Chapitre XXXVII : L'examen des Nebulas

La salle était tout aussi obscure. Une lampe baignait une large table dans la lumière. Une vitre se tenait perpendiculaire à elle. Sur sa surface ondulaient des reflets bleus et violets. Nalirym invita la jeune humaine à s’allonger et elle s’exécuta aussitôt.

Une fois couchée, le cœur d’Evannah s’emballa. Elle s’attendait à avoir les plus graves maladies de Synoradel, à être déchiquetée par un cilynas qui n’avait aucun diplôme en poche. Après tout, elle ne savait rien de Nalirym et elle se demandait s’il avait déjà fait des opérations complexes.

Le cabaretier rabattit la vitre au-dessus d’elle et tourna une manivelle sous la table. Les reflets laissèrent place à de longues nuées multicolores qui serpentaient et formaient une silhouette humaine. Malgré la peur, Evannah poussa un soupir d’admiration à la vue de ses Nebulas. Une seule circulait plus rapidement et s’agitait de manière anarchique dans son âme et surtout dans ses jambes. Ses sœurs essayaient de suivre le rythme, mais elle ne faisait que les heurter. C’était elle. Sa Nebula de l’Espace.

– Magnifique, n’est-ce pas ? murmura Nalirym, émerveillé. Même ces couleurs foisonnent dans le corps d’un cilynas. Notre essence est pleine de richesses, de lumières et de parfums. Je ne m’habituerai jamais à la beauté des Nebulas, peu importe le corps qu’elles habitent.

Son observation paraissait lui prendre des minutes alors qu’elle ne durait que quelques secondes. Il tourna la tête vers Evannah et déclara :

– Ta Nebula de l’Espace est effectivement anormale pour une humaine. Comme tu peux le voir, elle en touche d’autres : celles des Sens, celles du Squelette, de l’Énergie et de la Vélocité, celles de la Mémoire, des Rêves et de l’Intelligence, celles de la Température et de la Pesanteur surtout. Tu as de la chance d’avoir survécu…

Il s’arrêta brusquement, hésitant. Il reprit avec plus d’assurance :

– La remettre dans son état normal sera très compliqué. Tu risques d’en mourir. Je ne touche jamais à ces Nebulas qui sont fortement liées à d’autres. Aucun Nébulogue ne le fait. On ne peut pas modifier une âme à sa guise. Eh ! Tu as un parasite, là.

Il désigna la Nebula, au niveau de l’épaule gauche. Evannah ne pouvait voir de quoi il s’agissait, pourtant elle comprit quel était le problème.

– Un fénékos m’a marquée pour me retrouver en cas de téléportation, raconta-t-elle.

– Je vois ça, dit Nalirym, tu as dû rencontrer Yrradan, c’est bien ça ?

– Tu le connais ?

– Oui. Enfin, un ami le connaissait. Relève-toi, dit-il en écartant la vitre.

Evannah obtempéra et Nalirym passa derrière. Il dénuda son épaule et observa la marque avant de la toucher de son doigt. Evannah, qui s’attendait à souffrir, s’étonna lorsqu’il annonça qu’il avait fini. Comme elle avait du mal à le croire, il le lui prouva à l’aide de deux miroirs. En tenant l’un d’eux, Evannah inspecta la partie concernée et fut soulagée de voir que la spirale avait bel et bien disparu.

Evannah se rallongea et Nalirym l’étudia à nouveau. Cette fois-ci, son analyse durait de longues minutes. L’écran zoomait et dézoomait à chaque coup de manivelle.

– Tu sais que tu ne pourras plus retourner dans Mitrisiane, la prévint Nalirym, les yeux encore rivés sur les Nebulas.

– Oui, je le sais. À vrai dire, j’ai bien réfléchi à tout ça. Si elle ne peut pas redevenir normale, je veux au moins qu’elle arrête de me faire mal.

– C’est un brusque changement qui a engendré cette douleur. Et surtout, c’est une Nebula très délicate dont il s’agit. Tu n’as pas eu de chance, ce jour-là. Les Nebulas doivent être modifiées avec la plus grande des précautions.

