Chapitre XXXV – Soupçon de sel

Les stores baissés rayaient le visage de Lisert tels les barreaux d’une prison. Le marquis n’avait toujours pas rejoint son fauteuil et restait immobile, sa main crispée sur une commode. Il s’était fait pousser la barbe depuis le départ de Martinelle, peut‑être pour paraître plus sérieux aux yeux des courtisans orgéliens. En temps normal cette marque de virilité aurait renforcé son allure, mais les terribles nouvelles qu’on venait de lui annoncer l’avaient ébranlé, et comme endeuillé.

Une puissante odeur de sel imprégnait les boiseries du salon de la cabine royale. Martinelle, assise avec Shen sur le canapé qui faisait face à son aîné, n’aimait pas les navires en mouillage ; ils lui semblaient à la fois trop statiques et trop mouvants, surtout après les semaines qu’elle avait passées en roulotte. Le prince, d’un air attentif, gardait ses mains dans les poches et guettait une réaction en croisant les bras. Quant à Hori, il s’était posté derrière le sofa en croisant les bras.

« Monsieur le marquis, soupira Durillon qui rangeait ses feuillets dans un cartable. Je regrette au plus haut point que votre premier séjour à Barrante soit ainsi gâché par ces terribles nouvelles…

— La damoiselle de Mandar et moi‑même ne sommes pas venus ici pour le plaisir, pesta Lisert tout en se massant les tempes. Sinon pour nous enquérir du bien‑être d’une femme de sang royal, et nous assurer de sa sécurité.

— Visiblement, nous nous inquiétions pour la mauvaise princesse », persifla Ulrine.

Celle‑ci restait clouée sur son pouf, qui disparaissait sous la masse des volants de sa robe à paniers au point que la demoiselle de Mandar paraissait désormais, à hauteur d’yeux du légat, aussi grande que lui.

« Je suis certain que Madame votre mère n’a eu aucune part dans ce terrible complot, l’entretint Durillon qu’elle étudiait. Sûrement peut‑elle s’en désolidariser complètement, par quelque manifestation de soutien à Mademoiselle de Figuette…

— Et abandonner sa nièce à la vindicte des juges ? Merci pour vos conseils, monsieur l’ambassadeur, ironisa‑t‑elle. Si plus personne n’a besoin de vous, vous pouvez disposer. »

Durillon, l’air anxieux, déposa le dossier de la déposition sur la plaque vitrée de la table basse, s’inclina puis partit sans demander son reste. Les gardes refermèrent derrière lui pour laisser Orgéliens et Verlandais en conciliabule. Alors Lisert désigna du doigt Hori et Shen, et jappa :

« Faut‑il vraiment qu’ils restent ici ?

— Et pourquoi pas, les défendit leur fiancée. Nous n’avons rien à leur cacher, puisque nous ignorons tout de la situation.

— Ma chère, sourit Shen. Laissez donc votre frère s’exprimer. Monsieur le marquis, pourquoi ne voulez‑vous pas de moi ici ? Je suis curieux. »

Lisert, d’un regard noir, ne répondit que par un rictus. Il aurait certes été peu judicieux d’envenimer ses relations avec le prince ; il risquait d’en avoir besoin. Au même moment Hori et Ulrine pouffèrent. Leurs regards se croisèrent lorsqu’ils se rendirent compte de cette synchronisation, puis s’éloignèrent aussitôt. Une inimitié subsistait encore entre ces deux‑là.

À court d’idées, le marquis ouvrit un placard pour sortir une bouteille d’odontol et se servit un verre. Après l’avoir descendu cul‑sec, il implora :

« Miel… il faut faire cesser ces poursuites judiciaires.

— Je ne le puis. C’est l’État verlandais qui porte plainte, pas moi.

— Tu sais très bien ce que je veux dire ! Ces juges abandonneront tout si tu fais pression sur eux.

— En tant qu’hôte diplomatique, je me dois d’observer la plus stricte neutralité à la Cour de la Fille des Landes. Je suis désolé, Lisert, mais s’ils veulent la juger… ils en ont le droit. La princesse de Mandar n’a pas seulement commis un crime contre une orgélienne, elle a également tenté de briser un pacte d’alliance qui était censé assurer la sécurité de l’empire verlandais.

