Chapitre XXXII : Leur jardin

Les cris et les explosions de cristal guidèrent Evannah dans les tunnels. Ses mains glissèrent sur les parois et ses pieds frôlèrent le sol, lui permettant ainsi de s’orienter dans les ténèbres. Elle contrôlait tant bien que mal son souffle, de peur de trahir sa présence. Il y avait peu de chance pour que des fénékos soient restés à l’arrière pour la surveiller, car Yrradan avait besoin de toute son équipe pour capturer une Enfant-Cristal.

Elle arriva dans une cavité et manqua de tomber quand elle heurta un corps étendu par terre. Elle se baissa et le tâta. Ses mains identifièrent de longues oreilles velues, un carquois vide et deux queues enlacées. Elle frôla une lame qui s’était plantée dans le dos.

Evannah continua vers un autre tunnel. Son estomac se noua davantage face au silence. Elle essaya de percevoir une once de lueur. Par chance, les ténèbres s’évanouissaient enfin vers une nouvelle caverne. La jeune fille s’avança en redoublant de prudence. Au-dessus d’elle, la faible nitescence de Camoren pénétrait ces grottes. Des cadavres de fénékos et des débris de cristal jonchaient le sol et s’engouffraient vers plusieurs chemins. Désespérée, elle se retint de crier le nom de Lyzel, car personne ne devait savoir qu’elle était ici. La chercher dans cette montagne allait lui prendre des heures. Peut-être allait-elle trouver un indice à l’entrée de chaque passage ? Comme c’était la seule solution qui s’offrait à elle, Evannah marcha jusqu’aux tunnels centraux.

– Ne bouge plus.

Elle obtempéra et leva les mains quand elle entendit l’arc se bander. La douleur dans son épaule hurla de plus belle à la pensée de la précédente flèche qui s’y était plantée.

– Où est Lyzel ? demanda-t-elle, le souffle saccadé.

Yrradan s’approcha.

– Ton amie est redoutable, admit-il avec sarcasme. Mais crois-tu vraiment qu’elle peut échapper aux Protecteurs ?

– Aucun de vous n’était capable de la réveiller, rétorqua Evannah, elle saura nous libérer.

Yrradan éclata d’un rire qui la fit tressaillir davantage.

– Malheureusement, ton amie n’arrivera pas à temps pour te sauver. Je te tuerai et elle sera piégée avec moi dans le Jardin du Chaos. Espérons qu’un portail vagabond s’ouvre pour la sortir d’ici ! Car si ce n’est pas moi qui la tue, ce sont ces terres stériles qui le feront.

La gorge de l’humaine se serra et les nœuds dans son estomac bloquèrent sa respiration.

– Je regrette qu’on en soit arrivé là, Evannah.

Et il tira. Mais la flèche ne la toucha pas. La jeune fille réapparut derrière lui, vacillante après sa téléportation si brusque pour son état. Yrradan l’attaqua de nouveau et l’empêcha ainsi de fuir. Evannah savait qu’il était inutile d’aller ailleurs. Les tunnels étaient trop sombres et elle risquerait de se perdre. Le fénékos finirait toujours par la retrouver et l’achèverait. Elle n’avait plus qu’à espérer que Lyzel vienne.

Elle se téléporta à chaque fois qu’un projectile volait vers elle. À sa dernière réapparition, elle sentit sa tête tourner. Ses jambes se dérobèrent sous son poids et ses Nebulas étaient exténuées.

– Tous les jeunes Nébuliens savent qu’ils ne doivent pas faire appel à leur pouvoir de trop nombreuses fois, expliqua Yrradan, moqueur, surtout quand ils sont blessés et épuisés. Mais tu es une mutante et tu n’as malheureusement aucune connaissance des bases.

Il ramassa une de ses flèches et l’encocha.

– Tu me fatigues, Evannah. Ma patience a atteint ses limites.

– Laissez-la !

Lyzel sortit d’un des tunnels, sa main osseuse plaquée sur sa hanche ensanglantée. Le cœur d’Evannah semblait sur le point d’exploser. Yrradan tourna la tête vers la damorial, l’arc toujours levé vers sa première proie.

– Bravo, enfant sans monde ! persifla-t-il. Tu as éliminé tous les Protecteurs, mais un est encore debout. Et que t’arrive-t-il ? Tu es aussi épuisée qu’elle. Ne bouge pas ou je la tue.

– Arrêtez ça ! supplia Lyzel. Nous pouvons coopérer et mettre fin à Mosdrem ensemble !

– Donne-moi ton cœur et tu sauveras l’Arbre des Mondes.

– Je mènerai les damorials dans un monde meilleur. Ils ne viendront plus vous gêner.

– Un monde meilleur ? Comme la Terre Invisible ?

Lyzel se raidit. La Terre Invisible. Il était évident qu’Yrradan parlait de Hérannévya.

– Crois-tu vraiment que la Mère et les Quatre Sœurs laisseront des exilés rejoindre Axen ? Quels seront vos projets, une fois là-bas ? Nous le savons très bien : le Jardin du Chaos renaîtra et vous reprendrez les desseins d’Handor.

– Nous ne cherchons que la paix, assura Lyzel.

– Oui, Handor aussi cherchait la paix.

L’arc d’Yrradan se tendit, sa flèche trépignant d’impatience.

– Bon, j’en ai terminé avec vous.

Evannah ferma les yeux. Tout se passa si vite. Lyzel l’attrapa et la poussa dans le tunnel. La lumière et les cristaux submergèrent l’endroit. Les galeries tremblèrent et la main de la damorial empoigna la sienne. Lyzel l’emmena au fond du corridor alors que des rochers les séparèrent d’Yrradan. Une fois dans le noir complet, elle lâcha Evannah et le silence domina les grottes.

L’humaine reprit son souffle et ses frémissements s’atténuèrent.

– Bien joué, Yrradan, murmura Lyzel avec faiblesse.

Evannah se tourna vers sa bien-aimée. La lumière qui émanait de son corps éclairait à peine le tunnel… et une flèche plantée dans sa poitrine. La jeune fille, en proie à la panique, tomba à genoux près de Lyzel et l’examina. Même si elle n’avait aucune connaissance en anatomie damorial, la pointe avait raté le cœur. Evannah saisit le projectile en cachant sa terreur, mais ses mains la trahissaient.

– Ça va aller, la rassura-t-elle, la gorge serrée. On va partir d’ici et trouver quelqu’un qui te soignera.

– C’est inutile, Evannah.

Lyzel mettait le peu d’énergie qui lui restait pour murmurer. Ses yeux désignèrent l’éboulement sous lequel ses jambes disparaissaient.

Evannah la fixa. Le désespoir se lisait dans son regard, mais sa détermination persistait dans sa voix :

– Je vais te sortir d’ici, Lyzel.

Ses mains empoignèrent la flèche et la retirèrent d’un coup sec. Un jet de sang blanc s’écoula. La pointe avait visiblement tranché une artère. Non ! Evannah se précipita sur les débris pour libérer les jambes de la damorial. Elle savait qu’elle n’y arriverait pas. Pourtant, elle refusait de le croire. Dans un cri de rage, elle tira de toutes ses forces, mais le rocher ne bougea pas.

– Je vais mourir, souffla Lyzel.

– Non ! tonna l’humaine.

Son hurlement s’évanouit en un écho. Des larmes inondèrent ses yeux et elle les refoula. Evannah se posa près de Lyzel et lui prit sa main de chair.

– Tu ne vas pas mourir, dit-elle, la respiration saccadée. Tu t’es toujours battue. Tu as survécu à pire que ça.

– Un combat prend toujours fin, répondit Lyzel.

– Pas celui-là. Nous devons trouver notre jardin.

– Nous l’avons déjà trouvé, Evannah.

Avec le peu de forces qu’il lui restait, elle serra la main de la jeune humaine.

– J’ai vu… ce ciel bleu parsemé de nuages dorés. J’ai senti les roses qui grimpaient sur les haies. J’ai parcouru le dédale que j’avais connu. J’ai vu ma famille et leurs amis se baigner dans la fontaine. Merci, Evannah, de m’avoir amenée ici… dans ce monde où je suis née… dans ce monde où j’ai grandi.

Les larmes d’Evannah coulèrent entre leurs doigts.

– Je ne peux pas continuer sans toi, hoqueta la jeune fille.

– Tu le peux… Tu es plus forte que tu ne le crois. Tu as dévié deux ennemis de leur guerre ancestrale. Personne d’autre que toi n’aurait libéré la Serre des Os. Ni Mosdrem… ni Yrradan ne t’aura.

Les sanglots d’Evannah éclatèrent dans les ténèbres.

– Prends mon cœur, ordonna-t-elle.

– Quoi ? fit sa bien-aimée, horrifiée.

– Yrradan… reviendra. Il prendra mon cœur et… le livrera aux cilynas. Ce canon… ils… ne l'utiliseront pas seulement contre Mosdrem. C’… c’est une source d… de lumière pure. Leurs ennemis… ils s’en serviront un jour contre eux. Je ne veux pas que… mon cœur soit une arme. Il ne doit pas être donné à ceux qui ont tué Camoren. Prends-le. Je sais que tu peux le faire.

Evannah opina faiblement de la tête, doutant de la dernière phrase de Lyzel.

– Prends mon étoile… Va voir Niyaëv après être passée dans Maciurim. Tu l’aideras à anéantir Mosdrem… Tu le mèneras vers Hérannévya… lui et les autres.

Evannah retira son pendentif et le regarda briller dans sa main alors que ses larmes le noyèrent.

– Lyzel… tu as illuminé ma vie, réussit-elle à articuler entre ses sanglots.

La nitescence de son corps périt.

Evannah hurla. De désespoir, de rage, de douleur. Toutes ses pensées explosaient dans sa tête. Elle voyait Niyaëv refusant de s’allier à elle. Iuka et Saphir exécutés. La flèche d’Yrradan.

Yrradan.

