Chihiro - Le Noble Prêtre du Phénix

La Grande Prêtresse du Kirin se sentait plus usée que jamais. Une chape de neige pesait sur ses épaules et aucun brasero ne réchauffait ses os glacés. Recevoir des étrangers en ce moment difficile éprouvait ses forces physiques et morales, elle n’aspirait qu’au repos, mais ne pouvait se permettre d’insulter un Noble Prêtre.

Le prochain Conseil des cinq Clans approchait et bientôt cent ans se seraient écoulés depuis la mort de la dernière incarnation du Phénix. À cette occasion, l’Empereur Ichiro ne dissimulait pas son intention d’utiliser la deuxième règle du traité de Porcelâme pour imposer sa protection au Clan Suzaku.

 

Chaque clan doit allégeance à l’empereur.

L’empereur doit assistance à chaque clan.

L’empereur est garant de la paix.

L’empereur rend la justice entre les clans.

Chaque clan est autonome dans la limite de ses frontières.

 

Un frisson secoua la vieille dame. L’assistance pouvait prendre bien des formes et la stratégie du nouvel Empereur lui permettait surtout d’étendre son propre pouvoir. L’idée qu’un animal sacré et son peuple perdent leur indépendance la révoltait, mais elle ne trouvait plus l’énergie de lutter, contrairement aux deux hommes qui lui faisaient face.

Le Noble Prêtre patientait devant, les jambes en tailleur, les mains négligemment posées sur les genoux. Sa jeunesse surprit la Grande Prêtresse, car elle savait Chihiro Tsubasa parti depuis des années sur les routes de l’Empire. Il se tenait un peu courbé, les sourcils froncés sur ses prunelles aveugles, insensible aux mèches sombres qui coulaient sur son front. Sa veste couleur de flammes symbolisait son rang élevé et un insondable pouvoir suintait de son corps noueux. Yasuo Akai surveillait ses arrières, silencieux et vigilant. Il avait confié son précieux katana à une servante, mais le bec aiguisé d’un phénix dépassait de la manche droite de son kimono, symbole de son allégeance au Clan Suzaku. Le samouraï tentait de se montrer discret, mais le sourire charmeur qui plissait parfois la commissure de ses lèvres adoucissait son visage carré.

La Grande Prêtresse songea à la Noble Dame Hitomi, qui dirigeait le Clan Suzaku depuis des années ; leur relation se basait sur un profond respect réciproque et elle regrettait de ne pouvoir aider ses représentants.

— Soyez les bienvenus au Temple du Kirin, déclara-t-elle. Eminence, je vous prie de pardonner la rudesse de mon accueil, nous sommes en deuil.

— Passons les formalités, proposa l’aveugle. L’incarnation du Phénix ne se manifeste pas depuis trop longtemps et nous venons consulter l’Œil du Kirin dans l’espoir qu’il nous guide vers le nouvel élu.

La vieille dame acquiesça, puis réalisa qu’il ne pouvait la voir.

— Je n’y vois aucune objection, dit-elle à haute voix, mais il s’agit d’un miroir.

— Yasuo Akai regardera, notre mission lui tient autant à cœur que moi.

À ces mots, le samouraï posa sa main sur son cœur et s’inclina, d’un geste trop expressif pour un guerrier. La Grande Prêtresse préférait encore la franchise brutale du Noble Prêtre à la modestie théâtrale de son compagnon ; ce duo plein de contrastes l’aurait amusée en d’autres circonstances, mais elle souffrait trop pour l’apprécier aujourd’hui.

— D’habitude, l’Oiseau Sacré ne renait-il pas au sein de votre Clan ? s’enquit-elle par politesse.

— Oui, c’est ce qui s’est produit durant de nombreuses générations. Néanmoins, il est déjà arrivé par le passé que le Phénix s’incarne loin de ses terres natales et ses voies sont impénétrables, même pour ses plus proches serviteurs.

— Je comprends.

— Nous cherchons une personne particulièrement rapide, capable de s’embraser en cas de fortes émotions, précisa le Noble Prêtre.

— Pour ma part, je n’ai décelé aucun signe de sa présence au sein de l’Empire, mais la sagesse du Kirin dépasse la mienne.

— Aucun indice ? Aucune rumeur ?

L’aveugle insistait d’une voix pressante, où perçait une note de désespoir, mais la vieille dame n’avait rien pour lui.

— Non, Eminence, j’en suis navrée. J’espère toutefois que Sa Majesté finira par entendre la voix de la sagesse. Assujettir le Phénix au Dragon bouleverserait les rapports de force entre les cinq clans, cela mettrait la stabilité de l’Empire en péril et je m’y opposerai fermement. Sachez que le Clan Suzaku ne livrera pas cette bataille seul.

— Vénérée Maîtresse, Sa Majesté ne renoncera pas. J’ai pu rencontrer son frère cadet, le Prince Daïjiro. Ce Seigneur comprend fort bien que le Kirin, le Tigre et la Tortue risquent de s’allier contre le trône du dragon en représailles. Il a tenté de raisonner l’Empereur à de multiples reprises, en vain.

— L’Empereur ne se fie pas à son propre sang ?

L’aveugle haussa les épaules d’un air perplexe.

— En vérité, bien des rumeurs courent dans les couloirs du palais impérial. Le Prince Daïjiro a longtemps servi dans l’armée du dragon et ses hommes lui vouent une grande admiration. Sa Majesté n’apprécie pas que leur fidélité s’adresse à un autre que lui. Il ne peut éloigner son propre frère de la Cour, mais ne lui accorde aucun crédit.

— Je comprends. Il représente une réelle menace pour l’Empereur, qui ne dispose pas encore d’héritier officiel. En cas de malheur, le Prince Daïjiro s’imposerait naturellement.

— Selon lui, Sa Majesté souhaite centraliser le pouvoir, car l’autonomie des Clans lui déplait. La soumission du Clan Suzaku ne serait donc qu’une première étape.

— Que les cinq dieux nous préservent d’une telle folie !

Sur ces mots amers, la Grande Prêtresse se releva péniblement et saisit la canne apportée par sa servante. En d’autres circonstances, elle aurait sans doute pris la peine de consulter ses informateurs, mais son extrême lassitude la conduit à prendre congé sans plus attendre. Elle devait se consacrer en priorité au chagrin des familles endeuillées.

*****

En plein hiver, peu de voyageurs venaient consulter le miroir sacré au sommet de la montagne ; ils préféraient attendre un temps plus clément pour gravir les marches escarpées, escalader les échelles et fouler les planches suspendues. Chihiro et son compagnon n’eurent donc pas besoin d’attendre. Une fois les prêtres informés, ils se purifièrent la bouche et les mains, puis suivirent l’allée dont les cailloux blancs crissaient sous leurs pas.

Malgré les efforts de Chihiro pour garder son calme, une colère écarlate le consumait. L’Empereur avait déjà fixé la date du Conseil des cinq et l’espoir s’amenuisait à chaque battement de cœur, pourtant il refusait de s’avouer vaincu.

— La pagode compte sept étages, s’enthousiasma son compagnon, avec des toits jaunes et des Kirin dorés !

— Entrons. Je n’attends rien de ce miroir, mais puisque nous y sommes…

— Vous n’y croyez pas ! s’écria Yasuo, interloqué. Dans ce cas, pourquoi grimper jusqu’ici ?

Les poings du Noble Prêtre se serrèrent malgré lui.

— J’espérais que la Noble Dame du Clan Kinoyama, que l’on dit sage et bien informée, pourrait nous mettre sur une nouvelle piste, mais notre quête ne l’intéresse pas.

Chihiro entendit son compagnon soupirer et sentit son enthousiasme à l’idée de consulter l’Œil du Kirin fondre comme neige au soleil. