Chiens de Chasse

Témari déclara une pause de quelques heures avant de reprendre le récit de la légende d’Arcturus. Certains dormaient sur place, mais la plupart profitèrent du confort offert à la surface pour se reposer. Elle-même aurait opté pour l’air frais. La prison des Arcturiens, même si elle l’avait créé, lui filait des frissons désagréables. Apercevant une connaissance dans la foule, Témari bondit sur ses pieds.

— Coucou Nij’aku !

Elle fit de grands signes de la main depuis son perchoir à un jeune homme tout juste arrivé. Il avait le mérite d’être beau et depuis quelque temps déjà avait gagné l’honneur d’être l’un des huit Maitres des Miroirs. Témari faisait assez peu cas de son statut de dirigeant de l’Entre-Monde, elle était tout simplement très heureuse de voir que le Maitre de Souen était toujours partant pour une aventure, surtout lorsqu’elle en était l’organisatrice. Elle n’avait pas oublié qu’il avait demandé sa main un an auparavant et qu’elle avait refusé sa proposition pour des raisons évidentes de compatibilité d’espèce. Un Phoenix même sans apparence humaine ne peut rivaliser avec une arcturienne de quinze mètres de haut. Le pauvre bougre n’avait pas digéré la réponse et nourrissait toujours des sentiments romantiques à son égard, à l’incompréhension générale de tout l’Entre-Monde, bien entendu. L’intéressé la salua et s’installa avec soin dans un espace moins peuplé qu’un autre.

Depuis le sommet de son œuf brisé, la dragonne s’ennuyait à mourir. Excentrique comme de coutume, l’arcturienne oublia les convenances encore une fois. Elle se laissa glisser au sol et arpenta la salle. Il y avait de quoi s’occuper. Entre deux inspections des gravures reconstituées, elle confisqua le carnet de croquis d’un garçon, dont tout le monde connaissait les dessins capables de prendre vie et surtout le caractère espiègle du jeune homme. Témari joua avec un animal adorablement fou et elle salua une ancienne boxeuse et nouvelle sanctuari d'une amicale, mais douloureuse, claque dans le dos. Enfin, seulement, elle participa au résumé du début de l’aventure. Pensant sûrement que les nouveaux arrivants auraient besoin de ça pour suivre correctement la deuxième étape.
Puis, le temps filant rapidement, elle retrouva son bout d’œuf et s’y installa confortablement.
En tailleur, la jeune femme accueillit les retardataires de quelques rires et moqueries de son cru. Dès lors que chacun eût trouvé sa place, l’air se chargea de magie. Le silence se déploya dans la salle des Échos et les entre-mondiens glissèrent lentement dans les limbes d’une profonde méditation.

 

Il y avait des cendres dans l’air. L’odeur du bois calciné, étouffante, s’insinuait dans chaque cellule de son corps. Les fumées épaisses transformaient le monde en un brouillard illuminé de flammes dansantes.
Arcturus courait. Il filait droit devant lui, sautant par-dessus les racines, bousculant les jeunes arbres et se faisait attraper çà et là par les épines invisibles des ronces. Sa respiration le trahissait, il se sentait faiblir et à une centaine de mètres derrière lui, un monstre de ténèbres et de feu se rapprochait inexorablement.

Le nuage de grisaille et d’ocre se fendit sur la nuit. Arcturus à toute allure bascula dans le vide. Il glissa sur les arbres du ravin, il rebondit sur leurs courbes feuillues et atterrit dans l’eau saumâtre. Hébété et endoloris de toute part.
Au-dessus de lui, le dragon plongea. Son corps immense percuta la paroi opposée et déclencha une avalanche de roches et de poussières sur eux deux. Il n’avait plus qu’à tendre le cou et Arcturus serait broyé.
Le jeune homme avait les yeux écarquillés de terreur, il rampa dans la boue sans jamais s’éloigner assez du dragon. Autour de lui, les restes démembrés d’auberades par centaines saillaient dans la fange ; c’était un champ de ruines. Un nid et un charnier à la fois.

Au coin de l’œil, le chasseur perçut la gueule irradiante s’ouvrir pour lui. Puis, des ténèbres jaillit une lueur. Une étoile enfermée dans le corps trapu d’une autre bête. Elle percuta le dragon en pleine tête. Puis une autre la suivit et le ravin se changea en arène. Le dragon n’avait plus assez de cette gueule énorme pour se défaire des deux fauves. Leurs yeux et leurs dents luisaient dans l’incendie, terrifiantes et malgré tout, si petites face au dragon.

Les titans combattirent longuement et un simple ravin devint un cratère. Le feu coulait en flots intarissables, dont l'embrun était ponctué des rugissements assourdissants. Arcturus, que les éboulis et la fumée blessaient toujours, ne trouvait aucun abri.
La boue, le feu, les cendres, elles eurent raison de ses dernières forces. L'enfant échoua parmi les débris de la forêt. Sa vision était floue, ils mélangeaient les étoiles et ses souvenirs, ne voyant plus tout à fait les démons lutter, ne sentant plus réellement les tremblements de la terre, ne percevant plus précisément l'instant où les couleurs disparurent de ses yeux.

 

Le soleil était déjà haut dans le ciel, il amorçait sa propre chute vers l’horizon lorsque le jeune chasseur ouvrit les yeux. Il n’était pas seul, loin de là. Une fourrure chaude et épaisse l’encerclait. Elle était noire comme la nuit.

— Suis-je mort ?

L’odeur de brûlé tapissait sa gorge, il sentait la puissante odeur du soufre dans l’air. Ses membres étaient terriblement douloureux. Arcturus se releva lentement et sentit la nausée, la raideur de ses membres, le flottement vivant dans ses pensées qui, chacun, soulignaient beaucoup de choses et le traumatisme de cette nuit d’enfer n’en était qu’une petite partie. Une voix lui répondit et en un sursaut de peur, il bondit sur ses pieds.

