Chapitre XXXI : Enfants sans monde

L’expression d’Yrradan avait changé. Elle n’avait plus cette sympathique élégance et avait laissé place à la froideur. Les Protecteurs regardaient les deux filles avec scandale. Toutes deux blanches comme la neige, elles inspiraient la crainte. Evannah ne savait plus si c’était les réactions ou le vent qui la faisaient trembler. En fait, elle pensait avoir mal compris la phrase du fénékos.

– Que je vous livre… Lyzel ? répéta-t-elle, choquée.

– Oui, confirma-t-il avec fermeté. Pour le bien d’Ixarian.

– Pour le bien d’Ixarian ? Mais Lyzel a besoin de soins et détruira Mosdrem qui règne dans Leïvron ! Pourquoi je devrais vous la livrer ?

– Evannah, la Mère et les Quatre Sœurs n’accepteront jamais de laisser leur sort entre les mains d’une enfant sans monde. Avec Handor, ces êtres ont pris d’assaut nos terres et ont provoqué l’anarchie. Nous ne pouvons pas leur faire confiance. Une fois la Mère et les Quatre Sœurs sauvées, elle et son espèce nous demanderont de payer une dette. Et quelle dette ? Les aider à rétablir le Jardin du Chaos ? C’est ce qu’ils voudront !

– Mais Yrradan ! Lyzel est une Enfant-Cristal ! Ses pouvoirs sauveront Ixarian !

– Son cœur sauvera Ixarian. Il est l’ultime ingrédient pour le canon que conçoivent les renifleurs de couleurs.

– C’est une perte de temps ! Les cilynas n’ont pas besoin de construire un canon ! S’il vous plaît, laissez Lyzel vous aider ! Elle ne vous demandera rien en échange !

– Ça suffit ! vociféra-t-il. Fais preuve d’abnégation, enfant des pluies ! Livre-nous l’enfant sans monde ou je la prendrai par moi-même !

Les fénékos pointèrent leurs flèches sur Evannah. La jeune fille serra la taille de Lyzel, terrorisée. Yrradan était prêt à tout pour obtenir ce qu’il voulait et elle ne pouvait le raisonner. Mais elle aussi était obstinée.

- Donne-moi l’enfant sans monde, articula Yrradan, l’air menaçant.

- Non, répondit Evannah, catégorique.

Et en un éclair, elle et sa bien-aimée disparurent devant leurs yeux.

 

Evannah et Lyzel atterrirent sur un sol stérile couvert de feuilles mortes. Sa dureté ébranla leur douleur. Elles restèrent allongées, imprégnées par ce silence funeste. L’humaine respirait cet air chaud et lourd, identique à celui d’une salle bondée de gens. Aucun animal ne rôdait, aucun oiseau ne volait dans ce ciel rouge et sombre, où des nuages noirs s’étendaient avec agonie et s’en allaient pour exposer une lune en forme de rose.

– Oh ! s’émerveilla Lyzel qui s’était brusquement relevée. Rosa !

Evannah se redressa à son tour, en frottant son dos. Absorbée par ce paysage lugubre, la damorial foula la terre. Les feuilles crissèrent sous ses pas et dévoilèrent les tiges torsadées des fleurs dont les pétales s’étaient déchirés et détachés. Ce charnier de végétation s’étendait à perte de vue. Lyzel se tourna vers Evannah et la fixa, incrédule. Un souvenir oublié avait refait surface, une légende venait de révéler sa véracité.

- C’était celui que j’ai senti en premier, confessa l’humaine.

Elle ne savait pas si elle était désolée ou heureuse pour elle. Lyzel se trouvait dans son monde natal, un monde qu’elle avait rêvé de revoir. Mais un monde qui avait désormais perdu toute vie.

– Tu as bien fait, la félicita la damorial. J’ai toujours voulu marcher sur la terre de mon peuple.

