Félicie

Elle n’avait jamais eu de chance dans sa vie. Dans son dos, les gens l’appelaient “Félicie la poisse”. Ce n’était pas méchant de leur part, car ils éprouvaient de la sympathie, même de la pitié pour elle. Mais elle finissait par lasser ses interlocuteurs. Il faut dire qu’elle racontait sans cesse ses malheurs à tout le monde. Elle avait tellement besoin de s’épancher qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher, c’était plus fort qu’elle. Les clients l’écoutaient en hochant la tête d’un air compatissant mais cinq minutes plus tard, dès qu’ils avaient terminé leurs achats, ils avaient tout oublié.  

 

Elle travaillait au marché. Elle était vendeuse chez un marchand de fruits et légumes depuis près de trente ans. Renato, son patron, était un brave homme et il était un peu sourd. Alors il n’écoutait pas les complaintes de Félicie. Ou bien il faisait semblant de ne rien entendre et s’en accommodait. Nul n’aurait su le dire. 

 

Félicie affirmait toujours avec humour que ses parents avaient été inspirés en lui donnant un prénom qui voulait dire “heureuse”. Ah ! S’ils avaient su tout ce dont elle avait souffert, ils auraient probablement choisi un autre nom de baptême ! Mais voilà, elle était affublée depuis la naissance de ce prénom qui ne lui correspondait pas. Et il n’était pas question de le changer, car elle était convaincue qu'il conjurerait un jour le mauvais sort dont elle était victime. Elle était très têtue et croyait à l’influence du ciel sur la vie des gens. Cependant les années passaient et les malheurs ne cessaient pas. Elle était désormais certaine d'être la proie d’une malédiction. Le bonheur n’était pas fait pour elle et ne le serait jamais. Tel était son destin. Aussi acceptait-elle avec fatalisme les mauvaises nouvelles qui jalonnaient sa vie. Elle réussissait à les supporter stoïquement parce qu’elle partageait immédiatement, avec qui voulait l’entendre, la moindre de ses contrariétés. 

 

Elle avait perdu ses parents très jeune. Élevée par sa grand-mère maternelle, Mathurine, la petite Félicie avait vécu dans une atmosphère triste. La vieille femme n’avait jamais accepté le drame et portait toujours le deuil des deux disparus. Elle vénérait sa défunte fille. Mais quand elle évoquait son gendre, il était évident, sauf peut-être pour Félicie, qu’elle le tenait pour responsable de la mort de sa fille. S’occuper de Félicie fut une lourde charge mentale et financière pour elle, mais elle le fit sans hésiter. En vieillissant, elle devint aigrie, car elle avait le sentiment d’avoir sacrifié son existence. Et d’avoir honoré la mémoire de sa fille ne l’aida pas à apaiser sa rancœur.   

 

À dix-huit ans, Félicie ne supporta plus l’acrimonie de sa grand-mère endurée depuis son enfance. Elle eut besoin de liberté. Elle quitta la maison de Mathurine pour aller vivre et travailler en ville, et vola de ses propres ailes. Elle était courageuse. Elle alterna les petits boulots mal payés et habita une petite chambre au dernier étage d’un immeuble vétuste. Elle s’en moquait, car n’importe quel logement, pourvu qu’il soit propre, lui paraissait préférable à retourner vivre chez Mathurine. Heureusement pour elle, même si elle ne voulait pas l’admettre, l'éducation stricte de sa grand-mère lui avait donné la capacité d’affronter le quotidien et de résister à l’adversité. Elle savait comment se protéger des gens mal intentionnés, car elle avait appris à ne pas se laisser faire. 

 

Depuis toujours, elle était si maigre qu’elle devait cacher ses bras sous des manches longues et ses jambes sous des pantalons un peu larges. Son visage était hâve avec de profonds cernes sous les yeux. Son petit menton pointu se relevait fièrement quand elle commençait à se battre contre sa triste destinée. Elle avait une belle masse de cheveux, mais leur couleur était filasse et la coupe ne la mettait jamais en valeur. 

 

Elle n’avait pas été seule dans son malheur. Car elle avait eu un petit frère, Basile, plus jeune qu’elle d’une année. Lui aussi avait grandi chez Mathurine qui le prenait pour le pire des chenapans. Et pourtant, c’était un gentil garçon, peu récalcitrant et serviable. Mais la grand-mère ne pardonnait rien à personne. Quand Félicie était partie, Basile s’était engagé dans l’armée pour échapper à la pression de Mathurine. Il avait dix-sept ans. Quelques mois après le départ de ses petits enfants, la vieille femme s’était éteinte. Elle n’avait plus de combat à mener. Elle n’avait rien laissé à ses descendants, il n’y avait pas de dettes et pas de capital non plus. Félicie avait dû commencer sa vie d’adulte en organisant les obsèques de sa grand-mère et en gérant la succession. C’était un début abrupt pour une si jeune fille. 

