Le règne des petits

Un jeune homme s'avança jusqu'à Témari. L'arcturienne se laissa approcher tout en fredonnant. Elle était un peu tête en l'air pour un dragon et elle était très excentrique comme tout le monde le devinait rapidement. Elle le gratifia d'un sourire orné de canines.

— Je suis une arcturienne, lui dit-elle simplement. Comment je connais cette histoire ? C'est facile, j'y étais. Aux premières loges ! Arcturus était... Ah ! Il avait une force intérieure qui le rendait différent des autres. Il était vraiment spécial.

Elle baissa les yeux sur l'oeuf lui servant d'estrade.

— Sans lui tout ceci n'aurait jamais existé. Il me manque.

Elle lui fit ce petit signe de la main désinvolte signifiant pourtant qu'il ferait mieux de retourner jouer avec ses petits camarades. Témari n'ignorait pas que la farouche Eva avait trouvé place non loin. Fait que le jeune homme apprécierait de remarquer avant que le temps de repos ne soit écoulé.

Retrouvant toute son énergie au moment d'annoncer la suite de la légende, elle trépignait sur son œuf. Pressant les derniers arrivés à s'asseoir au plus vite.

— Arcturus a traversé le monde pour terrasser ce que les dieux ont créé de plus terrible. Mais à ce moment du récit, il ne savait pas encore qui nous étions ni ce que nous étions.

 

 

Les loups ne s'arrêtaient jamais de courir. Ils l'emportèrent au-devant d'un monde nouveau dont Arcturus était le témoin émerveillé, lassé et bientôt épuisé. Après deux jours sans halte, deux nuits tumultueuses et des paysages mémorables, l'enfant s'endormit. Il ne garda aucun souvenir de ses rêves et rouvrit les yeux dans une hutte. C'était un sentiment étrange que d'être sur une surface immobile et de ne plus sentir le vent sur son visage. La maison qui l'accueillait avait un toit, elle était de feuilles sèches et de branches, le sol en terre était si bien piétiné qu'il était dur et lisse sous sa peau nue. On l'avait débarrassé de ses vêtements trop chauds pour la région. Jamais il n'avait eu aussi chaud de toute sa vie. Son corps lui sembla différent. Il était douloureux, sa peau le démangeait et le tiraillait. Il baissa les yeux sur ses pieds et fut saisi d'horreur. De l'encre marquait son derme du bout de ses orteils jusqu'à ses épaules. Désespéré de savoir, il quitta la hutte et se précipita vers l'eau opaque du marécage. Son visage s'y refléta troublé par quelques ondes mornes venant frapper les racines des palétuviers qui l'entouraient. Sa peau était rougie et boursouflée aux jointures. On avait tatoué son visage, ses oreilles, son cou et ses mains à l'encre noire. Des runes mystiques et des icônes animales le couvraient tout entier. Son dos douloureux suggérait qu'il avait subi le même sort. Tétanisé devant son corps ravagé d'encre, Arcturus resta un long moment prostré au-dessus de l'eau. L'air était humide et lourd, les odeurs inconnues.

— Éloigne-toi de l'eau !

Charra, dont le pelage noir s'était changé en une fourrure ocre tachetée de rousseurs, s'extirpa de la flore qui le camouflait. Il fendit les immenses fougères et les lianes vivant dans le luxe de cette contrée chaude et humide. Un lézard d'une taille impossible sorti de l'eau au même instant, sa gueule en clapet ouverte sur des crocs soigneusement alignés, avançait vers le garçon à genoux pour l'accueillir. Charra d'un coup de patte fit reculer le crocodile. Bien que long de trois mètres, il ne faisait pas le poids face à un loup qui en faisait le triple.

— Ne te baigne jamais sans quelqu'un pour surveiller autour de toi, lui dit-il en se détournant.

Sourd au regard suppliant du jeune chasseur, il se détourna. Il garda pourtant la tête basse et ses oreilles frémissaient de nervosité.

— Que m'a-t-on fait ?

— C'est à elle que tu dois poser la question.