Elle tendit sa main de chair qu’Evannah saisit. Ensemble, elles parcoururent les champs dévastés et arrivèrent bientôt près de buissons détruits. Ils formaient deux rangées parallèles qui serpentaient dans tous les sens. À leur disposition, Evannah reconnut l’ancien labyrinthe où vivaient les damorials.

Personne n’avait retranscrit les paysages de Camoren quand il abritait ses enfants. Étant fermé aux autres jusqu’à l’invasion de la Pieuvre, les artistes et écrivains imaginaient ce monde à partir de ses ruines. Les souvenirs de Lyzel lui rappelèrent son aspect. Elle voyait un dédale verdoyant aux haies étroites s’élevait devant elles. Evannah et elle se faufilaient parmi les fleurs colorées, les parfums emplissant leur nez. Elles cherchaient le chemin exact pour accéder à la fontaine. Immense et majestueuse, elle s’écoulait au centre. Les damorials sautaient dans son bassin bordé de rosiers et s’y baignaient pendant des heures.

– Evannah, j’ai besoin de me ressourcer au Cœur, confia Lyzel, éreintée. Mes pouvoirs m’ont vidée.

Sa bien-aimée acquiesça et l’Enfant-Cristal la mena vers la sortie du labyrinthe, aussi difficile à trouver que l’allée vers la fontaine, mais elle n’avait pas peur de se perdre. Elle s’amusait à chercher l’issue. Des roses ornaient les haies et leurs pétales formaient un chemin d’arc-en-ciel. Une fois à l’extérieur, Evannah et elle marchèrent parmi les fleurs. Les variétés se mêlaient et gravissaient une montagne, la seule de Camoren. Derrière ses sommets brillait une lumière blanche qui figeait la végétation aux alentours.

Malgré leur fatigue, les deux filles grimpèrent sans s’arrêter. Elles atteignirent la couronne de cristal et retournèrent à la réalité. Evannah lâcha la main de Lyzel qui se tourna vers elle.

– Viens, tu ne risques rien, la rassura-t-elle. Le Cœur se meurt et est inoffensif dans cet état.

D’abord réticente, Evannah se laissa convaincre et la rejoignit.

Oui, le Cœur, cette gigantesque gemme, s'éteignait. Sa clarté battait avec agonie et la végétation qui se recueillait près de lui se désagrégeait lorsque la damorial la frôlait. Evannah contempla les fleurs les plus proches du cristal de la vie qui renfermaient des pierres blanches.

– Les lieux sont si déserts, remarqua l’humaine. Il n’y a plus de damorials qui traînent dans les parages ?

– Non, répondit sa bien-aimée qui avait présenté ses mains au Cœur. Nous sommes partis en pensant que ce monde ne renaîtra pas ici. D’autres terres nous attendent et beaucoup cherchent une nouvelle Camoren pour y vivre. Nous sommes les dernières graines de ce fruit et nous germerons sur un sol fertile. Personne ne nous trouvera ici. Camoren ne donne plus d’enfants, ni de nourriture.

L’affliction écrasa la poitrine d’Evannah. Elle ne réalisait pas que Lyzel faisait partie de l'ultime génération d’un peuple. Si seulement, elle pouvait faire quelque chose…

– Les âmes sont éternelles, continua la damorial. Quand nous mourons, notre essence quitte notre corps pour rejoindre le Cœur. Puis, elle habite une nouvelle enveloppe charnelle après s’être reposée. Ainsi va l’existence de chaque être. Elle est un perpétuel recommencement. Le cycle des saisons, les fleurs et les journées nous le prouvent.

Camoren était l’œuvre d’un Démiurge, un mortel capable de créer un monde. Une vie avait laissé place à des milliers d’êtres animaux comme végétaux. La jeune fille imaginait ce grand jardin à ses premiers jours et s’attristait de le voir désormais agonisant.

La damorial se revigora, mais la fatigue persistait. Tout comme l’humaine, elle avait besoin de dormir. Une fois ressourcée, elle emmena Evannah dans une caverne. Ses petites lucioles apparurent et longèrent les parois granuleuses. Le tunnel s’élargissait sur un endroit bondé de roches. Lyzel s’approcha des plus grosses qui bordaient un gouffre. Elle s’adossa à l’une d’elles et invita Evannah à s’asseoir.

