Le soir tombé, Ellalym mena Evannah vers un établissement. Plus accueillante que le reste de la ville, pourtant éclairée par les lumières apportées par les fénékos, sa façade de marbre était recouverte de plusieurs couches de peinture pour cacher les graffitis des passants. Au sommet d’une double porte sombre, une enseigne arborait un arc de cercle blanc rempli de sept parties. Inutile de se demander où se trouvaient les couleurs. Une grosse écriture d'encre se superposait et indiquait le nom du cabaret dans cet alphabet :
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Une fois qu’elles eurent franchi l'entrée, la nervosité d’Evannah s’intensifia. Elle regretta de ne pas avoir le soutien de Saphir et d’Iuka qui devaient rester chez Ellalym pour ne pas se faire remarquer. Cachée sous une cape noire, elle protégea ses oreilles du brouhaha avec sa capuche. La salle possédait de petites lumières cristallines, mais les ténèbres dominaient et ne laissaient voir que des silhouettes. Accompagnées de musiciens et de projecteurs, des femmes sur scène offraient des chorégraphies complexes et de somptueux chants au public.
Ellalym attrapa le bras d’Evannah et l’entraîna dans un long couloir qui menait aux coulisses.
– Tu danses ici ? demanda l’humaine qui esquivait les prestataires qui marchaient en contresens.
– Parfois, oui, répondit la cilynas. J’ai eu ma période de gloire, mais je suis tombée dans l’oubli. C’est la vie d’une simple artiste comme moi. Allez, je suis sûre que tu vas leur en mettre plein les oreilles ! Mais évite de crier, tu sais très bien que nous sommes sensibles. Tu as choisi ta chanson ?
– Oui.
Evannah se surprit plusieurs fois à être en apnée. Elle se força à prendre de grandes inspirations, mais le monde étouffait l’air. Comme elle souhaitait que tout soit déjà terminé ! Elle était plus angoissée que la veille d’un examen oral, mais elle était aussi excitée. Depuis toute petite, elle avait toujours rêvé de monter sur scène et de faire entendre sa voix. Dans son imagination, le public hurlait d’extase dès les premières notes. D’autres restaient bouche bée et en étaient émus aux larmes. Sa chanson à peine terminée, toute la salle se levait, jubilante et la couvrant d’applaudissements.
Cependant, ce n’était pas un songe. La réalité était tout autre et se montrerait cruelle. Elle ne chantait pas pour amuser des spectateurs, elle chantait pour sa vie.
Ellalym poussa une porte qui ouvrait sur les coulisses. Les artistes qui se changeaient tournèrent la tête vers elles. Leurs regards indifférents confirmèrent ce que la danseuse avait dit : elle était tombée dans l’oubli. Deux d’entre eux la reconnurent néanmoins et la serrèrent dans leurs bras, heureux de la revoir.
– Ellalym ! Tu vas sur scène ce soir ? demanda une jeune cilynas aux cheveux noirs et lisses.
– Non, Attym. Mais elle, elle va chanter.
Evannah dévoila son visage et les deux inconnus s’étonnèrent face à son humanité.
– D’accord, dit le second qui était entièrement blanc. Elle s’est inscrite sur la liste ?
– Non, répondit Ellalym. Nous y allons.
– Bien, tu sais où c’est de toute façon. Nous serons là pour préparer… comment tu t’appelles ?
– Evannah.
– D’accord, Evannah ! Moi, c’est Junym. On fera de toi une star, tu verras !
Elle esquissa un sourire gêné. Elle, une star ? Elle n’avait rien de tel !
Ellalym lui prit la main et la présenta à un cilynas qui surveillait les passages sur la scène. Affairé, il ne remarqua pas les deux arrivantes. Ses yeux se posaient sur son calepin ou sur les planches. Une fois la prestation terminée, les applaudissements ne retentirent pas, mais la mine satisfaite de l’hôte d’accueil et indiqua aux filles que tout s’était bien déroulé. Il sursauta quand il réalisa qu’Ellalym et une humaine le regardaient.
– Oh ! Je suppose que vous voulez impressionner Nalirym ? comprit-il, enjoué. Bravo, Mellyr, c’était super !
L'artiste, une vupsan en pagne, entra dans les coulisses et le remercia d’un signe de tête.
– Bien, poursuivit le cilynas, pressé. Quels sont vos noms ?
– Je ne me produis pas devant Nalirym, le renseigna Ellalym. Mais elle, oui. Elle s’appelle Evannah.
– D’accord. Et quelle sera ta prestation, Evannah ?
– Je vais chanter.
– Parfait ! Tu peux aller te changer et je t’appellerai quand ça sera ton tour. N’oublie pas que tu dois chanter tout en douceur. Si tu hurles, tu nous assommeras. Dellyan et Kaéran, à vous !
