« T’aurais pas dû réagir comme ça »
Voici la phrase que ma conscience me répétait en boucle ce matin-là et, aussi gros soient mes efforts pour la faire taire elle finissait toujours par réapparaitre. Et, pour cause, ce qu’elle me disait était vrai, je le savais. Isaac voulait juste me protéger, comme il le faisait toujours et moi je m’étais braquée, comme je le faisais toujours. J’avais les nerfs à vifs à cause de… tout ça mais ça ne me donnait pas le droit de me défouler sur lui, même si ses angoisses à propos de notre sécurité pouvaient être étouffantes. Je savais qu’il y avait des raisons d’être anxieux mais en même temps… C’était dur à voir tandis que je marchais dans les rues désertes de ma ville pour me rendre à la fac. Le coup d’état de l’armée avait créé une ironie macabre à deux niveaux. Premier niveau, comme il n’y avait quasi plus personne dans les rues elles n’avaient jamais été aussi sûres. Deuxième niveau, à ce moment-là j’étais plus terrifiée à l’idée de croiser un soldat en uniforme qu’un mec avec un sweat à capuche et une cigarette au bout des lèvres. Pour me faire penser à autre chose que ces rues si vides, si mornes et pour me donner bonne conscience j’ai sorti mon téléphone pour envoyer un texto d’excuse à Isaac pour mon comportement de ce matin-là. Par chance le réseau qui passait très mal depuis le putsch (surement parce que nos chers dirigeants s’en étaient pris aux antennes de réseau pour couper les communications et assoir leur domination) arriva jusqu’à mon téléphone et me permis d’entendre le petit bruit satisfaisant du message envoyé. Ne sachant pas si mon cher et tendre aurait autant de chance avec le réseau que moi je ne me mis pas à guetter sa réponse (de toute façon ce n’était pas mon genre) et j’ai accéléré ma marche en direction de la fac.
Durant le putsch, de nombreux bâtiments officiels avaient été entièrement détruits : l’hôtel de ville, les édifices religieux etc etc. Malgré sa grande superficie, mon université ne portait étonnement que très peu de stigmate du conflit. Seules quelques fissures s’étaient formées çà et là dans les bâtiments en pierre blanche, parfois accompagnées de balles figées dans les murs. Mais il n’y avait pas de peur à avoir : déjà des gens s’afféraient pour réparer tout ça car il fallait dès aujourd’hui former les élites de demain. C’était l’un des objectifs phares scandés par nos chers dirigeants : faire de notre pays une contrée de génie et d’érudit. Encore une fois, ces déclarations s’accompagnaient d’une ironie grinçante. A l’image des rues que je venais de traverser, les couloirs de mon université n’avait jamais été aussi vides. Qui seront les érudits de demains s'il n’y avait aucun étudiant aujourd’hui ? Ça, nos chers dirigeants n’en parlaient pas dans toutes les consignes qu’ils nous avaient donnés.
Je ne savais quoi penser sur tous ces élèves qui restaient terré chez eux au lieu de venir en cours. D’un côté mon esprit rebelle les traitaient de trouillards et avaient envie d’aller gueuler chez eux et de l’autre… Je comprenais que ceux qui avaient vu les atrocités commises par nos chers dirigeants n’aient pas trop envie d’aller suivre des cours à une université contrôlée par leur bourreau. Le conflit avait été dur pour beaucoup de gens, elle avait emporté beaucoup de famille. Pour une fois je me suis sentie chanceuse de ne plus avoir de parents. Durant le conflit je ne me suis inquiétée que pour Isaac étant donné que ma sœur, la seule famille qui me restait avait disparue avant même que les affrontements ne commencent. Bref, tout ça pour dire… La vision de ces couloirs vides m’énervait… Mais je comprenais et j’acceptais les raisons de cette désertion de mes camarades.
Ce que je ne pouvais accepter par contre c’était les regards craintifs qu’affichaient certains de mes professeurs. Ces gens qui avaient passés leur temps à nous vanter le mérite de ces héros qui s’étaient dressé contre l’adversité au cours de l’histoire ressemblaient maintenant à des chiots apeurés. Ça me donnait envie de gerber. C’était comme s’ils nous avaient mentis, comme si tout ce qu’ils nous avaient dit n'était que des conneries qui volaient en éclats au contact de la réalité. C’était bien beau de nous dire qu’il fallait tous qu’on agisse comme ces héros du passé, s’en était une autre de se dresser devant l’adversité présente. Je me demandais si les quelques étudiants qui étaient assis dans cette salle en même temps que moi s’était aussi rendu compte de l’arnaque. Ou alors peut-être que venir dans cet amphithéâtre ce matin-là alors que la majorité restait planquée chez elle c’était leur manière à eux de défier l’adversité. C’était comme ça qu’ils devenaient des héros et qu’ils montraient au prof que sa leçon inspirante avait été retenue… Ce même prof qui fixait désormais la porte comme s’il était convaincu qu’un monstre en sorte à tout instant. D’ailleurs en réalité il n’avait pas tort, un monstre pouvait tout à fait surgir dans la salle. Mais il n’aurait pas des tentacules, de poils ou une tête monstrueuse… Bref il n’aurait pas ressemblé à l’image qu’on avait d’un « monstre » avant que tout cela n’arrive.