Son museau désigna la forêt. Mais Arcturus ne vit rien sinon des arbres, les plantes se répandaient en grappes denses sur toutes les surfaces. La hutte qui l'abritait n'était plus toute jeune et tenait bon malgré le temps.

Arcturus tenta de réenfiler ses propres vêtements à l'odeur de fumée moins dérangeante que le pagne qu'il portait. Comme n'importe quel visiteur de cette contrée, il abandonna bien vite l'idée de porter autre chose que cette jupe légère dont on l'avait gratifié. La chaleur faisant un travail remarquable pour le convaincre. S'étant affairé à retrouver ses maigres possessions et à fouiller l'habitation pour y trouver de quoi se défendre, il n'entendit pas la propriétaire arriver.

— Tu as réussi à te lever.

Arcturus recula brusquement, un coutelas d'os dans une main et l'autre tâtonnant derrière lui. La jeune femme devant lui avait le regard doré, des plumes élégantes de toutes les couleurs lui faisaient une chevelure étonnante. Elle était grande, bien plus que lui et son corps était celui d'une femme ayant déjà eu des enfants en nombre. Tatouée elle aussi sur une partie de son corps, le chasseur ne remarqua pas immédiatement qu'elle était habillée d'aussi peu de vêtements que lui.

Il était trop apeuré pour avoir le cran d'en rougir et elle n'était ni pudique d'être observée ni même inquiète par le couteau qu'il tenait. Leurs regards se croisèrent enfin et Arcturus abaissa son bras.

— Viens t'asseoir et manger. Nous avons beaucoup de travail qui nous attend.

La femme alluma un feu, au-dessus une plaque d'argile cuite et calcinée servait à sa cuisine. De gestes sûrs, elle fit cuire des tubercules de sa cueillette du jour. C'était le premier que le jeune chasseur passa dans la forêt tropicale d'Urhoua, que nous nommerons bien plus tard Hourva. Ce ne fut pas le dernier, loin de là.

 

Des semaines entières s'écoulèrent avant qu'elle ne vienne enfin le rencontrer. Le temps qu'il passa dans la forêt fut mis à profit. Nazoska, Chamane, lui apprit à reconnaitre quelques racines et quelques lianes dont on faisait des substances nécessaires aux transes, à la chasse ou bien pour éloigner les mauvais esprits. Jamais elle n'évoqua les tatouages et s'il lui en parlait elle ne répondait jamais. Charra et Astérion se firent discrets, ils n'étaient jamais loin et n'interféraient pas dans l'apprentissage du jeune homme. Quelques semaines seulement et la Chamane réussit à lui faire tenir son couteau correctement. C'est tout ce qu'elle accepta de lui enseigner sur la chasse. Elle lui assura que ce n'était pas son rôle de faire de lui un Chasseur de Monstres.

Deux cycles passés et Arcturus en oublia presque la venue de la mystérieuse femme dont personne ne parlait jamais. Charra et Astérion avaient bien quelques plaisanteries pour la désigner et pourtant n'en disaient jamais plus que les évidences : elle l'avait fait venir ici pour une raison dont elle était la seule à détenir le secret.

La femme mystérieuse se présenta à la nouvelle lune. La nuit était tombée et l'été dans cette région s'annonçait plus chaud encore que les pires cauchemars d'Arcturus. Ou bien, non, peut-être moins chaud que ses cauchemars. Il ne pouvait oublier cette nuit d'horreur dans la forêt en feu. Ce soir-là, il partagea un énième repas silencieux avec Nazoska.

La mystérieuse femme entra dans la hutte sans s'annoncer. Elle souriait de toutes ses dents, dont quelques canines trop prononcées pour être humaines. Des yeux acier, une chevelure de lait et des cornes sur le crâne. Non, décidément, elle n'était pas humaine.

— Oh ! Vous faites du poisson !