– Je vais en mourir, n’est-ce pas ?

La question pétrifia Nalirym. Evannah ne le lâcha pas des yeux et voyait bien qu’il connaissait la réponse depuis qu’elle lui avait expliqué son cas. Elle ne ressentait ni colère, ni peur, ni tristesse. Juste un sentiment de vide qui l’avait submergée quand elle avait prononcé ces mots. Elle regarda Ellalym qui était absorbée dans la contemplation des outils posés sur les tables. Le cilynas se ressaisit pour se remettre calmement au travail.

– Il y a des chances, oui, répondit-il, l’air grave.

Evannah sentit son sang se glacer. Elle s’attendait à voir ses Nebulas se pétrifier et se ternir, mais elles poursuivaient leur ronde. Au fond d’elle, elle savait qu’il n’y avait aucune solution depuis le début. Cependant, l’espoir s’était imprégné en elle et l’avait menée si loin. Même maintenant, elle continuait d’espérer.

– Il y a quelque chose… là… au niveau de ton cœur, remarqua Nalirym qui zooma un peu plus.

Et elle aussi le voyait. Une poudre de cristal tournoyait dans sa Nebula, telles des feuilles dans le vent. Evannah porta une main à cet endroit. Comme elle le pensait, l’aiguille qui s’était plantée dans sa poitrine avait contaminé son âme.

– C’est le morceau d’un objet qui s’est brisé, c’est bien ce que tu m’as dit ? se rappela Nalirym.

– Oui, confirma Evannah.

– C’est comme du cristal… exactement comme un cristal… n’est-ce pas ?

– Oui, c’était un objet de cristal. Il a éclaté comme s’il contenait une force invisible.

Nalirym se redressa soudainement et fit les cent pas dans la salle. Ellalym le fixa avec curiosité, comme si elle essayait de lire ses pensées.

– Mitrisiane, oui, c’était dans Mitrisiane !

Nalirym se tourna vers Evannah qui le regardait avec inquiétude. Il était sous le choc d’une révélation qu’il avait toujours attendue.

– La fleur de Sowéyan… Un seul morceau a survécu. Et il est en toi.

– Une fleur ? C’était donc ça, le travail de Sowéyan ? Ce qui permettait de mener les damorials vers Hérannévya ? s’enquit Evannah, interdite.

– Exactement ! Comment es-tu au courant de cette histoire ?

– J’ai… j’aime… enfin… j’ai aimé une damorial du nom de Lyzel, balbutia Evannah, la gorge nouée. Elle m’a raconté l’histoire de Sowéyan et son projet. Lyzel m’a fait part de ces informations avant de mourir… des mains d’Yrradan.

Nalirym resta sans voix. Derrière lui, Ellalym était tout aussi bouleversée. Le cabaretier serra Evannah dans ses bras. La jeune fille laissa couler ses larmes. Le cilynas la regarda, rempli d’espoir.

– Écoute, commença-t-il. Yrradan a marqué mon ami Sowéyan avant qu’il ne lui échappe. Avec l’aide des autres Protecteurs, il l’a poursuivi à travers les mondes pour détruire son projet. Mais ils n’ont pas réussi.

Nalirym s’agenouilla et lui saisit les mains, les yeux brillants d’émotion.

– Sowéyan était un Protecteur qui avait participé au massacre des damorials. Il a regretté ses actes et s’est tourné vers les réfugiés en leur promettant de les mener dans Hérannévya, là où personne ne pourra les persécuter. Sowéyan avait fait de nombreuses recherches sur Hérannévya et avait repéré sa position. Encore fidèle à Ixarian au moment où il l’avait localisé, il avait fait part de ses trouvailles aux Protecteurs. Tous ont essayé d’ouvrir un portail vers ce monde, mais leurs tentatives ont échoué. Un champ de force, pareil à Uvrenel, empêchait tout passage vers lui. Sowéyan avait aussi révélé ses découvertes à Maciurim qui avait déjà eu un Démiurge, le frère d’Handor et créateur de Camoren. Il était un de mes amis. J’ai sauvé sa sœur d’une crise nébulienne sévère. Depuis, on n’a pas cessé de se rendre mutuellement service. Et un jour, il a débarqué ici en m’expliquant son projet.