 

Félicie et Basile n’avaient pas d’autre famille. À la suite de différends liés à des questions d’héritage, Mathurine avait rompu toutes les relations avec les siens et elle n’avait pas eu d’autre enfant que sa fille. Quant aux parents du côté de leur père, c’était pire. Mathurine avait été si haineuse à leur égard à la mort de leur mère que Félicie et Basile ne les avaient jamais revus après le décès. Ils étaient donc deux orphelins, abandonnés de tous. C’est pourquoi le frère et la sœur s’adoraient et se soutenaient l’un l'autre en toutes circonstances. Mais Basile était rarement là, il avait choisi de s’évader en intégrant l’armée. Il partait presque constamment en mission à l’étranger.  

 

Se retrouvant totalement seule dans sa chambre de bonne, Félicie avait besoin de se distraire. Elle sortait le soir ou le weekend avec d’anciens camarades d’école qui habitaient près de chez elle. Ils allaient au cinéma, ou bien danser. Les plus argentés commençaient à passer leurs permis de conduire. Certains disposaient même d’une voiture quand ils avaient réussi leur examen. Parmi ces amis d’enfance, il y avait Daniel. 

  

C’était vraiment un beau garçon. Félicie ne cessait de le regarder quand la petite bande se réunissait. Ce fut un des moments les plus heureux de sa vie. Elle était libre, elle avait un peu d’argent car elle travaillait. Et à l’époque, elle était plutôt jolie malgré sa maigreur. Elle avait teint ses cheveux en blond platine, se maquillait pour être moins pâle et portait des chaussures à talons. Daniel finit par la remarquer et ce fut le coup de foudre. Elle était éperdument amoureuse de lui. Il avait deux ans de plus qu’elle et conduisait la voiture de son père. Il pouvait l’emmener partout. Elle avait la sensation d'être une princesse quand elle était assise à côté de lui sur le siège passager. 

 

Elle se plaignait déjà un peu de son passé, mais cela n’ennuyait pas trop Daniel. Il était aussi fou d’elle qu’elle de lui. L’amour avait donné à sa jolie petite-amie une assurance qu’elle n’avait jamais montrée auparavant. Elle se pavanait sur ses hauts talons qui claquaient sur le trottoir quand elle descendait de la voiture et il en était fier. Mais Félicie avait oublié de prendre des précautions. Elle s’aperçut bientôt qu’elle était  enceinte. Elle eut très peur que Daniel l’abandonne, car la hantise de la malédiction la poursuivait toujours.

 

Mais contrairement à ce qu’elle pensait, Daniel assuma ses responsabilités. Ils se marièrent et le bébé naquit dans une famille unie. Martin était un beau garçon et Félicie était transformée par la maternité. Deux ans plus tard, une petite fille, Ludivine, vint à son tour au monde. Félicie se sentit comblée. Elle voyait s’éloigner la menace de la malédiction qui planait au-dessus d’elle depuis sa propre naissance. Elle imaginait  que le mauvais sort avait enfin été conjuré. Elle évoquait rarement cette période qui avait été heureuse. Pendant cinq ans, elle vécut la vie familiale dont elle avait toujours rêvé. Elle avait même quitté son travail au marché, car Daniel voulait qu’elle se consacre à l’éducation de ses enfants. 

 

Mais l’infortune se manifesta à nouveau. Le temps avait usé leur union. Daniel changea. Il n’était plus aussi gentil, il ne paraissait même plus amoureux. Pétri par son égoïsme, il s’était lassé de jouer à la famille épanouie. Il se sentait encore jeune et avait besoin de reprendre sa liberté. Il trouva une autre femme qui n’avait pas d’enfant et demanda le divorce. Félicie se sentit trahie, détruite. Mais comme elle était forte et fière, elle releva son petit menton et poursuivit sa route. Elle élèverait seule ses deux enfants, elle n’avait pas besoin d’un homme pour l’aider. Son ancien patron au marché, Renato, avait du cœur. Il réembaucha la jeune femme aussitôt. Avec son tout petit salaire, la vie devint difficile, d’autant que Daniel avait quitté la région et était parti vivre à plus de mille kilomètres. Il ne payait pas de pension. Il ne voyait jamais ses enfants et ne s’intéressa plus à eux. Heureusement, Renato la laissait emporter tous les fruits et légumes invendus. Les enfants furent toujours bien nourris.

