J'ai découvert un nouveau prédateur dans ma forêt de pensées. Ceux qui pensent que j'exagère sont bien chanceux.
Cela fait longtemps que j'aperçois ses yeux glacés entre l'ombre des feuilles. De loin, il ressemble à un chat, comme beaucoup en possède. Ainsi, il est passé inaperçu. Après tout, quoi de plus normal d'avoir un chat de compagnie ? Plus de la moitié des êtres humains en possède un, après tout.
Mais ce n'est pas un chat. Cet animal discret et sauvage est un ocelot, au pelage fauve tacheté de noir. Il n'est pas beaucoup plus gros qu'un chat : mais il est plus fort, plus agile, plus cruel. Cela fait bien longtemps qu'il me torture, caché entre les feuilles. Dans l'ombre, il attend son heure. L'ocelot répond à des rites de chasse, plus ou moins précis. Seul sa fourberie est régulière.
Tout d'abord, il lacère. Ses griffes perforent mon abdomen, sectionnent mes jambes, massacre mes poumons. Une fois sur moi, plus rien n'existe. Il ne me mangera pas ; il se contente de jouer, une paire d'heure. Son regard de glace me perfore. Sa langue râpeuse se délecte de mon sang. Ses crocs ensère mon crâne. Tout tournoie autour de moi, n'existe plus que sa douleur, d'une couleur fauve percée de noir. Impuissant, je disparais au profit de son rituel sadique.
Quand il s'est bien delecté, il s'en va ; mais a chaque fois, il reste des séquelles. Les membres repoussent, les blessures se tarissent, mais toujours il reviendra, avec la même surprise horrifiante. Même si je peux le prévoir, je ne peux rien empêcher. Jamais l'on ne disparait d'un ocelot qui nous a pris en chasse. Et je ne saurais jamais à quelle sauce je serai torturé. Car si l'ocelot est régulier, il aime changer les détails, profiter de l'instant. Il est vital que tout ceci l'amuse.
Je pensais pouvoir l'ignorer. Longtemps, j'ai voulu les convaincre qu'il avait plus de force, plus de hargne que les félins des voisins. Mais personne ne voit comme moi ses yeux de glace et de sang qui hantent les nuits. Ils ne voient qu'en lui son poil soyeux et sa prestance de magnifique prédateur. Personne ne me croyait, quand j'alertais de ses dangers. Je trouvais que l'ocelot était trop dur, trop sauvage, mais même si des gens le voyait en pleine chasse, ils ne semblaient pas le voir. Ils ne percevaient rien de sa monstruosité, ils ne ressentaient rien de la douleur qu'il provoquait. J'ai donc fini par me lasser de ressembler au petit garçon qui criait au loup. Moi aussi, comme tous, j'avais fini par croire que ce n'était qu'un chat, et qu'ainsi le problème venait de la proie et non du prédateur. J'ai tenté alors, comme eux, de l'apprivoiser et même de l'aimer, ce chat des forêts. Mais toujours, même en limant ses griffes, il trouvait un moyen, une faille dans les racines. Il finit toujours par me faire souffrir.
Aujourd'hui alors, enfin je le reconnais comme tel. Car aujourd'hui, il ne s'est pas attaqué qu'à moi. Il a attrapé le petit lézard chatoyant qui vit sur mon épaule. Il l'a fait valsé dans les airs, comme s'il n'était rien. Désormais, il joue avec sa proie, arrachant une par une ses petites écailles aux reflets bleu métallique. Il lui fait croire qu'il peut s'enfuir, avant d'abattre sur son corps détruit une patte monstrueuse. Comme n'importe quel chat, il joue avec sa proie.
Et moi, je le regarde faire, impuissant. Je partage la douleur de mon petit lézard, mais je ne peux le sauver de ses griffes acérées. Je fuis, je détourne le regard. Je deviens complice de sa destruction. Mais tant que l'un existera, l'autre le tuera, et mon lézard est si petit, si faible. L'ocelot, lui, est invincible. Alors, qui dois-je enterrer ?