Nalirym se redressa et se dirigea vers une armoire de laquelle il sortit un petit coffre. Il le déverrouilla et présenta un loup bleu perlé de violet.

– Sa fleur ouvrirait un portail pour un aller dans Hérannévya et ce loup garantit un retour. Poursuivi par les Protecteurs, Sowéyan me l’avait confié jusqu’à ce qu’il revienne, c’est-à-dire quand il aurait terminé son œuvre. Lorsque j’ai appris sa mort, je n’y ai plus touché… jusqu’à ce jour. Il est à toi, maintenant.

Il tendit le masque à Evannah qui le regarda, déroutée.

– Donc… je suis capable de me téléporter dans Hérannévya ?

– J’en suis sûr. Un si petit morceau t’a permis de voyager d’un monde à l’autre. La fleur détenait un immense pouvoir de téléportation.

– De toute façon, je dois aller voir Niyaëv. Il doit être au courant et surtout, m’écouter.

Evannah tendit la main pour prendre le loup, mais Nalirym le rangea dans le coffre.

– Cache-le bien, la prévint-il. Tu n’es pas censée en avoir un sur toi. Il sera important pour ouvrir un portail de Hérannévya à Leïvron – ou n’importe quel monde.

– Mais il faut une Nebula des Objets, n’est-ce pas ?

Seule une telle Nebula pouvait réveiller le pouvoir d’un masque comme celui-ci. Étant humaine, Evannah n’en possédait pas.

– Oui, mais Axen, en tant que Leïvronien de naissance, en a une. Tu devras le convaincre et j’ai bien peur que ça ne soit pas facile. Il est le père du créateur de Hérannévya et je crains qu’il ne désire que personne n’y mette les pieds dans le monde de son fils.

– Rien ne sera facile, de toute façon. Merci pour tout, Nalirym.

Evannah descendit de la table et Nalirym la serra dans ses bras. Ses yeux luisaient de larmes. L’espoir brisé d’un ami venait de se reconstruire.

– Nalirym, intervint Ellalym, nous ne pouvons pas emprunter un portail. J’ai des invités… assez spéciaux qui risquent d’avoir des problèmes si on les voit.

– Je suis très réputé, ma chère, lui rappela-t-il en donnant le coffre à Evannah et en se dirigeant vers l’armoire. Je suis aussi demandé dans les dimensions voisines pour soigner les Nebulas et j’ai de quoi voyager.

D’une autre boîte, il sortit un loup blanc et noir qu’il présenta aux deux artistes. Il le rangea et l’emporta. Il éteignit tout en tournant la manivelle dans le sens inverse et invita Ellalym et Evannah à quitter la salle.

Une fois revenus aux coulisses, la plupart des prestataires étaient partis. Ceux qui restaient discutaient entre eux et lancèrent des regards furtifs et des sourires radieux à Nalirym qui les leur rendit. La jeune fille nettoya son visage et enleva sa robe qu’elle déposa délicatement sur la chaise de la coiffeuse. Elle aurait aimé dire au revoir à Attym et Junym et les remercier pour leur aide, mais ils n’étaient plus là.

Cachée sous sa cape, Evannah suivit Ellalym de près. Nalirym attirait l’attention sur lui par sa popularité, ce qui la rassurait un peu. Ils marchèrent tranquillement jusqu’à la maison malgré les regards hostiles et les remarques haineuses que lançaient les Nébuliens au cabaretier. Quand Ellalym ouvrit la porte, Foudre Bleue poussa des cris joyeux qu’Iuka s’empressa de faire taire. Tous entrèrent à la hâte. Evannah fut accueillie par des accolades et des coups de langue.

– Alors ? demandèrent Saphir et Iuka, pleins d’inquiétude.

– Mes Nebulas resteront comme telles, répondit Evannah, mais… il y a autre chose. Nous devons retourner dans Ixarian.

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