Aussi vive que l'éclair, elle s'installa devant le feu et usant d'une feuille de bananier se servit une portion généreuse. Arcturus en était abasourdi. Elle était chétive, mince et sûrement plus jeune que lui. Il s'était fait l'image d'une vieille femme dure et intelligente que l'âge d'une éternité avait gratifiée de pouvoirs terribles. Assez pour combattre un dragon cracheur de feu de vingt mètres de haut tout du moins.

— Témari, dit-elle en se léchant les doigts, c'est le nom qu'on me donne.

Témari n'était pas même un quart aussi impressionnante que ça. Son sourire était espiègle et ses gestes rapides. Comme une pie. Puis il se ravisa, car les pies avaient leur part de mystère. Elle lui rappelait un écureuil.

— Un écureuil ! Je ne suis pas un écureuil !

Nazoska qui n'avait pas l'habitude de parler se laissa aller à un hoquet de stupeur. Elle regarda les jeunes gens avec un regard amusé. Arcturus était aussi surpris que la jeune femme était vexée.

— Viens dehors. Aller ! Tu vas voir si je suis un écureuil... Un écureuil ! On ne m'a jamais traitée d'écureuil. Comment peut-on croire une seule seconde que je suis un écureuil ? C'est la chaleur, n'est-ce pas ? Tu es un peu malade peut-être ?

Il la suivit hors de la hutte, mais n'eut pas le temps de traverser complètement la porte que la jeune femme avait disparu. À sa place, un dragon blanc le regardait. Elle ouvrit sa gueule béante faisant tomber Arcturus à la renverse.

— Est-ce que j'ai l'air d'un écureuil maintenant ?

La main de la Chamane se posa sur son épaule, le garçon senti son cœur ralentir et ses muscles se détendre. Témari qui était redevenue une petite femme susceptible les observa, comprenant avec un retard manifeste qu'elle avait réveillé un vieux démon.

Agacée, elle les rejoignit à l'intérieur et puisqu'ils étaient tous les deux dans l'attente d'explications, elle commença à parler d'une vieille histoire. Aussi vieille que le monde, aussi vieille que les monstres de feu dans les forêts. Elle conta la création du monde par les dieux, la vie comme elle fut, les titans et les géants. Elle lui parla de monstres gigantesques et immortels. Elle en nomma un seul, Darhien.

— J'ai besoin d'un chasseur, Arcturus. Pour se charger des derniers membres du règne des géants, j'ai besoin de toi.

Elle coula un regard sur ses bras tatoués, puis y posa une main fraîche et apaisante. Il comprit bien des choses à cet instant. La source des marques sur son corps et leur importance. Ils étaient uniques tout comme lui. Puis, il sentit s'éveiller son désir le plus secret. Le but même de son existence et les aspirations que jamais il n'avait réussi à entendre jusqu'à aujourd'hui.

— Tu es le seul à pouvoir revêtir ce secret, dit-elle. Je te le rends, Chasseur.

 

Tout comme les écoutants de la Salle des Échos, Arcturus était captivé par le récit du monde à ses prémices. Il ne sut jamais pourquoi il accepta la mission de Témari. Mais les personnes dans la salle le sentirent comme lui : l'Appel de l'aventure. La vision d'un chemin où les obstacles paraissent immenses et pourtant, ce même chemin promettant une vie riche, une vie dangereuse, une vie valant ses peines et ses trésors.

 

 

Lorsqu'ils ouvrirent les yeux, cette fois, les écoutants lui paraissaient plus reposés qu'à la précédente session. Cette étape du récit était plus calme et bien plus digeste pour tout le monde. Témari s'était arrêtée, car l'aventure continuait plus tard dans la vie du jeune chasseur. À présent qu'il avait accepté sa quête, la chasse devait être préparée. Autant que ceux qui en seront les témoins.

L'enthousiasme qu'elle lisait sur leurs visages la réconfortait. Le conte approchant de ses tournures les plus personnelles, il lui semblait regretter d'avoir tant vécu, au moins avait-elle la satisfaction de partager une vieille histoire qui méritait de n'être jamais oubliée.

C'était vrai. Il lui manquait ce Chasseur d'arcturiens.

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