Dans mon village, parfois les femmes se mettaient à aboyer.
Dans mon hameau à proprement parler, ces quelques fermes qui se pressaient les unes contre les autres pour se protéger des rafales chargées de pluie glaciale de la saison froide, il n’y avait eu de mémoire d’anciens qu’un seul cas. Mais dans la commune de Guéhenno, et toutes les autres alentours, les cas se comptaient par dizaines – une poignée par an seulement, mais au fil de ans, pendant bientôt deux siècles, ça faisait quand même un paquet de bonnes femmes.
Je ne fais que répéter ce qui se disait. De mes propres yeux, je n’avais vu que deux d’entre elles, à quelques années d’intervalle. Cette fois-là, par un beau matin d’Even[1] — ç’a été la seconde fois.
On m’appelle Anna. Je m’appelais Annaig, mais je ne vis plus en Bretagne, ayant déménagé avec mon mari, alors on m’appelle Anna. C’est plus facile, et je n’ai pas à m’expliquer à chaque fois. L’histoire dont je veux vous parler, en revanche, se déroule bien en Bretagne, au cœur du Morbihan, et elle n’a rien de facile, ni d’explicable. Bien des hommes ont essayé, pourtant.
Mon hameau était l’un de ces dizaines de lieux-dits, essaimés à travers la Bretagne, qu’on nomme La Ville Moisan. Je ne saurais dire pourquoi. Il y avait notre ferme – une des plus grandes des environs, avec ses dix-sept hectares de terres – et celles des voisins. On se connaissait tous par nos prénoms, même si on n’appelait pas les adultes par leurs prénoms, quand on était enfant, et j’en étais encore une. J’avais seulement commencé à saigner un an plus tôt.
J’ai pu garder mon vélo, même si c’était avant tout pour accompagner Maman au marché. On vendait des œufs, du beurre, des lapins, et Papa utilisait le tilbury pour amener nos veaux à la ville. Ce fut ainsi que j’avais vu une bourgeoise ôter une épingle de son élégante coiffure et l’utiliser pour goûter le beurre dans une motte. Jamais je n’aurais osé faire ça.
Ce jour-là, je le poussais mon vélo sur la piste sablonneuse. Il y avait tant de gens qui se pressaient les rues de Gwezhennou – Guéhenno, disaient les galleg[2]. C’était jour de fête ! Et il me restait quelques dix kilomètres à parcourir.
J’ai levé la tête en passant près du calvaire. Le seul calvaire monumental de la région, et une fierté locale, son granit peint en bleu blanc rouge pour faire honneur à la patrie ! Cette même patrie qui avait vu saigner pour elle tant d’hommes de la région. Tant de monuments aux morts se sont érigés par ici, depuis la guerre mondiale : presque autant que d’églises, et en Bretagne, c’était pas peu dire. Tant de noms. Mon père n’y figurait pas, parce que sa femme lui avait donné quatre filles, et qu’avec quatre enfants on n’était pas appelé à la guerre.
J’ai enfourché de nouveau mon vélo une fois sortie du village. La route se déroulait devant moi, bien droite, alors je me suis redressée, ai fourré mes mains dans les poches de ma robe, et j’ai savouré la caresse du vent sur mon visage. Il était doux. C’était la saison chaude, an hañv, ce que les galleg appellent l’été comme s’il y avait une distinction entre lui et le printemps quand l’océan enserrait la terre et imposait ses humeurs aux nuages.
« Annaig ! »
Je n’ai pas ralenti, reconnaissant la voix : Pierrick, le fils des voisins. Il me rattraperait bien.
« T’es en retard, » a-t-il dit en arrivant à ma hauteur.
J’ai haussé les épaules.
« Toi aussi. »
Il savait qu’il aurait dû faire la route derrière moi. Je savais que j’aurais dû partir avec Maman, mais j’avais prétexté devoir rattraper un de nos lapins évadés. Nous avions le même âge.
Pierrick racontait maintenant comment notre bon curé lui avait demandé s’il était déjà allé aux champs avec les filles. « Ben oui, » disait-il avoir répondu, « pour ramasser les patates ! » On savait qu’il posait cette question a tout le monde, a-t-il ajouté. Polie, j’ai ri.
On ne se parlait pas beaucoup. Comme je pouvais maintenant tomber enceinte, et qu’engendrer une fille-mère était la hantise de toute famille respectable... Les anciens veillaient, et mes parents, et notre bon curé.