Deux fénékos arrivèrent alors qu’Ellalym et Evannah rejoignirent Attym et Junym. Les cilynas saisirent la jeune fille et la firent s’asseoir devant une coiffeuse. Comme une poupée entre les mains d’enfants, elle se laissa faire et fit confiance à leur professionnalisme. Junym brossa ses cheveux et confectionna une tresse sophistiquée. Puis, il déposa un fond de teint pour cacher ses blessures et la grima de noir. Evannah craignait de ne plus se reconnaître dans le miroir, elle qui n’avait jamais touché au maquillage, excepté pour des soirées déguisées, mais le résultat lui plut. Ses yeux étaient surlignés d’eye-liner et de mascara, ses lèvres fines étaient de jais et elle se retint de se pourlécher.
Junym la montra à Attym qui la complimenta avec excitation. À son bras pendait une robe sombre gonflée de froufrous et de dentelles. Elle emmena Evannah dans un vestiaire. Quand l’humaine sortit, Attym la bombarda d’éloges jusqu’à ce que tous les regards se tournent vers elles. Evannah voulait être invisible jusqu’à sa représentation. Elle jeta un œil dans les grands miroirs qui couvraient les murs et se souvint qu’elle ne pouvait plus rougir. Tout ce noir et sa pâleur lui donnaient l’allure d’une poupée gothique.
– Evannah ! C’est à toi !
Son nom sonna comme un coup de fusil et elle sursauta. Elle n’eut pas le temps de se préparer psychologiquement, car Attym et Junym la poussèrent vers la scène. Elle croisa Ellalym qui l’encouragea d’un sourire. Le cilynas qui gérait les prestations l’invita à rencontrer le public. Evannah prit une grande inspiration et s’avança. Son cœur se débattait comme un lapin entre les crocs de l’angoisse qui demeurait dans son esprit et son corps, méprisant toutes les armes qu’Evannah se servait pour la chasser. La jeune fille espérait que ses tremblements étaient invisibles aux yeux des gens. Face à elle, une foule de cilynas agitait les mains en l’air en guise d’applaudissements. Elle ne vit pas leur visage et ne savait pas si cela la rassérénait. Qu’exprimaient-ils ? La surprise vis-à-vis de son absence de couleurs ? Le mépris car elle n’était qu’une humaine ? La raillerie à cause de sa petite taille et de son manque d’assurance ?
Evannah parcourut les loges des yeux, mais rien n’indiquait la position de Nalirym. Elle craignait qu’il se soit éclipsé durant sa prestation. Mais non, comme Ellalym l’avait dit plus tôt dans la journée, il adorait les spectacles. Il était là à la regarder avec curiosité, elle le savait.
Une douche de lumière l’aspergea. Elle se sentait nue comme jamais. Elle désirait se sauver, mais ses jambes étaient pétrifiées par le devoir. Ses doutes l’assaillirent. Et si elle n’était pas aussi talentueuse finalement ? Si sa voix était une parmi tant d’autres ? Et après tout, pourquoi elle, Evannah, réussirait à impressionner Nalirym, un passionné de la scène qui avait vu tellement d’artistes défilés devant lui ?
Mais parmi ses peurs, les paroles de Lyzel résonnèrent :
Tu es plus forte que tu ne le crois.
Une étincelle de courage illumina son cœur. Des coulisses, le cilynas lui fit signe de commencer. Evannah inspira et libéra sa voix :
Je vis dans ce monde gris,
Sous les débris
Des rêves brisés.
Étouffée par vos lois,
Mon âme ne peut chanter.
Sur vos chemins,
Ma vie ne vaut rien.
Mais quels sont mes choix ?
Je veux sortir de vos rangs,
Combler ce néant
Par ma plume et par mes mots.
Je veux recoudre ces terres déchirées,
Dessiner des fleurs dans l’eau,
Peindre des plages safran,
Colorer les forêts
Et habiller les plaines de blanc.
Laissez-moi déverser mes couleurs.
Laissez-moi dessiner mon bonheur.
Votre monde n’est fait que de haillons
Je pars pour la terre des saisons.
J’ai rampé dans des champs d’épines,
Vogué sur des mers de chagrin
Pour fuir votre monde de ruines.
J’ai échoué dans ce jardin
Où mille sourires m’ont accueillie.
Où je peux me sentir aimée.
J’ai laissé mon passé
Mourir sur vos terres meurtries.
Laissez-moi fuir votre noirceur.
Laissez-moi suivre mon cœur.
Votre monde est bercé d’illusions.
Je mourrai sur la terre des saisons.
Je sais que d’autres ne sont pas chez eux.
Je les guiderai sur les routes.
Les fleurs chasseront leurs doutes
Et les rendront éternellement heureux.
Contre les arbres aux feuilles vermeilles,
Nous dormirons sous le soleil.
Et nous monterons ces monts enneigés
Pour contempler cette terre rêvée.
Laissez-moi sécher vos pleurs.
Laissez-moi chasser votre aigreur.
Dans ce monde, nous vivons sans cloison.
Je vous mènerai vers la terre des saisons.