 

Une année passa. La famille s’était installée dans un minuscule appartement et vivotait comme elle pouvait. Félicie rencontra un autre homme. Il avait l’air d’aimer ses enfants. Il voulait fonder une grande famille. Il savait comment parler à Félicie pour l’amadouer, alors elle se laissa convaincre. Cette fois, elle n’abandonna pas son travail. Le salaire de son nouveau compagnon n’était pas suffisamment élevé pour les nourrir tous. Et surtout, elle voulait garder son indépendance financière. Elle alla habiter chez lui avec ses petits. Il avait une grande maison où les enfants avaient chacun leur chambre. L’idylle dura deux ans. Puis l’homme devint dur avec son fils. Il le tarabustait sans cesse et le pauvre Martin était traumatisé. Il était sûrement amer car Félicie ne parvenait pas à lui donner un garçon. 

 

Félicie s’enfuit avec ses enfants avant que l’homme ne se mette à frapper son fils. Elle se plaignait désormais sans cesse. Chacune de ses journées était un calvaire qu’elle avait besoin de partager. Au marché, tous les clients étaient au courant des déconvenues de Félicie, Ils  compatissaient mais qu’auraient-ils pu faire pour l’aider ? Ce n’était pas leur vie. Et puis elle se mettait elle-même dans le pétrin. À  chaque fois ! Certains cependant avaient pitié devant tant d’infortune, alors ils lui apportaient des vêtements de seconde main et des livres usagés pour les petits.

 

Elle recommença deux fois. À chaque nouvelle rencontre, elle reprenait espoir. Elle pensait que son nouveau compagnon était le bon et que sa vie allait changer. Et elle était systématiquement déçue, d’une manière ou d’une autre. Alors elle allait d’appartement minable en maison, portant à bout de bras sa vie et ses enfants et pleurant souvent dans son oreiller le soir. 

 

Les enfants grandissaient. Ils ne réussissaient pas très bien à l’école car ils étaient très perturbés. Elle les mit en apprentissage dès qu’ils eurent l’âge. Sa vie semblait se réorganiser tout doucement.

 

Mais alors, une bien mauvaise nouvelle tomba. Basile avait été contaminé par un virus tropical. Le nom était trop compliqué, Félicie n’arrivait pas à s’en souvenir. Basile était très malade et incapable de continuer à effectuer ses missions. La malédiction s’acharnait sur la famille. Basile fut démobilisé et rapatrié. L’état lui versa une pension, il put se loger dans un petit studio près de chez sa soeur. Félicie devait désormais s’occuper de lui en plus de sa propre famille, car il ne pouvait plus rien faire. Il restait dans son lit, fiévreux et faible. Il prenait une grande quantité de médicaments uniquement pour survivre, mais il n’avait plus de goût à rien. Félicie eut bien du mal à relever son petit menton, mais elle ne céda pas sous la surcharge de travail et la peine.

 

Elle était malheureuse et luttait pour ne pas s’enfoncer dans la dépression quand elle rencontra à nouveau quelqu’un. Ce fut la plus grande surprise de sa vie. Un des  clients du marché lui déclara sa flamme. Il l’aimait depuis des années. Il écoutait toujours attentivement ses lamentations, mais jamais elle n’aurait imaginé qu’il était amoureux d’elle. Certes, il était plus vieux qu’elle et laid, mais il était attentionné. Encore une fois elle se laissa attendrir. Elle avait besoin que quelqu’un s’occupe d’elle et s'intéresse à elle. Et lui avait de son côté exactement le même besoin. Ils semblaient faits pour s’entendre. Ils s’installèrent dans un appartement dont ils partageaient le loyer. 

 

Il ne gagnait pas beaucoup d’argent, mais il était courageux. Il ne savait pas quoi inventer pour faire plaisir à Félicie. Il l’aidait beaucoup, il allait voir son frère malade, il adorait ses enfants. Et pourtant, la situation était compliquée pour Félicie car elle ne l’aimait pas et ne voulait pas feindre. Elle ne ressentait pas pour lui la passion qu’elle avait éprouvée pour Daniel ou ses autres compagnons. Michel était gentil mais fade. Il n’appréciait pas de sortir, il restait devant la télévision et quelque part, il l’exaspérait. Mais elle tenait bon car elle avait un semblant de vie de famille. Et petit à petit, malgré son manque d’enthousiasme, elle se prit d’affection pour Michel. Elle s’attacha à lui comme s’il était un bon chien, toujours prêt à être gentil et affectueux pour elle. 

 

Ses enfants n’aimaient pas beaucoup Michel. Ils le trouvaient mou et ennuyeux. Dès qu’ils eurent  terminé leur apprentissage, ils quittèrent la maison. Félicie se retrouva seule avec Michel. En l’absence des enfants, il sembla s’animer. Il devint plus enclin à sortir, à l’emmener au restaurant ou au cinéma. C’était une petite vie mais elle leur suffisait. Ils s’entendaient bien. De nouveau, la malédiction sembla s’être éloignée. 