– Reposons-nous, décida-t-elle. J’ai tellement de choses à t’apprendre.

– Moi aussi, dit Evannah. Beaucoup d’événements ont eu lieu quand on s’est séparées.

Et elle lui raconta tout sans omettre un détail : la trahison du Marionnettiste, l’alliance avec Yrradan, la rencontre avec sa famille et sa traversée dans la Serre des Os.

– Je n’ai jamais su apprécier le caractère exubérant du Marionnettiste, déclara Lyzel. Son comportement m’agaçait dès le premier regard.

L’humaine se recroquevilla. Les souvenirs de l’agression l’effrayaient. Cet artiste était malsain, fou à lier. Depuis le début, il protégeait Evannah pour posséder son corps. Un profond dégoût s’empara d’elle. Elle n’avait pas été d’accord avec le traitement que lui avait infligé Yrradan. Mais, au final, elle se disait qu’il l’avait bien méritée.

– Yrradan t’a sauvée de son emprise et a profité de ta gratitude pour te manipuler, dit Lyzel. Les Protecteurs ont massacré la Serre des Os après les attaques des damorials. Yrradan en faisait sûrement partie.

– Yrradan a une famille, répondit Evannah. Je ne le vois pas en tuer d’autres.

– Oui, des enfants sont morts. Mais les enfants grandissent et deviennent dangereux pour les fénékos. Yrradan a participé au génocide dans le but de protéger sa famille. Son rôle de père n’y change rien. Il est prêt à tout pour chasser le mal qui la terrorise. Tu l’as très bien compris.

– Oui, j’aurais dû y réfléchir. Mais je ne pouvais pas te laisser dans cet état. Je sais que tu aurais pu détruire Mosdrem en cet instant, mais…

– J’aurais tué des milliers de personnes. De plus, je ne suis pas certaine de faire le poids face à ce monstre. Il s’avère plus puissant qu’on ne le pense. Après tout, il dévore les âmes et peut-être que les Nebulas de chacune le rendent plus fort.

– Les personnes sont déjà perdues et souffrent. La mort seule peut les délivrer. Iuka l’a compris depuis le début, mais espérait trouver une autre solution. Elle m’a dit que tu avais fait le bon choix.

Lyzel esquissa un petit sourire. Malgré la faiblesse de son expression, Evannah savait qu’un poids s’était allégé dans son cœur.

– Yrradan, murmura-t-elle entre ses dents, si seulement il avait été raisonnable !

– L’aversion des damorials dans Leïvron perdure. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir grandi dans Ixarian. Ma mère a été tuée à cause de ses origines. Camoren a voulu s’étendre pour apporter la paix et la liberté, mais Leïvron l’a rejeté. Nous, les damorials, nous pouvons approcher un Cœur en bonne santé sans danger. C’est une raison suffisante pour que Leïvron nous chasse.

Evannah se blottit contre Lyzel qui la caressa. Elles savourèrent le silence des grottes. Pas une goutte d’eau ne coulait, pas un animal nocturne ne s’y promenait. Le vent ne s’était pas manifesté depuis leur présence dans Camoren. Les deux filles étaient les deux seuls êtres vivants dans ces grottes.

– Mais Yrradan ne m’aurait jamais laissée en vie, dit Lyzel, peu importe la solution qui s’offrait à lui. Je suis ami avec Niyaëv, l’ennemi des fénékos.

– Niyaëv ? répéta Evannah en se redressant. Tu l’as revu ?

– Je l’ai revu quand je suis tombée dans Ixarian. Je l’ai trouvé si… différent. Tout comme moi, il s’est senti étranger toute son existence. Il y a des jours, il était inconsolable sur ce sujet. Lorsque la Serre des Os a été détruite, il n’a pas supporté d’être de nouveau banni. Il est prêt à rester dans Ixarian, coûte que coûte. C’est sa demeure et il ne veut pas la laisser aux fénékos. Lui, il est capable de maîtriser les ombres et il pense pouvoir arrêter Mosdrem.

