Le cœur de l’humaine se gonfla de culpabilité.
Une grosse racine bloquait le chemin. Yrradan empoigna la main d’Evannah et la souleva, aidé de Saphir qui la poussa d’un coup de museau. Foudre Bleue, qui avait sauté par-dessus l’obstacle, signala par de brefs cris qu’ils étaient arrivés.
Ils pénétrèrent dans une clairière pour se diriger vers un immense plateau octogonal. Ses planches rustiques posées à même le sol se recouvraient de mousse brune. Evannah craignait de glisser. Durant tout le chemin, elle avait eu le sentiment d’être une poupée de porcelaine qui se briserait à la moindre chute. Ses jambes la suppliaient de s’allonger et ses bras se fatiguaient de se balancer.
Des fénékos et des vupsans s’étaient réunis. Les discussions cessèrent à l’arrivée de l’étrange groupe. La tension s’installa brusquement. Les ailes des femmes-libellules grésillèrent avec colère alors que les êtres aux poils cyan lancèrent à Yrradan des regards pleins d’appréhension. Ce dernier s’avança dans toute sa splendeur au centre de l’octogone et leva une main pour faire taire ce vacarme.
– Navigatrices célestes, commença-t-il d’une voix solennelle, je sais que ces étrangers ont troublé votre dimension, mais désormais, c’est Ixarian qui se chargera d’eux.
– Comment ça ? intervint Iuka, suspicieuse.
Le Protecteur se tourna vers elle. Ses yeux jaunes remplis de sévérité la réduisirent au silence.
– Protecteur Yrradan, dit une vupsan aux longs cheveux bleus, ces étrangers doivent payer pour avoir dégradé notre forêt !
Des bourdonnements de confirmation la soutinrent. Le fénékos opina de la tête et reprit :
– En effet, Protectrice Kelluvir, ils paieront pour avoir abîmé vos arbres.
Il leva l’index devant la moadrin qui voulait s'indigner et continua :
– Mais ces étrangers sont sous la responsabilité d’Ixarian. Et Ixarian paiera pour les dommages causés. Pour cela, nous vous donnerons de nouvelles pousses.
Les ailes s’agitèrent de plus belle. Certaines vupsans acceptèrent alors que d’autres ne furent pas convaincues, dont Kelluvir qui protesta :
– Protecteur Yrradan, les étrangers doivent être punis.
– Ils le sont, répondit le fénékos. À partir de maintenant, ils sont sous les ordres des Protecteurs d’Ixarian.
Iuka et Saphir se regardèrent, interdits. Evannah écoutait chacune des répliques échangées, bouche bée.
– Une seule tentative de fuite et ils seront châtiés, déclara Yrradan.
– Une minute, l’interrompit un de ses collègues. Pour quelles raisons devrions-nous emmener ces étrangers avec nous ?
– Car cette enfant des pluies m’a aidé à éliminer un criminel, expliqua le Protecteur en poussant Evannah au centre de l’octogone.
Exposée devant tous les regards, la jeune fille fixa ses pieds, intimidée par la curiosité insistante dont faisaient preuve vupsans et fénékos.
– Et elle nous aidera à libérer l’Enfant du Cristal Vital.
– Vous connaissez l’Enfant du Cristal Vital ? demanda un autre archer.
– Elle la connaît mieux que quiconque, répondit Iuka.
– Oui, confirma Evannah. Lyzel est mon amie.
– Et en quoi l’Enfant-Cristal pourrait vous être utile ? intervint Saphir, dubitatif. Même si elle a chassé Mosdrem d’Ermyr, je doute qu’elle soit capable de l’exterminer seule.
Evannah se tourna vers le yotora. Elle se demandait exactement la même chose.
– Cette Enfant du Cristal Vital est une enfant des fleurs, répondit Yrradan. Elle est une source de lumière et de cristal pur. En dehors du Cristal Vital d’un monde, elle est l’unique solution.
– Et les Cœurs, qu’est-ce qu’ils vous ont donné en ressource ? se renseigna Saphir. Ça n’a pas été suffisant ?