 

Mais l’état de Basile soudain empira et il décéda dans les bras de sa sœur après une longue agonie. Heureusement, Renato, son patron, était toujours gentil et compréhensif envers elle. Il la laissa accompagner le mourant jusqu’au bout sans qu’elle ait besoin de venir travailler. Michel la soutint beaucoup et il s’occupa de l’organisation des obsèques. Félicie l’en aima davantage. Voyant son bonheur, il lui proposa de l'épouser. Félicie hésitait, car depuis son divorce d’avec Daniel elle n’avait plus jamais eu envie de recommencer l’aventure du mariage. 

 

Mais un matin, peu de temps après la mort de Basile, alors qu’elle était revenue travailler au marché avec une ardeur qu’elle n’avait pas ressentie depuis des années, son téléphone sonna. Au bout du fil, les pompiers l’informèrent que Michel était tombé dans la rue. Il avait glissé sur une plaque d’huile et sa tête avait heurté le bord du trottoir. Le choc avait été si brutal qu’il était mort sur le coup. Ils avaient trouvé son numéro dans le portefeuille de Michel en tant que numéro à appeler en cas d’urgence. 

 

Félicie eut l’impression qu’on lui donnait un coup de batte de baseball dans l’estomac. Elle se mit à parler d’une voix si grave qu’elle semblait sortir d’un sépulcre. Elle répéta les mots comme si elle n’y croyait pas. Non, c'était impossible, ce n’était pas vrai, elle allait se réveiller, c’était un cauchemar. Elle se courba en deux et vomit dans le caniveau à côté de l’étal. Son téléphone tomba par terre. Renato s’approcha et l’aida à se relever. Encore hébétée par l’atroce nouvelle, elle était incapable de pleurer. Renato la prit dans ses bras et la serra contre lui pour la consoler. 

 

Les larmes vinrent plus tard, quand elle rentra chez elle seule, irrémédiablement seule. incapable de rester debout, elle dut s’asseoir sur une chaise et resta prostrée. Il lui fallut une bonne demi-heure pour reprendre conscience et commencer à gérer le décès de Michel. Les jours qui suivirent, elle eut la sensation d’évoluer dans du coton. Elle agissait machinalement et plus rien ne pouvait l’atteindre. Son cerveau s’était probablement mis en état de veille pour supporter le traumatisme. 

 

Ses enfants l’aidèrent beaucoup. Pour la première fois, elle fut entourée de sa famille pour soulager sa peine et accepter son deuil. Et Renato fut exemplaire. 

 

Elle se promit de ne plus jamais vivre avec un homme, c’était trop de souffrance. 

 

Mais quand elle commença à remonter la pente, Renato s’occupa d’elle. Il la prit sous son aile comme un grand frère. Il était juste un peu plus âgé qu’elle. Il sortait lui-même d’un divorce douloureux et comprenait sa détresse. Mais la réalité était qu’il avait toujours adoré Félicie malgré ses complaintes et sa conviction d’être maudite. Il l’adorait depuis trente ans et ne s’en rendait compte que maintenant. En la voyant si choquée et si éperdue, il réalisait combien il tenait à elle. Alors les choses se mirent en place petit à petit. Tout doucement, Félicie se remit de son deuil et Renato prit de plus en plus de place dans sa vie. Au début, elle éprouva de la reconnaissance pour sa dévotion. Puis elle comprit que son sentiment se métamorphosait. Et quand il lui demanda si elle voulait bien l’épouser, elle accepta. Ils se marièrent et elle abandonna son petit studio pour une grande maison et un grand jardin. Il y avait même un chien qu’elle adorait.

 

Félicie et Renato avaient tous deux des enfants et tous ensemble ils formèrent une grande tribu. Et Renato avait depuis longtemps en tête de réconcilier Félicie avec les familles de ses parents. Les séparations imposées par Mathurine avaient trop duré. Il poussa Félicie à recontacter ses oncles et tantes, et ses cousins. De chaque côté, tout le monde avait oublié les raisons de l’acrimonie de Mathurine. Félicie et ses enfants renouèrent avec une nombreuse famille. Et même Daniel qui avait à nouveau divorcé et était revenu vivre en ville se rapprocha de son ex-femme et de ses enfants.

 

Un jour, alors que Félicie se plaignait un peu au sujet d’une broutille, Renato l’interrompit et lui dit en souriant que ses parents avaient bien choisi son prénom. Elle était faite pour le bonheur et n’avait pas besoin de se lamenter. Il n’y avait pas de malédiction et maintenant tout irait bien.  

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