— Le contrat matrimonial ? Ne me dis pas qu’il tient toujours !

— On ne l’a jamais vraiment annulé, intervint Shen.

— Ventrebleu ! Miel, tu ne peux pas rester une minute de plus ici. Guillonne est forcément innocente, d’accord ? La personne qui a véritablement fomenté ce rapt n’a pas été arrêtée. Tu es en danger. »

Avec horreur, elle vit que son frère aimait cette princesse de Mandar, intensément, aveuglément. Elle avait espéré tempérer ses ardeurs, mais la candeur désespérée de ce visage lui démontrait l’impossibilité d’une telle perspective. Encore aujourd’hui, Martinelle enviait sa rivale. Qu’avait accompli Guillonne pour mériter une telle dévotion ? Jusqu’à la mort, Lisert la défendrait. Le pire, dans tout cela, c’était qu’il avait raison… à l’instar de ces horloges cassées, qui donnaient l’heure correcte deux fois par jour.

« Quitte l’empire, suppliait‑il. Je t’en supplie ! Maintenant.

— Personne n’est “forcément” innocent », lâcha Ulrine sur le ton de l’impatience.

Tous les regards convergèrent vers elle, ébahis. À cette surprise succéda celle d’Ulrine, qui s’emportait avec force mouvements de mains :

« Eh, quoi ? Guillonne n’est pas une sainte, que je sache. Elle prétend calmer le jeu entre sa tante et votre mère, mais elle ne fait jamais rien de concret pour les réconcilier… Elle insulte et domine Barnabette et Joséphade constamment… Elle vole des… »

Sa bouche tremblante épela ce que sa voix refusait de prononcer. L’air égaré, elle épiloguait :

« Peut‑être qu’elle a… Je ne sais pas ! Je ne veux pas savoir. Les gens font des choses stupides sous le coup de l’émotion.

— Quelle chance pour Guillonne de vous avoir pour cousine, lui jeta Lisert indigné. Comment pouvez‑vous la décrier ainsi ? L’accuser ?

— Et vous, alors, se récria‑t‑elle. Comment pouvez‑vous encore regarder votre sœur dans les yeux ? Marquis, Mademoiselle de Figuette vient d’être offensée, enlevée, blessée, torturée… et lorsque vous la retrouvez enfin, vous ne lui parlez que de Guillonne et de ses assignations à comparaître ? Et ensuite seulement, d’une hypothétique menace sur sa personne ? »

Piqué au vif, Lisert oscilla rapidement sa tête vers Martinelle. Comme on lui avait réappliqué du fond de teint quelques heures plus tôt, la plupart de ses ecchymoses étaient probablement invisibles. Cependant le bandage sur sa main gauche apparaissait nettement, car le médecin de la horde lui avait interdit d’enfiler un gant. Aurait‑elle dû dissimuler ses doigts sous une manche longue ?

« Elle a l’air d’aller b‑bien, bafouilla son aîné. J’ai mentionné le problème le plus urgent d’abord.

— Quelle phrase rassurante, s’amusa Hori. “Elle a l’air d’aller bien” ! En feriez‑vous la devise de l’armée de votre pays ?

— Tais‑toi, l’interrompit Shen avec froideur.

— Mon corps ne requiert plus de soins, assura Martinelle pour mettre fin au débat. Mais pour ce qui est du cœur, j’aurais besoin de vous poser quelques questions, Ulrine. Histoire de vous laisser repartir en Orgélie avec l’esprit tranquille. »

Elle se releva et, d’un geste, incita l’autre jeune fille à faire de même. Martinelle voulait la regarder droit dans les yeux, nez‑à‑nez, pour sonder ses véritables sentiments :

« Le contrat morganatique, mon renoncement programmé aux droits de succession, la transmission du Clos‑Rusé à Guillonne… Je me doute que mes frères l’ont appris il y a belle lurette, mais vous ?

— À vrai dire vous venez de m’en donner la certitude, admit Ulrine après un temps mais sans nervosité. Je n’ai fait que formuler des hypothèses à ma mère, mais elle n’a rien répondu… Parfois, le silence est le meilleur des aveux.

