Cher ami,
Je vous écris pour vous dire que mon chat est mort ce matin.
Nous avons vécu une tragique expérience, et j’imagine que pour vous, c’est une bien triste nouvelle.
Depuis quelque temps déjà, il n’aimait plus la nourriture que je lui donnais. Il rechignait sur toutes les sortes de pâtées que je lui servais. Je dirais qu’il grignotait du bout des lèvres. Sans que j’en prenne vraiment conscience, il mangeait de moins en moins. Alors son petit corps charnu a commencé à maigrir et j’ai mis du temps à m’en apercevoir. Car il avait toujours son beau poil, mousseux et doux qui cachait les creux sur ses côtes et ses joues.
Et quand j’ai fini par m’en inquiéter, après avoir ouvert simultanément quatre sachets de délicieux mélanges qu’il avait tous dédaignés, je l’ai emmené chez le vétérinaire. Il avait perdu six cents grammes, ce qui est monstrueux rapporté à son poids et à sa taille. Mais il semblait aller bien. J’avais interprété trop simplement son dégoût en me disant qu’il était devenu difficile. Il y avait forcément une autre raison.
Le vétérinaire a examiné ses dents et ses gencives et a conclu qu’il y avait un besoin urgent de détartrage. Il avait détecté une inflammation qui pouvait expliquer le manque d’appétit. Il a fait une prise de sang pour en savoir davantage sur son état de santé. Les résultats n’étaient pas très bons, mais pas alarmants. À la deuxième visite, celle programmée pour l’opération, le détartrage a été reporté sine die. Mon chat n’était pas très en forme. Son poil était devenu rêche et terne. Les problèmes de bouche ne pouvaient pas être la cause de son dégoût pour manger. Il devait y avoir une infection quelque part, peut-être au foie. Des antibiotiques et de la cortisone furent prescrits.
Il s’est remis, plus ou moins bien. Il avait retrouvé de l’allant et mangeait à nouveau. J’avais fait provision de nombreuses boîtes pour varier les menus et encourager son appétit. Je lui avais acheté les pâtées et les croquettes les plus chères et les plus appétentes qui soient. Pendant deux mois, le stratagème a fonctionné. Il avait retrouvé son beau poil soyeux et ses joues de petit nounours.
À la visite de contrôle, il avait à nouveau perdu du poids. Là encore, je n’avais rien vu. Ou peut-être rien voulu voir. Car il était vrai qu’il avait recommencé à chipoter sur la nourriture. Le vétérinaire a trouvé qu’il avait les joues creuses. Il faisait plus vieux que son âge. Pourtant les analyses semblaient meilleures que la fois précédente. Son amaigrissement semblait inexplicable.
On a commencé par administrer des médicaments pour lui donner de l’appétit. Au début, ça a marché. Il a retrouvé un peu de goût pour les repas. Mais petit à petit, il s’est remis à les mépriser. Il humait son assiette, choisissait un ou deux morceaux qu’il mâchouillait et repartait presque aussitôt sans manger davantage. Dans l’évier, je passais mon temps à laver les bols et à essayer de lui donner de nouvelles pâtées pour lui ouvrir l’appétit. Je me mettais à genoux à côté de lui pour vérifier qu’il prenait bien son traitement quotidien. Je lui faisais des caresses pour stimuler son envie de manger les morceaux où j’avais caché les brisures des cachets. Mon subterfuge marchait assez bien. Mais, malgré ma ténacité à le soigner pour le maintenir en bonne santé, il a continué à maigrir. Je n’osais plus le peser tant je redoutais le verdict de la balance.
À la visite suivante chez le vétérinaire, la pesée a confirmé mes soupçons. Il fallait désormais établir un diagnostic plus précis pour mieux le soigner. Le docteur a procédé à des examens approfondis. Des prises de sang, une échographie. Et le résultat est tombé. Une lésion à l’intestin. Plus exactement, au duodénum, qui se trouve juste après l’estomac.
Le docteur a fait des injections pour soutenir son organisme défaillant. Mais trois jours après, son corps n’avait toujours pas réagi. Puis son état s’est dégradé brusquement. D’un jour à l’autre, il a totalement cessé de manger.
Une semaine auparavant, malgré sa perte de poids, il avait encore un comportement habituel et une allure normale. Mais à partir de ce funeste jour, il s’est enfermé en lui-même. Il est devenu absent.
Mon ami, vous qui le connaissiez bien et le trouviez si beau et de si bon caractère, vous ne l’auriez pas reconnu. Il se cachait de nous. Il se glissait dans une vieille valise moisie à la cave pour qu’on l’oublie. Pour l'atteindre, il fallait se glisser entre des monceaux de meubles et de caisses au rebut. Quand je réussissais à le caresser du bout des doigts dans sa retraite inaccessible, il s’éloignait encore vers le fond de la malle et me tournait le dos.
Il est resté une semaine sans avaler quoi que ce soit. Nous avons essayé toutes les solutions possibles et imaginables pour le sauver. Des piqûres, des pilules, une journée et une nuit d’hospitalisation pour lui redonner des forces et le faire manger n’ont absolument rien changé. Il n’avait qu’une idée en tête, rentrer chez lui pour se cacher. Et surtout, il ne voulait plus rien avaler.