Son regard s’égara sur le sol poussiéreux.

– Il m’a annoncé la mort d’Alaïa, dit-elle, tristement. Tout cela était trop pour lui. Il a perdu sa famille, son amie, sa maison et tout un peuple compte sur lui. Il souffre et je souhaiterais tellement être avec lui pour le soutenir. Mais pas pour récupérer la Serre des Os. Je veux lui offrir un autre monde dans lequel il pourra s’épanouir.

– Hérannévya ? devina Evannah.

– Si seulement c’était aussi simple. Niyaëv refuse d'en entendre parler. Pour lui, tout cela n’était qu’une tromperie de Sowéyan.

Sa voix était pleine de déception.

– Après être passée par Maciurim, je veux trouver Hérannévya, annonça Evannah. Je ne pourrais plus retourner dans Mitrisiane. Je rêve de voir Hérannévya de mes propres yeux et savoir s’il est ce jardin dont les damorials pensent.

– J’espérais que tu me dirais ça un jour, confessa Lyzel, ravie.

Sa main, qui était sur le bras d’Evannah, descendit sur sa cuisse. Un frisson de désir parcourut sa bien-aimée qui se lova plus encore contre elle.

– Qui est Sowéyan ? demanda l’humaine.

– Sowéyan avait travaillé pour les fénékos et avait localisé la position de Hérannévya. Il a sans doute informé l’armée d’Ixarian, mais ce n’est pas elle qui nous donnera des pistes. Il nous faut savoir où le monde est apparu. Le seul qui le sait est Axen, le père du créateur.

– Et je suppose qu’il est dans le monde de son fils.

– Oui, Axen et sa femme ont fui Ixarian avec lui et ont vagabondé dans Synoradel jusqu’à la naissance de Hérannévya. Son épouse a été emmenée dans Uvrenel pour avoir attaqué un Dragon. Il a cherché le monde de son fils et a fini par trouver sa position. Il y est entré et personne d’autre ne l’a suivi.

– Mais il y en a bien au moins un qui a détecté Hérannévya ?

– Peut-être.

– Et si ce monde n’était pas… celui que l’on croit ?

– Quelle importance ? Ce qui compte, c’est que nous restons ensemble, non ?

Evannah déposa un baiser sur ses lèvres. Oui, il n’y avait que dans les bras de Lyzel qu’elle se sentait à sa place. Son cœur de cristal était sa maison, désormais. Son âme n’appartenait plus à celui de Mitrisiane, cette mère grise et maussade. Lyzel était son nouveau monde et elle lui avait livré tous ses secrets.

Evannah se redressa subitement, soucieuse.

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta la damorial.

– C’est juste que… je connais tellement de choses sur toi, sur tes amis et sur ton passé. Mais toi… tu ne sais presque rien de moi.

– Ça n’a pas d’importance, Evannah.

– Tu ne t’es jamais posé de questions sur moi ?

– Oui, mais j’ai su trouver les réponses.

– Non, pas toutes.

Lyzel fronça les sourcils et la jeune humaine recula. Elle retira son manteau trempé par la sueur de ses épreuves et déboutonna sa robe pour plaquer sa main où se situait jadis sa blessure.

– Quoi ? s’exclama la damorial, médusée. C’était volontaire ?

– Non, pas du tout ! rétorqua Evannah, sur la défensive. J’ai eu beaucoup de mal à parler de ce qui s’est passé avant.

– Je ne te jugerai pas, Evannah. Tu sais où j’ai grandi.

– Je le sais bien.

Elle hésita, les mains tremblantes sur les pans de son col. Puis, elle le lâcha, inspira profondément et commença :

– Comme tu le sais, j’ai toujours eu du mal avec mes semblables. Même si j’avais des amis, j’avais beaucoup de peine à m’intégrer. J’étais sans doute trop spéciale pour eux, mais surtout bien trop ouverte d’esprit.

– Où est le souci ?