On aurait pu être dans la même classe, avec Pierrick : l’école du coin avait ouvert ses portes aux filles quand j’avais eu l’âge d’y rentrer. Aussitôt, ce bon curé en avait fait en chaire une homélie enflammée, sommant les fidèles d’envoyer leurs garçons à l’école religieuse, et non à l’école du diable ! Il avait refusé de laisser les autres communier.
L’école du coin, n’accueillant alors plus qu’une dizaine d’élèves, avait alors définitivement fermé ses portes. Maintenant, c’était la mairie.
De fait, Pierrick et moi, on était entré en pension en même temps. Pas dans la même, bien sûr. C’était l’année d’avant notre première communion. J’avais sept ans. Nous revenions à la maison pour les fêtes, tous les trois mois. Maman s’efforçait de venir me voir chaque semaine, avec des gâteaux, pour pas que je lui en veuille trop. J’ai écrit nombre de lettres que je n’ai jamais envoyées. Je n’avais pas de timbres.
La dernière fois que j’étais rentrée, c’était pour le mariage de ma seule grande sœur. Elle avait tout juste vingt-et-un ans : une chance, étant donné que déjà dans son ventre une graine avait été plantée. Son bébé naîtra « prématuré », bien sûr. Après le repas du soir, le bal avait été ouvert à tous et à toutes. On m’avait poussée dans les bras de Pierrick pour une valse dont je ne connaissais qu’à peine les pas. Il m’avait marché sur les pieds.
Ma grande sœur aimait danser. Pour ses vingt ans, et ceux des garçons et des filles de la commune, une matinée dans un dancing à une vingtaine de kilomètres de là avait été organisée : ils avaient pris le train, puis terminé le trajet à pied, dans une joyeuse ambiance. Bien sûr, notre bon curé en avait été scandalisé. Dès le lendemain, il avait convoqué quelques parents en les menaçant, encore une fois, de ne plus pouvoir communier... La sortie de 1932 aura donc été la première et la dernière en son genre. Je suis heureuse de savoir qu’elle avait pu y participer.
À son mariage, elle avait été radieuse, quand elle dansait.
Je ne l’avais plus jamais revue. La graine dans son ventre avait planté ses racines trop profond, s’entortillant autour de ses entrailles, prêtes à faire jaillir le sang ; essayer de l’expulser l’avait tuée.
Nous nous rapprochions de Josselin – les premières fermes se matérialisant au détour d’un bosquet, les chiens déboulant en aboyant quand nous passions devant leur portail. J’ai levé les pieds, laissant mon vélo dévaler la pente en roue libre, pour mettre mes nouvelles bottines hors de leur portée. J’ai crié quelque chose. Devant moi, Pierrick s’est mis à rire. On allait si vite que le vent nous fouettait le visage et nos bras nus, menaçait de m’arracher ma coiffe, me faisait monter les larmes aux yeux. Cette portion du chemin était bitumé, puisque parcours de pèlerinage, mais au moindre nid-de-poule sur la route nous aurions valsé. On s’en fichait. On avait quinze ans.
En arrivant dans la ville, nous avons mis pied à terre. Le château se dressait par-dessus la ville, ses tours se découpant joliment sur le ciel d’un bleu tout propre. J’ai plissé les yeux dans la lumière du soleil. Mes muscles étaient encore délicieusement échauffés par notre course.
« Allez, viens. »
Pierrick m’a attrapée par le bras, me tirant dans la bonne direction. J’ai baissé la tête, m’enjoignant à ne pas rêver à ce que ça serait, la vie de château, et j’ai suivi. La roue arrière de mon vélo grinçait un peu. Les pavés le faisaient tressauter, et mes bras avec, une vibration qui remontait jusque dans mes dents, se lovant tout contre mon cœur battant. Je n’ai pas regardé le clocher de la basilique, plantée tout à côté du château. C’était pourtant là que nous allions.
Un jour, un enfant a trouvé une effigie de la Sainte Vierge au milieu d’un buisson d’épines, et depuis, Notre-Dame du Roncier était devenu un lieu de culte. Pour la Fête-Dieu, tous les alentours convergeaient vers Josselin pour honorer Marie.
Voilà pourquoi nous étions là.
Les aboiements avaient repris. Pourtant, il n’y avait plus de fermes ici ; seulement des commerces, et ces jolies maisons aux poutres apparentes, peintes en rouge amarante, vert amande, bleu lilas... Et en ce second dimanche de la pentecôte, la nature venait concurrencer ce camaïeu de teintes vives : la place devant de l’église, cet espace se contorsionnant entre le granit et les lignes brisées des colombages, débordait de fleurs.