Evannah étreignit Lyzel et enfouit son visage dans son cou, laissant libre cours à son chagrin. Elle resta ainsi de longues minutes, comme si elle retenait l’âme de l’Enfant-Cristal.

– Non, il ne t’aura pas, lui jura-t-elle.

Elle attrapa le projectile encore souillé de sang de cristal. Elle enleva la tunique de sa chérie et analysa sa poitrine. Elle leva la flèche… et ne frappa pas. Son bras frémissait et refusait d’être maintenu en l’air.

– Tu ne seras pas une arme, Lyzel, murmura-t-elle.

Evannah prit une grande inspiration et planta la pointe dans la chair. Ses larmes l’aveuglèrent et son cœur la supplia d’arrêter. Elle avait l’impression de tuer Lyzel une seconde fois. Elle réprima des nausées au contact de la peau qui se découpait sous la flèche et du sang qui giclait sur ses bras. Lorsqu’elle y plongea ses mains, elle prit garde à ne pas regarder le visage de l’Enfant-Cristal. Elle saisit son cœur et le retira après l’avoir détaché de ses veines et de ses artères.

Evannah le contempla. Le liquide limpide suintait entre ses doigts et dévoila un diamant poli. Elle oublia qu’elle tenait un organe de damorial. C’était un trésor qu’elle venait d’extraire, un trésor que Leïvron convoitait. Sans plus tarder, elle quitta les grottes, ramassa son manteau pour envelopper la gemme de Lyzel et monta sur la montagne.

Une fois au bord d’un gouffre, la jeune fille déballa le cœur. Elle le regarda une dernière fois et le lança. Mais son bras la bloqua dans son élan. Il se baissa, secoué par les pleurs d’Evannah. Elle ne pouvait pas le faire, tout en elle refusait cet acte. Elle rempaqueta le diamant dans son vêtement et descendit la pente.

Evannah marcha jusqu’au labyrinthe et passa devant la fontaine cernée de fleurs mortes. Elle ramassa un de ses débris et s’avança parmi les cadavres végétaux. Elle s’accroupit, ignorant les épines qui se désintégraient à son contact, et fouilla le sol. Elle trouva une fissure sous les vestiges. Elle y enfonça son bras et inséra le diamant avec douceur. Ses larmes arrosèrent les fleurs à ses genoux.

L’humaine partit dans la douleur la plus profonde, comme si elle y avait laissé son propre cœur. Elle erra sur les terres stériles de Camoren sans se soucier de l’avenir. Ses pleurs ne coulaient plus même si elle en avait envie. Elle leva les yeux vers l’horizon et aperçut une silhouette élancée s’avancer vers elle.

Yrradan.

Ce nom darda sa poitrine. Le fénékos s’arrêta devant elle et l’épia.

– Où l’as-tu caché ? s’enquit-il, l’air menaçant.

Evannah resta muette.

– Réponds ! rugit-il.

– Je l’ai jeté, mentit-elle sans le regarder. Vous avez échoué.

Yrradan lui asséna un coup de poing qui la fit tomber. Alors qu’il s’apprêta à l’empoigner, Evannah recula, se leva et s’enfuit. Le fénékos ne la poursuivit pas. Une flèche fila droit sur elle. Mais sa proie n’était plus de ce monde. Elle courait désormais sur des plaines en damier noir et blanc. Son pied heurta un obstacle et elle s’écroula sur le sol, dévala une pente, mais elle ne connut pas la fin de la descente.

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maanu
Posté le 04/04/2023
Noooon ! :((( Tu m’as brisé le coeur, sur ce coup-là ;) Mais c’est vrai que ça fait une sacrée fin pour ce premier tome ! C’est chouette de voir Evannah qui a finalement appris à maîtriser ses Nebulas, ça augure de grands moments pour la suite, même si Lyzel nous manquera :’(

Deux petites remarques :
« Peut-être allait-elle trouver un indice à l’entrée de chaque passage ? » → j’ai un peu de mal à comprendre ce que tu entends par là…
Et au moment où Evannah prend le coeur de Lyzel, je trouve qu’elle y arrive un peu trop facilement, comme s’il se trouvait juste sous la peau et que Lyzel n’avait pas de cage thoracique (mais je ne connais pas bien l’anatomie des damorials, après tout ^^) Ceci dit, il ne faudrait pas non plus rendre la scène trop explicite et gore…

J’ai beaucoup aimé suivre cette histoire, et c’est un très beau dernier chapitre ! Bravo à toi ;)
DraikoPinpix
Posté le 04/06/2023
Coucou !
Oooh, désolée de t'avoir brisé le cœur ! J'ai toujours mal pour mon lectorat quand il me fait savoir que ça lui a fait mal. Mais promis, Lyzel ne sera pas oubliée ^^

Alors, pour la scène avec le cœur, en effet, je ne veux pas être trop explicite ^^

Ah, ce n'est pas un premier tome. Ce roman est un one-shot. C'est juste que je devrais publier la suite de l'histoire x)

Merci pour ta fidélité ! <3
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