La terre des saisons.
La terre des saisons.
La terre des saisons.
La dernière note explosa, ignorant l’ouïe hypersensible des cilynas. Quand Evannah termina sa chanson, elle craignait d’en avoir assommé quelques-uns. Cette seconde de doute s’écroula sous l’ovation silencieuse du public qui tonna dans le cœur de la jeune fille. Les murmures et les exclamations admiratifs se ruèrent sur elle pour l’étreindre et une chaleur d’émotions la submergea. Incapable de bredouiller un merci, Evannah sourit et inclina la tête. L’hôte d’accueil sautilla de joie et la reçut dans ses bras. Lorsqu’il la lâcha, c’était au tour d’Ellalym, d'Attym et de Junym de l’enlacer. La pression de la scène et l’euphorie de l’humaine éclatèrent en un flot de larmes. Tout en la félicitant, les cilynas la menèrent vers un banc et la firent asseoir. Attym partit et revint avec un verre d’eau qu’Evannah refusa. La boisson épicée allait lui causer de nouveaux ruisseaux de sueur.
Les deux prestations suivantes conclurent la soirée. Ellalym assura que Nalirym viendrait faire un tour pour saluer les artistes. L’angoisse avait quitté Evannah bien qu’elle était dans l’attente d’une réponse définitive.
Nalirym entra et imposa le silence par sa présence. Plus petit que les cilynas, il inspirait pourtant le respect. Ses deux cornes blanches longeaient l’arrondi de son crâne où étaient plaqués des cheveux charbonneux et gominés. Sa peau de cire brillait à la faible lueur des coulisses. Comme il était vêtu de noir de la tête au pied, Evannah n’était pas étonnée de ne pas l’avoir aperçu dans la foule. Ses yeux d’encre jaugèrent chaque artiste. Il resta de marbre quand il croisa le regard de la jeune humaine, comme s’il avait rencontré beaucoup d'amatrices telles qu'elle passer dans sa vie.
Jovial, Nalirym s’avança vers deux danseuses. Il les félicita et souhaita les revoir ici. Il combla encore trois chanteurs d’éloges qui promirent de revenir. Alors que tout espoir l’abandonna, Evannah se surprit à remarquer Nalirym devant elle, qui lui souriait avec admiration.
– Evannah, c’est ça ? demanda-t-il avec douceur.
La jeune fille hocha la tête.
– J’ai aimé ta chanson, lui confia-t-il. Un de mes amis aurait adoré les paroles.
– Une de mes amies aussi, lui répondit Evannah.
– D’où sort cette chanson ? D’un artiste quelconque de ton monde ?
– C’est moi qui l’ai écrite.
– Oh ! s’exclama-t-il, élogieux.
Evannah sourit. L’attention dans les coulisses était désormais sur elle.
– En tant que chanteuse et parolière, tu as une brillante carrière devant toi, la flatta-t-il. J’espère te revoir un jour. Tu seras toujours la bienvenue ici, tant que tu continues à régaler mes oreilles. Si tu as quelque chose à me demander, n’hésite pas.
– J’aimerais juste v... te demander un service.
– Bien. Attends-moi.
Alors que Nalirym se dirigeait vers un groupe d’illusionnistes, Ellalym posa une main sur l’épaule d’Evannah et la félicita. Quand le cabaretier eut fini son tour, il les emmena vers sa loge. La salle était noire de photographies qu’Evannah contempla dans le but de repérer Ellalym, mais Nalirym l’interrompit :
– Bien, qu’est-ce que tu veux me demander ? Apparemment, ça a l’air sérieux.
– Très sérieux, rectifia Ellalym.
– Je suis devenue Nébulienne à la suite d’un accident, expliqua Evannah. J’ai besoin de ton aide pour redevenir Fluvienne.
– À la suite d’un accident, comment ça ?
Lasse d’avoir trop entendu cette question, Evannah résuma néanmoins :
– Un morceau d’un objet s’est planté dans mon corps. Depuis, mes Nebulas ont été modifiées.
– Oh, fit Nalirym, l’air grave, j’imagine que tu en as souffert.
Evannah opina de la tête, le cœur lourd.
– Quelles Nebulas ont été modifiées ? s’enquit-il.
– Celle de l’Espace. Je suis capable de me téléporter. J’ai fui Mitrisiane pour ne pas finir à Uvrenel.
– Mmmh. Écoute, je vais t’examiner et je vais voir si je peux faire quelque chose. Suis-moi.
Nalirym poussa sa coiffeuse et appuya sur le mur qui s’ouvrit sur un sombre escalier. Il tourna une manivelle qui éclaira l’endroit et descendit, les deux artistes sur ses talons. En bas des marches, il déverrouilla une porte de métal et laissa passer ses deux patientes. Ellalym saisit la main d’Evannah. Elle avait atteint son but, mais elle était terrifiée. Ses jambes se décomposaient alors que sa respiration sifflait dans le silence dans la pièce.