– Dans le système de Mitrisiane et comment il a perverti les pensées, Lyzel. Quand j’ai fait mes premiers pas à la fac, je croyais entrer dans un monde plus accueillant. Mais ce n’était pas le cas. J’ai rencontré d’anciennes personnes nébuliennes, désormais intégrées à la société après être sorties des écoles de correction. Mais les Fluviens de naissance les voyaient encore comme des Nébuliens, des dangers pour Mitrisiane. Je ne les ai jamais regardés ainsi et beaucoup d’entre eux sont devenus mes amis. Mais je me suis fait des ennemis.

« On m’a reproché ma sympathie envers les Nébuliens et que mes amis se servaient de moi. J’ai été le sujet de nombreux ragots. On a aussi pensé que j’étais une Nébulienne de naissance. J’avais beau me défendre, on essayait toujours de prouver le contraire. Les vrais Fluviens ne traînent pas avec les faux, tu comprends ? Mais heureusement, parmi eux, j’ai rencontré une fille adorable, Anita.

Sa voix bloqua. Evannah se tordit les mains nerveusement. Après quelques secondes de silence inconfortable, elle se força à poursuivre :

– Un… un gars est venu me voir, complètement bourré. Il s’est collé contre moi et m’a demandé si j’étais Nébulienne de naissance. Je lui ai confirmé que non, mais il m’a fait remarquer que j’étais restée toute la soirée avec les faux Fluviens. Il n’a pas arrêté de me hurler que j’étais une menteuse, que j’avais des Nebulas impures. Il m’a bousculée plusieurs fois et quelques-uns de mes amis sont intervenus. Il les a écartés et s’est jeté sur moi. Et… je… j’étais complètement paniquée… alors… j’ai attrapé un couteau en céramique placé sur la table et… je lui ai tranché la joue.

Des tremblements assaillirent Evannah. Lyzel se blottit contre elle et l’enlaça pour la calmer.

– Je… je… je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris. J’ai regardé le gars perdre l’équilibre et… et… tout ce sang qui coulait ! Les gens m’ont dévisagée comme si j’étais un monstre. Terrifiée par mon acte, je me suis enfuie…

« Et cette histoire m’a ramenée ici, à cette modification nébulienne. Je marchais dans une ruelle, sur le chemin du retour et j’ai ressenti de l’activité au-dessus de moi. Puis, un objet de cristal est tombé et a éclaté en morceaux. J’ai protégé mon visage, mais une aiguille s’est plantée dans mon cœur.

Evannah se recroquevilla, la terreur de ce souvenir s’était imprégnée de son âme.

– J’avais peur, mais tellement peur ! Je ne voulais pas qu’on m’arrête parce que j’avais agressé quelqu’un ! Et… je me demandais ce qui s’était passé ensuite ! J’étais rentrée dans ma chambre et j’ai essayé de désinfecter la plaie, mais l’aiguille s’était plantée si profondément que je ne pouvais pas la retirer. Je n’ai pas osé voir quelqu’un. Quand je me suis couchée, mes veines ont commencé à brûler et je suffoquais. J’ai passé ma nuit dans la crainte qu’on vienne me chercher pour ce que j’ai fait. J’ai souhaité partir d’ici et de ne plus jamais y retourner. Alors que je perdais peu à peu connaissance, j’ai découvert de nouvelles sensations. J’ai senti d’autres activités aux alentours. Mes Nebulas m’ont brûlée. Au début, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je ne les avais jamais ressenties auparavant.

– Comme des courants d’air très chauds qui circuleraient dans ton corps ?

– Oui, c’est exactement ça. Cette nuit-là, je me suis téléportée pour la première fois. J’ai atterri dans une ruelle. Je me suis crue dans un cauchemar, mais ma douleur me rappelait que c’était la réalité. J’ai pensé à un mauvais tour, puis je me suis souvenue que personne n’était Nébulien, dans mon entourage. C’était bien moi et mes Nebulas m’ont amenée ici. Cette fois-ci, j’avais compris que j’étais définitivement condamnée.

« J’ai erré pendant des jours dans les rues. Je voulais rester discrète. Mes Nebulas me brûlaient et j’avais l’impression que tout le monde ressentait leur chaleur. J’avais peur que les Furies me remarquent. Je n’avais que deux choix : parler de mon état et finir à Uvrenel ou quitter Mitrisiane. Aucun des deux ne me plaisait, mais je devais agir. Et tu sais très bien lequel j’ai fait.

La voix d’Evannah frémissait au fur et à mesure que le récit avançait. À la fin, elle éclata en sanglots dans les bras de Lyzel qui la couvrit de caresses pour l’apaiser.

– Je me sens si sale ! cria-t-elle. J’ai du sang sur les mains, j’ai une aiguille nébulienne dans mon corps ! Je regrette tellement de m’être emportée !

– Tu n’as jamais eu ta place dans Mitrisiane. Tu le sais.

L’humaine se calma un peu.

– C’est vrai, mais j’ai failli tuer quelqu’un Lyzel ! Je vis dans la peur d’être toujours traquée, peu importe où je suis ! Je ne suis jamais en paix ! Je sais que c’est stupide, Mitrisiane ne soupçonnerait pas une téléportation.

– Et Mitrisiane se fiche pas mal de chercher une fille qui a tailladé la joue d’un sale type. Si l’on te cherche, c’est parce que tu manques à tes parents.

Evannah se blottit contre Lyzel. Son souffle devint plus régulier au fil des caresses dans ses cheveux.

– C’est bizarre, dit-elle. Ma vie d’avant semble être un rêve. Ma famille, mon lapin, mes amis me manquent tellement. J’ai dû leur faire beaucoup de mal en me sauvant.

– Tu es loin d’eux, mais tu n’es pas à Uvrenel. Si seulement ils le savaient…

– J’aimerais leur dire, parfois. Leur envoyer des signes. Je ne suis pas vraiment en sécurité, mais je suis en vie.

– On trouvera un refuge. Hérannévya nous attend !

– C’est vrai et tant que nous sommes ensemble, notre jardin existera encore.

Ce jardin, il naissait dans ces grottes reculées de Synoradel. Personne ne pourrait les localiser dans un coin aussi obscur et désert. L’amour de deux filles s’épanouissait comme la première fleur du printemps.

Evannah embrassa Lyzel et se laissa porter par sa fougue. Sa langue se mêla à celle de l’Enfant-Cristal qui était plus timide. Cependant, la damorial se détendit, savourant cette nouvelle expérience. Une chaleur forte emplit le bas-ventre de l’humaine. Une humidité l’assaillit, au creux de ses cuisses, et la fit suffoquer. Sa bouche descendit avec avidité sur le cou de sa bien-aimée et le dévora de baisers. Lyzel gémit et serra davantage son étreinte, ses mains agrippant sa chair.

Evannah s’arrêta et regarda la damorial. Elle la désirait, mais elle avait peur de la brusquer. Lyzel redoutait ces sensations neuves. Elle s’allongea finalement et l’invita à l’explorer. Ses lumières s’éteignirent et les laissèrent seules dans un monde de roses et de flammes. Les filles fermèrent les yeux, les Nebulas de l’Amour brûlaient sauvagement. Une tempête de feu s’était réveillée, détruisant leur douleur, leur fatigue et leurs mauvais souvenirs.

Leurs gémissements couvrirent le silence des grottes et s’évanouirent lorsqu’elles tombèrent dans le sommeil.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Lyzel, effrayée.

Evannah, qui avait été bercée par ses caresses sur son bras nu, se redressa brusquement.

– De quoi ? fit-elle, sur le même ton.

– Sur ton épaule gauche… il y a une spirale bleue.

Avec la clarté que diffusait le corps de Lyzel, Evannah put voir cette marque terrifiante.

– Merde ! cria-t-elle, épouvantée.

– Restons dans le noir, chuchota Lyzel.