Je n’avais pas vécu personnellement d’arrestation lors d’un cours mais j’avais entendu des rumeurs. Beaucoup avaient eues lieu d’où la crainte actuelle de notre professeur de voir des soldats et leur monstrueuse violence débarquer dans sa salle. L’histoire de ces arrestations était toujours la même : des soldats armés de matraques rentraient dans la salle de cours (sans frapper, évidemment sinon l’effet est gâché) interrompaient le prof et se ruaient sur un étudiant pour lui passer les menottes. L’élève en question été amené on ne savait trop où et on apprenait par la suite qu’il était un informateur pour un groupe de résistant. Ou alors qu’il avait refusé de donner tous ses médicaments lors de la collecte survenue à la fin du conflit car sa mère était gravement malade et avait besoin d’un traitement spécial. C’est réellement une histoire qui nous a été raconté. D’ailleurs tout le monde avait été choqué en apprenant quel dangereux criminel ce camarade avait été. Mais parfois c’était délicat de justifier certaines arrestations et de faire passer la personne arrêtée de « camarade sympa » à « dangereux délinquant » dans la tête de tout le monde. Alors les soldats revenaient le lendemain faire une séquence de bourrage de crâne pour expliquer que le mal se cache partout, surtout là où il ne se voit pas et en particulier chez certains de nos camarades. Si ces interventions n’avaient pas réussi à convaincre tout le monde que tout cela n’était que justices elles avaient incité une partie de la fac à suivre une ligne directrice : ne pas faire de vagues. Il fallait rester tranquille, obéir et ne pas se faire remarquer. C’était d’ailleurs pour ça qu’Isaac s’inquiétait tant pour moi, il doutait de ma capacité à regarder le mal se dérouler sous mes yeux sans rien dire. Mais à sa grande surprise, et à la mienne je dois avouer, j’avais réussi à me contenir jusqu’alors. Mais ce jour-là je n’ai pas réussi à passer l’éponge sans rien dire. Je pense que la plupart des gens ont un seuil de tolérance au mal, moi compris. J’avais réussi à passer outre tellement de fois que j’ai cru pouvoir tolérer tout ça à vie mais… Contrairement à ce que je m’étais laissé croire j’avais bien un seuil de tolérance. Il était juste plus élevé que ce que je croyais.
Pourtant ce jour-là avait commencé plutôt normalement. Mes cours c’étaient passés tranquillement et je n’avais fait aucune vague. Mais une fois que toutes mes classes furent terminés je me suis rendue à la bibliothèque de mon université… Et c’est là que j’ai découvert les limites de mon seuil de tolérance. Qu’est ce qui me l’a révélé ? Au centre de la pièce se trouvait un gigantesque brasier et les morceaux de papiers incandescents qui voletaient un peu partout ne laissait aucun doute sur ce qui l’alimentait. Partout dans la pièce des soldats en uniformes déambulaient. Ils parcouraient les rayons de livres multicolores, en sélectionnaient certain et les jetaient dans le feu. La bibliothécaire, une petite dame rondelette et fripée les regardaient faire sans parler, mais ses yeux formulaient toutes les plaintes que sa bouche n’osait dire. S’en était trop. Ils avaient déjà effacé tant d’histoire, tant de culture pour que je ne les laisse continuer. Alors j’ai envoyé un texto à Issac, me suis saisis de l’extincteur de la pièce et j’ai commencé à éteindre le feu. Un des soldats m’attrapa l’épaule pour m’en empêcher alors je l’ai frappé de toute mes forces avec l’engin qui s’avéra aussi efficace pour éteindre le feu que pour me libérer de sa poigne. Ses collègues l’entendirent crier de douleur et se ruèrent alors à leur tour sur moi. Tandis qu’ils me mettaient au sol pour me passer les menottes mon regard tomba sur la bibliothécaire à laquelle j’adressa un sourire se voulant rassurant et confiant. Mais en réalité ce n’était qu’une façade, en réalité j’avais peur. Je venais de réaliser avec terreur que demain se sera surement moi l’exemple que donneront les soldats à mes camarades pour les convaincre que le mal est partout lors de leur traditionnelle intervention.