— Oui, je me souviens de ce malheureux esclandre dans la salle d’eau du Ministère… Mais vous n’y demandiez que confirmation de ce que vous soupçonniez déjà, n’est‑ce pas ? Depuis quand ?

— Ce chocolat que nous avons partagé à l’Amplair.

— Si tôt que cela, s’exclama Martinelle. Ventrebleu, que je dois vous paraître sotte ! Ainsi donc, ni Ludova ni Guillonne ne vous avaient mis au courant de leurs véritables plans… Sans doute craignaient‑elles que vous les révéliez à la face du monde ? Cela me laisse croire qu’il vous reste de l’honneur.

— J’ai pourtant essayé de vous prévenir, poursuivit Ulrine sans ciller. En deux occasions.

— “Pas contre la bonne personne”, oui. C’étaient vos mots, la seconde fois. Pourquoi pas une troisième ?

— Ma famille… Non, ma mère m’en a dissuadée, hésita‑t‑elle. Les répercussions… La perspective de voir s’écrouler ce pacte de paix avec la régente… Et toutes ces hostilités passées… Tout cela donnait à réfléchir.

— Ah, oui, le devoir filial… Quelle tristesse, avoua Martinelle. J’avais désespéré de nous trouver un jour un point commun… Fallait‑il vraiment qu’il soit si terrible ?

— Mes jambes sont fatiguées, se plaignit Ulrine qui retrouvait sur son visage l’insolence qui lui servait de masque. Auriez‑vous l’obligeance, Mademoiselle, d’essuyer vos gros sabots sur le pas de la porte et d’entrer dans le vif du sujet ? »

Martinelle encaissa cette pique, et observa la scène avant de reprendre. Lisert semblait complètement perdu. Hori et Shen, attentifs, signalèrent d’un hochement de tête qu’elle pouvait continuer :

« J’ai un service à vous demander, Mademoiselle… Enfin, vous imposer. Je vais faire de vous ma correspondante officielle pour tout le courrier destiné à la famille royale.

— Pardon ?

— Je continuerai à envoyer des rapports à Sa Majesté et à la régente, bien entendu… Mais pour ce qui est des lettres que j’enverrai à votre mère et Guillonne, et, croyez‑moi, il y en aura un grand nombre… Tout passera d’abord par votre intermédiaire. Vous les ouvrirez, vous les lirez, vous les transférerez. Et dans l’autre direction, même combat : si je reçois une missive frappée du sceau des Mandar mais exempte de votre visa, je la jetterai dans les flammes sans même la lire. Est‑ce clair ?

— Je ne suis pas votre secrétaire, s’indigna Ulrine. Pourquoi accepterais‑je cette charge ?

— Parce qu’elle vous convient, pardi ! Vous détestez qu’on vous mette à l’écart, ou qu’on parle dans votre dos, remarqua Martinelle dans un rire jaune. Tiens ! Un second point commun entre nous. Comme quoi, tout arrive.

— Nous allons être en retard pour la cérémonie d’intronisation, lui rappela Hori qui regardait sa montre à gousset.

— Bonté divine, j’oubliais ! Messires, mettons‑nous en route. »

Alors qu’elle s’éloignait, Lisert se plaça sur son chemin les bras en croix et protesta :

« Tu n’as pas autorité pour ce genre d’assignation, Miel. Tu…

— J’ai dit “la famille royale” dans sa globalité, le rabroua‑t‑elle d’une voix de plus en plus chevrotante. Pas seulement les M‑Mandar, m‑marquis. Si vous souhaitez m’écrire, je vous invite à contacter la d‑demoiselle ici présente. Elle saura quoi faire. Par ailleurs… J’aimerais qu’en privé vous m’appeliez désormais… “Mademoiselle de Figuette”. Ce sera p‑plus simple pour tout le monde. Et p‑plus clair. »

Elle aurait cru entendre le cœur de Lisert se fendiller. Mais ce n’était que le bruit de sa chevalière, qui butait contre l’épée qu’il portait au flanc. Il n’allait pas l’embrocher, bien sûr ; ses bras restaient ballants. Avec une voix de petit garçon, il lui criait :

« Tu ne peux pas me vouvoyer comme un… comme un étranger !