Evannah chercha ses vêtements et les enfila aussitôt. Alors qu’elle saisit une de ses chaussures, la damorial lui hurla de s’abaisser.

Une flèche siffla au-dessus de sa tête et percuta le gros rocher derrière elles.

Paniquées, les deux filles se levèrent et les boules lumineuses réapparurent. Des fénékos sortirent lentement de l’ombre, un sourire triomphant aux lèvres et prêts à tirer sur elles. Evannah se plaça devant Lyzel et murmura le nom d’Yrradan.

– Que croyais-tu, Evannah ? railla-t-il. Que tu pouvais semer les Protecteurs aussi facilement ?

L’humaine posa sur Yrradan des yeux noircis de colère et haine. Le fénékos éclata d’un rire cruel et fit un pas de plus vers elle.

– Tu vois, Evannah, dit-il, je t’avais dit que je serai avec toi.

– Oui, je vois, comprit la jeune fille, vous m’avez marquée avant que je n’entre dans la Serre des Os.

Lorsqu’elle s’était téléportée, les Nebulas du Protecteur l’avaient chatouillé, indiquant ainsi sa position. La lumière bleue s’activait quand le pouvoir se manifestait, ce qui expliquait pourquoi elle ne l’avait pas vue avant.

– Tu pourras t'échapper ailleurs et je finirai toujours par te retrouver. Seules ta mort ou la mienne effaceront la marque. Désires-tu fuir toute ta vie ? Si ce n’est pas le cas, livre-nous ton amie et tu auras enfin la paix.

– Non !

– Non ? Est-ce que l’enfant sans monde partage ton opinion ? Lyzel, c’est ça ? Dis-moi, voudrais-tu sacrifier ta vie pour sauver la Mère et les Quatre Sœurs, pour sauver tous les mondes ?

Lyzel posa une main rassurante sur le bras d’Evannah. Accablée, la jeune fille la dévisagea et la supplia de ne pas lui obéir. La damorial s’avança vers Yrradan et lui répondit :

– Fils d’Ixarian, j’accepte d’aider votre peuple. Mes pouvoirs d’Enfant-Cristal peuvent anéantir Mosdrem. Mais je désire en effet être récompensée. Je veux que la Serre des Os soit réparée et rendue à ses habitants.

– Crois-tu réellement qu’Ixarian laissera tes amis, les enfants de l’obscurité, se nourrir de notre chair ? Peux-tu donner ta vie sans réclamer et sauver l’Arbre des Mondes ? Ce sont ses terres à elle qui seront dévorées (il désigna Evannah), c’est sa famille qui sera prisonnière et souffrante dans le ventre des brumes noires. C’est l’Arbre des Mondes entier qui disparaîtra dans les ténèbres. Ne réfléchis pas et offre ton cœur aux renifleurs de couleurs.

– Où étiez-vous lors du massacre de la Serre des Os ? Avez-vous pensé aux familles déchirées ? Avez-vous au moins épargné les enfants ?

– Les enfants sans monde ne mér…

– Où était votre peuple lors de la destruction de Camoren ? Il a soutenu ses voisins dans leurs recherches ! Il a empêché Camoren de livrer aux mondes un jardin de paix !

– Un jardin de paix ? Vos terres croyaient donner la paix en poussant les Dragons à s’entre-tuer et en faisant disparaître les Gardiens Brumeux ? Ces êtres nous protègent des Parasites, du moindre mal. Vous avez essayé de les détruire et d’étendre votre empire ! Vous n’êtes que des anarchistes !

– Les Gardiens Brumeux nous protègent ? Que font-ils à l’heure actuelle ? Rien. Mon amie Iuka vous dirait la même chose si elle était là. Le Parasite d’Adandris anéantit son monde et les Gardiens Brumeux ne réagissent pas ! Ils ne bougent que s’ils se sentent concernés ou que s’ils en ont la force !

Les yeux d’Yrradan foudroyaient Lyzel qui restait impassible. Les mains du fénékos tremblaient de rage sur son arc et se resserrèrent. Ses deux queues s’agitèrent comme des fouets alors que celles de la damorial se tenaient droites.