– De grandes quantités, en vérité. Mais les approcher est suicidaire. Nous avons perdu beaucoup d’hommes. Ils ont apporté les fleurs de lumière qui poussent près des Cristaux Vitaux. Malgré leur nature si particulière, elles ne feront pas le poids face au monstre. Leur clarté sert cependant à protéger le peuple. Nous avons su la doser afin de ne pas ébranler les Nuées Vitales des habitants. Ton amie possède un cœur de la même nature qu’un Cristal Vital. En beaucoup moins destructeur, mais suffisant pour anéantir la source des brumes noires.
Evannah opina de la tête. Le Cœur d’un monde affectait les Nebulas des vivants jusqu’à provoquer des troubles semblables au sien. Beaucoup de personnes meurent après en avoir approché un. Les fénékos envoyaient beaucoup de Protecteurs et sans Lyzel, encore combien d'âmes devraient-ils sacrifier ?
Son amie était une damorial et une Enfant-Cristal. Les deux pouvaient frôler un Cœur sans problème. Son espèce nécessitait de la lumière pour restaurer ses fils d’esprit alors que sa nature particulière la dotait d’un organe de cristal.
– Lyzel pourrait ainsi récupérer plus de ressources pour concevoir des armes contre Mosdrem, en déduisit Evannah.
– En effet, certifia Yrradan. Les renifleurs de couleurs créent actuellement un canon pour mettre fin aux brumes noires. Les essais donnent des résultats très prometteurs, mais le monstre reste très puissant, malgré nos mesures. L’Enfant du Cristal Vital devra être réveillée et nous aider.
– Quels genres d’armes ? s’enquit Iuka, fascinée.
– Principalement des armes à distance. Mais aussi des lames capables de trancher le brouillard noir.
– Et l’on aura le droit d’en avoir une si l’on est sages ?
Mais Yrradan ne répondit pas à sa question. Il enchaîna :
– Chaque Protecteur et Protectrice possédera les armes requises pour contrer les brumes noires. Actuellement, nous donnons les ressources nécessaires aux trois autres dimensions et nous travaillons avec elles.
– Yrradan, l’interpella Saphir. Comment réveiller Lyzel ?
Le silence tomba dans le groupe qui pensait à la même résolution. L’Ordre de la Protection de Leïvron discutait entre membres et espèces.
– Réveiller un Enfant du Cristal Vital et libérer un lieu de sa cristallisation est à la fois simple et compliqué, prévint le fénékos. Lui parler de quelque chose de cher à son cœur est la solution au problème. Seule une personne proche de lui a la réponse et Evannah le fera.
– Je le sais, ça. Mais Yrradan, s’exposer aux pouvoirs d’un Enfant-Cristal est dangereux, lui rappela Saphir.
– Je n’ai pas le choix, trancha Evannah. Je risquerai ma propre vie pour Lyzel et je sais qu’elle aurait fait de même.
– Tu sais au moins quoi lui dire ?
La jeune fille ouvrit la bouche pour répliquer, mais se ravisa. Que lui dire ? Même si elle avait fréquenté Lyzel tout le long de leurs péripéties, quelques parts d’ombre voilaient sa personnalité. Comme tout damorial, son monde natal lui manquait. Elle chérissait chaque souvenir passé avec sa mère et ses amis. Oui, peut-être que la solution était dans ces instants de bonheur, après tout. Peu confiante, Evannah opina lentement de la tête.
– Nous ne devrions pas tarder, déclara Yrradan.
– Attendez, dit Saphir. Personne n’est en état de s’exposer aux pouvoirs d’un Enfant-Cristal.
– C’est vrai, le soutint la jeune fille. Nos Nebulas nous font mal et…
– Tes Nuées Vitales ? la coupa le fénékos. Tu n’es pas Fluvienne comme tous les enfants de la pluie ?
– Je me suis échappée de Mitrisiane après un accident qui a modifié mes Nebulas. Je suis capable de me téléporter depuis et je cherche une solution pour redevenir Fluvienne.