— Bien sûr que si, le défia Shen qui volait au secours de sa fiancée. Et ce n’est que justice. Mais ne vous inquiétez pas, elle n’éprouve pour vous que de la compassion, et non pas de la haine. Après tout, vous vous apprêtez à subir une terrible épreuve, du même genre que celle que vous lui avez fait subir. La balance est rééquilibrée, vous et votre demi‑sœur pourrez repartir sur de bonnes bases.

— Hein, balbutia Lisert. Que voulez‑vous dire ? »

Martinelle baissa les yeux et s’éloigna un peu plus. Son épaule buta contre celle de son aîné. Shen, imperturbable, expliqua ce que Martinelle n’avait pas eu la force d’annoncer :

« Ce que j’implique, c’est que Guillonne va comparaître pour conspiration d’état et meurtre en réunion… Elle ne sera pas en mesure d’accomplir ses devoirs royaux. Alors c’est très probablement à Joséphade qu’incombera désormais la dure charge d’héritière présomptive ! Pour placer vos enfants sur le trône d’Orgélie, c’est elle que vous devrez épouser.

— Pardon ? Cela ne sera pas, tempêta Lisert. Plutôt m’étouffer avec un tesson de verre que d’épouser cette dinde !

— Vous n’aurez guère le choix, commenta Ulrine qui se rasseyait avec circonspection. Il faudra bien que votre mère et Ludova fassent la paix d’une manière ou d’une autre… Et leur accord impliquera votre lignée, monsieur le marquis.

— Une dernière chose, se souvint alors Shen. J’ai ouï dire que les traditions orgéliennes nécessitaient de se délester de son ancienne ceinture et de l’offrir à sa future belle‑famille… Nous n’avons jamais pris le temps d’honorer le rituel. Hori, si tu veux bien… »

D’un air bougon, l’intéressé fouilla dans la poche de sa veste et en sortit un vieux baudrier. Le prince fit de même. Hori s’avança vers Lisert, qui, halluciné, l’observait tenir devant lui cet objet à la manière d’un serpent attrapé par le col. Alors qu’il lui tendait la lanière, Lisert, dans un réflexe combattif, recula d’un pas ; il s’était attendu à ce que Hori le fouettât avec la boucle du ceinturon. Celui‑ci, surpris qu’on le soupçonnât d’une telle intention, se récria :

« Qu’aviez‑vous imaginé, une basse revanche ? Voyons, je n’ai plus six ans !

— Vous m’en voyez soulagé, admit Lisert qui reprenait place.

— Dois‑je comprendre que vous m’avez pardonné pour le regrettable incident du Parc‑aux‑Cerfs ?

— Certes, observa Shen avec acidité. Lui. Pas moi. »

Et il abattit sa lanière sur l’arcade sourcilière de Lisert, qui ne l’avait point vu venir. Tandis qu’il hurlait de douleur et portait ses mains à son front, Shen jeta l’objet à ses pieds et incita Hori à faire de même. Ulrine, catastrophée mais curieuse, accourrait auprès du marquis de Figuette pour examiner sa plaie. Martinelle leva les yeux au ciel et, accompagnée de ses fiancés, ouvrit la double‑porte du salon privé. Alors que celle‑ci révélait un couloir rempli de mousquetaires orgéliens, Lisert cria au dos de sa cadette :

« N’as‑tu aucun souci de ta famille ? »

Elle se figea, mais ne se retourna point. Des larmes commençaient à bouillonner au coin de ses yeux. Voyant qu’elle faiblissait, Hori passa un bras derrière elle pour l’enlacer. Ce léger contact la ramena à la vie, et elle retrouva suffisamment d’énergie pour mettre un pied devant l’autre. C’était heureux ; une seconde de plus, et son frère l’aurait surprise en train de sangloter. Avant que la porte ne se renferme, Shen eut le dernier mot :

« Mais elle se soucie bel et bien de votre famille, marquis… Votre nouvelle famille. Ses fiancés. Vos futurs beaux‑frères. N’est‑ce pas ce que vous vouliez ? Les alliances matrimoniales et les lois de la succession sont des lames à double‑tranchant. Plut au ciel que vous les eussiez maniées avec davantage de précaution ! »

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