– Bien, je vois que je ne pourrais jamais te raisonner, conclut-il. Les enfants sans monde sont décidément mauvais et égoïstes. Vous avez perdu votre mère et vous désirez la destruction de l’Arbre des Mondes. Dans ce cas, je prendrai moi-même ton cœur.

Evannah s’apprêta à écarter sa bien-aimée, mais ses pieds ne bougèrent pas. Elle se débattit vainement sous le regard victorieux du responsable. Une écorce terreuse grimpa jusqu’à ses chevilles et bloqua la circulation du sang. Evannah serra les dents. La flèche d’Yrradan fila et se heurta sur un bouclier de cristal qu’avait formé Lyzel. Sa protection s’élargit quand les autres fénékos tirèrent. Les projectiles s’abattirent telle une averse de grêles et s’éparpillèrent sur le sol. D’un geste de la main, Lyzel détruisit son mur et envoya les morceaux acérés sur les archers. Beaucoup de ses ennemis évitèrent son attaque alors que d’autres furent transpercés.

Une nouvelle flèche fondit sur la damorial qui prit la fuite dans les cavernes. Evannah se contorsionna pour l’esquiver, mais la pointe se planta dans son épaule. Les fénékos tirèrent de nouveau sur Lyzel qui s’enfonça dans l’obscurité et la poursuivirent. Tout en retenant ses larmes de souffrance, l’humaine remua ses pieds. Elle avait l’impression qu’ils n’existaient plus et que ses mollets allaient exploser.

– Ramenez-la ! hurla Yrradan. Mais ne visez surtout pas son cœur ! (Puis, il se tourna vers Evannah et lui dit :) Quant à toi, tu resteras ici jusqu’à ce qu’on ait ce qu’on veut. Ensuite, tu iras raconter aux Veilleurs et aux Maîtres que tu t’es opposée aux Protecteurs.

Il rejoignit les autres, laissant la jeune fille dans la plus grande détresse. Une fois qu’Yrradan disparut dans les tunnels, elle prit une profonde inspiration et retira le projectile d’un coup sec. Elle gémit et respira par saccades pour calmer inutilement la douleur. Puis elle s’abaissa et planta la pointe dans la couche de terre. Ses mains frappèrent à plusieurs endroits, mais l’écorce commençait peu à peu à se fissurer. Après des minutes d’acharnement, Evannah sentit la flèche toucher sa cheville. Elle enleva morceau par morceau la croûte et s’assit une fois libérée. Le sang circula de nouveau quand elle retira ses pieds souillés. Elle les massa avant de se rechausser. Si elle n’avait pas pénétré dans la Serre des Os, ils seraient rouges. Or là, ils étaient gris.

Elle se leva et se tourna vers le tunnel sur sa gauche, où Lyzel s’était enfuie. La rejoindre serait du suicide, pourtant elle refusait de la laisser entre les griffes des fénékos. Malgré la douleur et la peur, elle s’enfonça dans les cavernes.

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maanu
Posté le 08/03/2023
Hello !
De très belles scènes entre Evannah et Lyzel, ça fait très plaisir de les voir se retrouver enfin ! :) Mais on ne peut pas s’empêcher de beaucoup s’inquiéter pour elles à la fin du chapitre… :/

Juste quelques petites remarques :
- « Elle voyait un dédale verdoyant aux haies étroites s’élevait devant elles » → « s’élever »
- « Si seulement, elle pouvait faire quelque chose » → à mon avis, la virgule est en trop ;)
- « elle se disait qu’il l’avait bien méritée » → « mérité »
- « savoir s’il est ce jardin dont les damorials pensent » → plutôt « que les damorials imaginent » ?

A bientôt pour la suite !
DraikoPinpix
Posté le 04/06/2023
Coucou !
Une scène avec de l'amour et de la douceur dans ce chapitre. Je ne me sens jamais à l'aise avec les histoires d'amour, mais ça m'a permis de m'éclairer sur certains points.
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