– Le Monde des Pluies est cruel avec ses enfants. Je ne comprendrai jamais sa politique. Les Nuées Vitales surnaturelles sont un don sacré et permettent à son porteur de faire le bien pour son peuple. Dommage que le tien n’ait retenu que le mal.
– Les Fluviens ont plus de mérite, intervint Iuka. Dans notre monde, ils égalent les Nébuliens et développent des capacités extraordinaires.
– Je veux bien le croire, mais beaucoup de Fluviens sont envieux et aigris. Le Monde des Pluies en est la preuve.
Alors que la moadrin allait rétorquer, Yrradan changea de sujet :
– Mais ne vous inquiétez pas. Nous vous emmènerons dans Ixarian et nous vous soignerons. Nous avons d’excellents guérisseurs. De plus, nous n’allons pas prendre les ressources des navigatrices célestes.
– Dans ce cas, allons-y ! s’écria Iuka qui était montée sur Foudre Bleue. Débarrassons-nous de ce fléau !
Yrradan interpella ses collègues. Tous vêtus de blanc, ils représentaient une branche particulière de l’Ordre de la Protection, celle qui luttait contre les problèmes intérieurs. Dans les livres, Evannah les voyait plutôt habillés d’une armure azur et luisante. Sans doute était-ce l’accoutrement des combattants qui repoussaient les menaces extérieures et participaient aux guerres des mondes. Les secteurs étaient divers et la jeune fille connaissait juste la fonction de quelques-uns. Elle savait que certains étaient spécialisés dans les épidémies, les uns dans la sauvegarde des espèces alors que d'autres veillaient sur la végétation. Mais l’Ordre s’avérait plus large, en réalité.
Les vupsans saluèrent les fénékos. Si beaucoup n’adressaient pas un seul regard aux étrangers, d’autres leur montraient mépris et colère.
Une Protectrice d’Ixarian sortit un loup blanc incrusté de perles bleu paon. Elle le porta à son visage et un portail apparut. Suivie de ses amis, Evannah le traversa, la main d’Yrradan posée sur son bras.
Très sympa ce chapitre, pas beaucoup d’action, mais on voit que les mondes et les espèces commencent vraiment à se mélanger et à réfléchir ensemble malgré leurs différends :)
Et le plan pour délivrer Lyzel et l’intervention d’Evannah promet un moment très émouvant ! Hâte de lire tout ça (j’adore leur relation, à ces deux-là ! ;) )
Quelques petites remarques :
-« le créateur n’avait jamais réussi à lui mettre la coincer jusque là » -> un petit cafouillage dans cette phrase ;)
-« Foudre Bleue, avait sauté par-dessus l’obstacle, signala de brefs cris qu’ils étaient arrivés. » -> je pense qu’il manque un « qui » avant « avait sauté », et un « par » avant « de brefs cris »
-« Durant tout le chemin, elle avait le sentiment d’être une poupée de porcelaine » -> « elle avait eu ». Très intéressante, cette image, pour faire passer au lecteur le ressenti d’Evannah, son sentiment de fragilité, et son traumatisme après ce que le Marionnettiste a failli lui faire :)
-« Car cette enfant des pluies m’a aidée » -> « aidé »
-« Elle est une source de lumière et cristal pur. » -> est-ce qu’il ne manque pas un mot avant « cristal »?
-« En dehors d’un Cristal Vital d’un monde » -> plutôt « du Cristal Vital d’un monde »
-« Et l’on aura le droit d’en avoir une si l’on est sages ? » -> ^^ Toujours autant de caractère, cette Iuka, j’aime beaucoup son personnage :)
-« Réveiller un Enfant du Cristal Vital et libérer un lieu de sa cristallisation » -> j’ai du mal à comprendre le mot « lieu », ici… Est-ce que tu voulais dire « un peu »?
-« habillés d’une armure azure luisante » -> « azur »
-« Les secteurs étaient divers et la jeune fille connaissait juste la fonction de quelques-unes » -> « quelques-uns »
A bientôt pour la suite ! :D
En effet, c'est le calme avant la tempête et un peu de développement de background pour ce chapitre. Je suis heureuse que ça te plaise toujours autant.
Et encore une fois, merci pour tes remarques !
A bientôt !