On trouvait là tout de ce qui pousse dans la terre acide et limoneuse de nos campagnes : le camaïeu de roses des rhododendrons, les violettes parfumées, les corolles en étoile des campanules, le jaune vif des genêts, et les chappes de dés à coudre des digitales, blanches mauves oranges ou pourpres, tout un nuancier qui couvait son poison au soleil de midi. Beaucoup avaient été cueillies par les enfants de la commune. Il fallait reconnaitre qu’il y avait une vraie communauté par chez nous, soudée autour de nos pratiques religieuses. La solidarité était une valeur importante.
Et il y avait cette femme que l’on force.
Elle geignait, se débattait, hurlait et glapissait. Il fallait trois hommes pour la tirer vers l’église, foulant au pieds le parterre de fleurs. Une odeur entêtante de romarin se répandait dans l’air. Par moments, toute la poitrine de cette malheureuse se gonflait, et le son alors se bloquait dans sa gorge – un son étouffé, étranglé, comme un hoquet ou un sanglot, sur le point de déborder, se heurtant contre ses dents, trébuchant sur sa langue rendue inerte.
Elle aboyait. Et même les chiens s’y trompaient, puisque les chiens lui répondaient, hurlaient et geignaient de concert avec elle.
Figée sur le bord de la route, mes mains glacées sur le guidon de mon vélo, j’ai regardé cette jeune chienne, fille de notre bonne vieille chienne à nous, qu’on avait donnée en échange d’une charrue neuve. C’était une belle bête, une bonne chasseuse, comme sa mère. Nos parents avaient surnommé la nouvelle charrue « la dot ». J’avais pleuré quand on m’avait arraché le chiot des bras pour l’amener à la ville.
La Panthère, comme ils l’avaient baptisée – la Panthère, maintenant, grondait, les babines retroussées, le corps tendu, ses muscles noués sous son court poil blanc et roux. En bon chien d’arrêt qu’elle était, elle ne lâchait pas la malheureuse des yeux. Mais elle n’avait pas l’air d’une chasseuse, non. En fait, je lui ai plutôt trouvé l’air triste.
À la Pentecôte, on purifiait les aboyeuses.
Le châle de couleur crue, croisé par devant sur sa poitrine, s’était dénoué, laissant voir sa chemise sous laquelle s’agitait son sein avec une palpitation saccadée. Elle avait perdu sa coiffe en chemin, si on lui avait même laissé la mettre avant de la traîner hors de chez elle.
Personne n’accourait pour la protéger. Si par malheur on osait s’y risquer, on trouverait vingt mains pour nous en empêcher, nous tirer en arrière, loin de l’aboyeuse et de la révolte frissonnant sous sa peau. Sa famille n’était pas là. Sa famille n’avait rien dit, de toute évidence, alors qu’on arrachait cette femme à sa terre, à son foyer, pour la traîner jusqu’à Notre-Dame du Roncier sous les yeux des fidèles. Sa famille ne l’attendrait pas non plus, à la sortie de l’église. Elle tituberait, épuisée, muette, et ni son époux, si son fils, ni son frère, ne seraient là pour la soutenir. L’évêque et les prêtres déclareraient seulement qu’elle était guérie, et les choses en resteraient là.
Personne n’accourrait pour la protéger, et elle le savait, alors elle se débattait seule, de toutes ses forces. Elle ne voulait pas entrer en contact avec la Sainte Vierge. Au seuil du ventre de l’église, je le savais, elle opposerait une résistance plus farouche encore.
Muette, immobile, j’observais ce formidable corps-à-corps entre une femme qui aboyait et trois hommes en sueur.
Pourtant, il fallait qu’elle se soumette, qu’elle s’agenouille et qu’elle baise Notre-Dame des épines. Alors, la transe prendrait fin, son corps se calmerait, purgé de tout feu, de toute passion. Finis ces hurlements de chiennes. Alors, la paroisse pourrait dormir tranquille.
D’une secousse, elle s’est dégagée de la poigne d’un des trois hommes. Elle a commencé à courir, et sa coiffure s’est défaite pour de bon, ses longs cheveux bruns tombant libres sur ses épaules. On l’a rattrapée par une manche, sa chemise à son tour s’est déchirée – par un bras, de gros doigts s’enfonçant dans sa chair pâle, marbrée de rouge par ses efforts. L’homme l’a prise à plein bras, l’a plaqué contre son large torse, ses avant-bras à lui écrasant sa poitrine à elle, et alors seulement j’ai pu voir son visage. Ses traits accusaient les rides d’une petite quarantaine d’années. Elle était à peine plus grande que moi.