Curieusement, malgré son apathie, il remontait le soir dans les étages. Il se couchait pendant un petit moment dans les coins où il aimait dormir quand il vivait encore sa vie de chat. Comme s’il venait faire son petit tour d’adieu. On aurait dit un fantôme tant il était décharné. Puis il redescendait inexorablement se cacher dans sa malle pour la nuit.
J’avais peur de le retrouver inerte le lendemain matin, mais en allant au sous-sol, je voyais ses yeux me regarder du fond de la valise. De plus en plus, il baissait la tête, comme s’il acceptait la fatalité de sa maladie. Nous voulions tout tenter pour ne pas l’abandonner à son triste sort et ne pas le laisser mourir de faim. Mais aucun soin pour lui redonner un semblant d’appétit ne marchait. Et puis il refusait tout. Il paraissait écoeuré. À ces moments-là, il dépensait une énergie inutile pour se défendre contre nos tentatives.
Quand nous le prenions dans les bras, il ne pesait plus rien. Il ne sentait plus rien. Les câlins ne lui faisaient aucun effet, aucun plaisir. Au contraire, il détournait la tête.
En apparence, il ne semblait pas éprouver de douleur. Mais les chats sont pudiques, ils ne montrent rien. Ce devait pourtant être une torture pour lui. Il ne ronronnait plus. Auparavant, nous disions toujours qu’il avait un petit moteur dans la gorge tant il était affectueux et aimait les câlins. Désormais, il n’avait plus envie qu’on le touche ni qu’on le regarde. Comme s’il voulait devenir inexistant, il nous tournait le dos obstinément. Il était déterminé à suivre la voie qu’il s’était fixée. Et à sa manière, il nous le disait.
On m’a expliqué ce qui a pu se produire et pourquoi son dépérissement est arrivé si rapidement. Les chats sont zens parce qu’ils dorment beaucoup et ont une vie contemplative. C’est pourquoi ils sont capables de supporter une extrême souffrance pendant très longtemps, sans aucune manifestation extérieure. Et puis un jour, l’organisme atteint son seuil de tolérance, c’est la décompensation. Et tout capote. C’est bien sûr ce qui est arrivé.
Nous l’avons emporté pour la dernière visite chez le vétérinaire. Il n’y avait plus rien à faire. Il était incurable. À force de ne plus manger, il n’avait plus que la peau sur les os. Il était devenu une ombre mais il continuait courageusement à supporter son déclin. On nous a proposé de prendre l’ultime décision. Nous pouvions aussi le ramener à la maison. Mais ce ne serait qu’un sursis et peut-être d’autres souffrances pour lui.
C’est la chose la plus terrible de se dire qu’on a droit de vie ou de mort sur un être vivant. Quelle était notre légitimité à priver cette pauvre bête de sa liberté à se laisser mourir ? On nous a dit que ce n’était que le début de l’agonie, et que celle-ci serait terrible. Alors bien sûr, nous avons fait le choix le plus difficile. Et ce fut un moment atroce quand en moins de cinq minutes, deux piqûres ont mis fin à sa douce existence. Son corps est devenu inerte et sa tête a basculé mollement en avant quand le vétérinaire l’a délicatement glissé dans la housse. Nous pleurions sans pouvoir nous arrêter.
Pour nous consoler, on nous a dit aussi que nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir, que c’était un devoir pour nous de mettre fin à ses souffrances, qu’il fallait songer qu’on le délivrait de la douleur et qu’en fait, c’était exactement ce qu’il demandait. Comment savoir ? Comment en être certains maintenant qu’il n’était plus là ? Comment cela aurait-il pu nous apaiser ?
Il repose dans le jardin. Nous déposons des petites fleurs quand nous allons le voir pour lui dire que nous pensons à lui, que nous ne l’oublierons pas. Malgré sa petitesse, il laisse un grand vide à la maison. Nous n’avons pas touché à ses affaires. Il reste des creux dans les coussins où il allait dormir, et ses bols sur le sol. Et ses touffes de poils qu’il semait un peu partout.
Cher ami, croyez-moi, c’est un moment très difficile. J’espère ne pas vous avoir ennuyé avec mon récit et je me réjouis de vous revoir plus tard, un jour. Pour l’instant, nous sommes dans la peine, il nous faudra du temps pour accepter son départ. Il nous manque tant déjà !
Des myriades d’images me reviennent en rafales. Je le revois encore, grimpant souplement et avec élégance les marches de l’escalier pour revenir du dehors. Il était si beau quand il s’asseyait dans l’herbe ou s’étendait sur la table du jardin pour prendre le soleil. Chaque espace de la maison me rappelle son image quand il dormait roulé en boule, sa petite tête posée sur ses pattes. Tout prêt à ronronner de plaisir quand nous le caressions. Et ses beaux yeux dorés. Dire que tout cela n’est plus que du souvenir.
Vous écrire m’a fait du bien, cela m’a aidé à supporter mon chagrin. Vous devez penser que je suis bien futile d’être aussi affecté par la mort d’un animal. Mais vous, mon ami qui nous avez laissés si seuls, j’espère que vous avez enfin trouvé la paix que vous cherchiez.