— Je ne l'espère pas ! On aurait fait tout ça pour rien ?

La voix était grave et sourde et pourtant rieuse. Elle semblait prendre sa source au fond d’une caverne immense et s'écoulait en gouttelettes.

— Je crois que notre petit ami est réveillé, continuait-elle.

D’un même mouvement, deux loups immenses se mirent debout. Ils étaient semblables en tout point. Y compris dans les regards intenses qu'ils posaient sur lui. Arcturus levait haut la tête pour les regarder avec respect. Il lui sembla observer des astres comme deux lunes noires penchées sur lui. Arcturus ne savait plus s’il devait reculer ou s’effondrer. Il tremblait sur ses jambes et restait muet de peur. Oui, ces bêtes étaient grandes. Plus que tout ce qu'il connaissait jusqu'à cette soirée en enfer.

— Allons, mon garçon, si nous voulions te tuer nous n’aurions pas empêché Darhien de te dévorer.

— Lui, c’est un dragon soupe au lait, commenta le second loup dont la voix était plus ténue, mais non moins caverneuse.

D’une voix blanche qu’il aurait aimée assurée, Arcturus parla, regrettant aussitôt de l’avoir fait lorsqu’il s’entendit au travers de ses tremblements nerveux.

— Que me voulez-vous ?

— Nous, rien de bien intéressant, mais elle veut te voir. Elle nous a envoyés pour te trouver. Je suis Astérion, fit le loup. Et voici mon frère.

— Charra.

— Que voulez-vous dire ?

Mais il réfléchissait et les événements se succédaient en cascade dans ses pensées.
— Les auberades ! Sont-elles toutes mortes ?

— Non, n’ai crainte, Charra a repoussé le reste du groupe vers un lieu moins exposé. Tes compagnons les trouveront dans quelques jours. Je ne te cache pas que ton peuple ne pourra profiter du troupeau avant quelques années.

— Et le dragon… Un dragon, répétait-il dans un souffle. Un monstre immense… Était-ce un dieu ou une créature du monde des morts ?

Ils ne lui répondirent rien à sa dernière question. Mais puisqu'il tremblait comme une feuille, Astérion pencha vers lui sa tête dont la fourrure adoucissait le trait.

— Tu n’as plus rien à craindre de lui pour le moment, nous avons invité Darhien à rejoindre les montagnes, il ne devrait pas redescendre de sitôt. Les loups échangèrent un regard qu'il perçut comme de la malice. S'il recommençait, je crois qu'elle s'en chargerait elle-même. Ils ne se sont jamais bien entendus ces deux-là.
Mais Charra eut ce rire en gouttelette si surprenant et ajouta :
— Il n'y a pas grand monde qui s'entend avec elle d’ailleurs.

Arcturus leva sur Astérion un regard empli de peur et de questions sans réponse.

— Tu en sauras plus très bientôt, je te le promets petit homme. À présent, j'ai besoin de savoir si tu acceptes son invitation.

L’enfant fut aussitôt sur ses gardes et si les deux loups ne semblaient pas vouloir le dévorer, il n’en restait pas moins terrifié. Arcturus était bien plus malin qu'il n'était doué à l'arc. S'il acceptait d'accompagner les loups, il sentait au fond de lui qu'il ne reverrait pas sa tribu avant longtemps. Sa volonté ne l'engageait pas seulement à boire le thé avec deux loups gigantesques, elle le conduirait sur un chemin difficile, des difficultés qu'il ne pouvait imaginer. Un instant, il jeta un œil sur la forêt dévastée. L'incendie s'était essoufflé, mais les arbres n'étaient plus qu'une ligne sur l'horizon. Il n'y avait autour d'eux que des charbons et un désert de poussière.

— Qui est-ce, cette femme qui me cherche ?

Charra ronronna d’un rire à peine contenu tout en s’allongeant.

— Grimpe sur mon dos et tu sauras. C’est toujours plus facile de la rencontrer que d’essayer de savoir qui elle est avant.
— C’est qu’elle est un peu… Mais Astérion se tut et observa le jeune homme se hisser souplement sur le dos de Charra. Bien. Accroche-toi, car le voyage sera long.

La forêt autour d’eux n’était plus que cadavres de bois et cendres fumantes. Les loups s’élancèrent au travers de l’enfer et plus vite que tous les oiseaux du monde, Arcturus se retrouva de nouveau sur la plaine verdoyante des tribus Varathiel, au sud s'étendaient les plateaux florissants et une autre forêt dans laquelle personne ne mettait jamais les pieds. Au-delà, encore, c'était plus loin que tous les voyages que les tribus ont accomplis depuis la nuit des temps, il dépassa les frontières du monde des Varathiel. Arcturus ignorait ce qui se trouvait au-delà encore de la vieille forêt de Ingkr, il ne pouvait même imaginer quelles merveilles l'entoureront tout au long de sa vie.

 

 

— Vous semblez déjà épuisés, s’interrompit Témari.

La magie du lieu se retira et le groupe sortit de sa torpeur. Des visages se tournaient de tous côtés pour y trouver les repères du monde réel.

— Allez vous reposer, j’attendrais quelques heures avant de conter la troisième partie.

Témari se releva et entreprit de se dégourdir les jambes en se promenant parmi ses invités. Elle saluait les uns, se moquaient des autres et parfois aidait l’un d’eux moins éveillé à se relever.
Ceux qui vivaient l’aventure pour la seconde fois sentaient en eux une lourdeur nouvelle. Comme si la peur d’Arcturus les habitait encore.


 

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