Elle s’est mise à crier, un long cri de bête blessée, plein de désespoir et en même temps d’une fureur bouillonnante – un cri d’impuissance et d’injustice, inarticulé, parce qu’il n’y avait pas de mots, ni en breton, ni en français, pour faire honneur à ces émotions qui débordaient, la calme rivière nourricière transformée en torrent de montagne en crue, puissant, dévastateur. Il fallait le ramener dans son lit. Ce jour-là, elle embrasserait la statuette de la Vierge, et le lendemain, elle sera de retour dans la couche de son mari. Elle n’était pas encore assez vieille pour ne pas lui donner un dernier enfant.
L’homme l’a attrapée par les cheveux comme ses mains auraient empoigné les draps dans l’élan de la passion, quand l’un criait un nom et que l’autre fermait les yeux, sachant que ce serait bientôt terminé. Il lui a tiré la tête en arrière. Sa gorge nue frémissait, battant au rythme de son sang. De sa chemise malmenée émergeait la douce auréole de son sein, pêche sur cuisse de nymphe, le téton tout dur et érigé. Des traces d’ongle striaient sa peau, un hématome fleurissait au niveau de sa clavicule.
On murmurait que c’était une mauvaise femme.
À la fin, elle céda. Qu’aurait-elle pu d’autre ? On la fit entrer dans l’église, dans l’atmosphère fraîche et sombre, saturée d’encens ad nauseam. Les vitraux éclaboussaient son corps d’un arc-en-ciel de couleurs scellées par de la pisse[3]. Dehors, est tombé comme une lourde chappe de silence.
Il y avait un homme, au coin de la rue. Un étranger. J’aurais juré pouvoir deviner ce qu’il écrivait dans son petit carnet, avec son air sérieux de circonstance, ses vêtements de la capitale. « Ce jour-là, il se passe la chose du monde la plus extraordinaire qu’on puisse imaginer. C’est un spectacle unique qui impressionne vivement. »[4] Parlerait-il, celui-là, d’une possession démoniaque, ou alors deviserait-il plutôt sur cette hystérie tout féminine qui se tordait et jappait sous ses yeux ? Je ne tenais pas à le savoir.
J’ai secoué la tête et, silencieusement, je me suis glissée dans l’église à mon tour. Il ne fallait pas que Maman remarque mon retard – mais ce n’était pas bien compliqué, vu que l’aboyeuse n’avait encore remonté que la moitié de la nef. Les vieilles pierres vibrait de sa détresse. La messe avait commencé, comme si de rien n’était. Personne ne levait la tête au passage de cette femme et de ces hommes. Comme si c’était normal.
Pierrick s’était déjà installé sur les bancs d’en face. Tant mieux. Je me suis glissée à côté d’une vieille femme avec une voilette de veuve qui lui cachait la moitié du visage. Elle priait avec ferveur, les yeux fermés, et je me suis rencognée contre l’austère dossier, croisant les bras par-dessus ma poitrine naissante. Je saurais me lever quand il faut, prononcer les paroles qu’il faut. J’ai été bien élevée.
L’évêque lisait un passage des écritures en latin. Les mots glissaient sur moi. Je n’écoutais pas. Je ne comprenais pas, après tout. Mais je me taisais, j’entendais, je gardais la tête légèrement courbée. Je connais le message, de toute façon. J’ai été bien élevée.
Jusqu’à cette seconde guerre que personne encore ne présageait à cette époque, pas après les horreurs encore bien vives de la première, la messe se faisait en breton dans ma paroisse. Or, chez moi, on ne parlait que français, nos parents craignant que nous soyons en retard à l’école autrement. Ça n’avait pas empêché Maman de me donner une sacrée fessée à ma sœur quand le curé lui avait rapporté qu’elle n’était toujours pas parvenu à réciter le Confitéor.
Alors, la messe, je ne l’avais jamais comprise.
Et ça, je l’ai lu dans un livre d’histoire, quelques années plus tard : un millénaire et demi plus tôt, il y avait eu d’autres aboyeuses encore, dans ces vertes campagnes. Celles-là, on les avait privées de leur langue : le breton ne se mêlerait pas au gallois. Les conquis apprendront la langue des conquérants. Les femmes dirigent les mœurs, avait dit cet homme de loi, contemporain de mes grands-parents, en ouvrant les lycées aux jeunes bourgeoises.[5] Leur seul pouvoir – mais quel pouvoir était-ce, celui que de faire et défaire un peuple !
Ainsi ces femmes, au quatrième siècle – pour qu’elles ne puissent transmettre à leurs enfants leurs mots, leurs croyances, et leur vision du monde, pour qu’elles ne soient plus un obstacle pour l’envahisseur, on leur avait coupé la langue. Alors, déjà, elles aboyaient.
Pardonnez-moi la dérive. Ce sont des pensées qui ont longuement tourné dans ma tête. Je déplore la colonisation d’un pays qui n’existe plus, puisque devenu la France, et où je n’habite plus, puisque devenue parisienne aux côtés de mon mari. Je ne parle pas ma langue. Je n’ai jamais fait l’effort de l’apprendre. Je connaissais juste le Confitéor, moi, et sur le bout de doigts où s’était abattue la baguette des bonnes sœurs au pensionnat.
Quand j’aurais des enfants, ai-je pensé devant ce livre d’histoire, je n’aurais rien d’interdit à leur transmettre. Ni langue, ni croyances. Je leur dirais d’écouter ceux qui savaient mieux que nous. Que c’était normal de ne pas comprendre. Je savais lire, et écrire, au moins, et compter. Au pensionnat, on nous faisait tenir un journal de recettes. On savait écrire ! Combien des femmes de ma famille pouvaient en dire autant – combien de ces femmes savaient écrire leur propre prénom, qui ne figurait pas même sur leur pierre tombale, remplacée par une simple mention à la suite du nom de leur mari ? Sur son acte de mariage, ma grand-mère a signé d’une croix.
Ce journal de recettes au moins, me suis-je dit, un jour je pourrais le donner à mes filles. Si j’en ai.
Mais je dois finir mon histoire maintenant. La messe s’était terminée et nous nous massions à l’entrée de la basilique, retrouvant les rayons d’or liquide du soleil d’Even. Le vent était tombé après avoir amené quelques nuages qui moutonnaient tranquillement dans le ciel.
Quelqu’un a effleuré mon coude, puis cette main inconnue a glissé, la foule nous a bousculé, et la main a trouvé le bas de mon dos, se nichant dans le creux juste au-dessus de mon bassin comme si c’était tout naturel. Malgré la douceur de l’air, je me suis sentie frissonner.
« On rentre, Annaig ? »
Dans sa bouche, le « g » dur à la fin de mon prénom fondait. Il n’avait pas retiré sa main. J’étais pétrifiée.
« Je rentre, » j’ai dit, et d’un pas décidé, j’ai marché vers mon vélo. S’il m’a vue me tordre la cheville sur les pavés inégaux de la place de l’église – fichues bottines neuves ! – Pierrick n’en a rien dit. À la place, il a enfourché le sien, de vélo et, un pied à terre, l’autre sur la pédale, il m’a attendue.
Il m’a attendue aussi au croisement, où lui tournait à droite, et moi à gauche. Le moulin se dressait dans son dos et, au rythme paresseux de ses pales, la silhouette de Pierrick se découpait en contre-jour sur un ciel qui se gonflait d’or et de sang alors que le soleil s’approchait de l’horizon. Quelque part, non loin, l’océan s’embrasait.
« À demain, » il a dit, et je n’ai pas répondu.
Le lendemain, nous retournerons aux champs, pour la récolte des artichauts. Les terres de ses parents et des miens se jouxtaient. La famille de Pierrick possédait la seconde plus grande ferme des environs, donnant de l’épaule contre la nôtre. Il était leur seul garçon. Le seul héritier. Et je n’avais pas de frère.
En passant le seuil de chez moi, j’ai caressé la tête de notre bonne vieille chienne. Elle avait le museau tout blanc, les griffes qui commençaient à se recourber bizarrement, les yeux rendus opalescents à mesure qu’elle perdait la vue. Ça faisait longtemps qu’elle ne pouvait plus mettre bas. Ce serait à d’autres de prendre sa place.
Dans mon village, parfois je me disais qu’un jour, moi aussi, je pourrais bien avoir envie d’aboyer.
[1] « juin » en breton (prononcé « évène »)
[2] « français » - terme parfois légèrement péjoratif
[3] On utilisait de l’urine dans une des étapes de la coloration du verre pour les vitraux.
[4] Extrait du chapitre sur les aboyeuses de Josselin dans Légende – Histoire de Louis Hamon (1891)
[5] Camille Sée, 1879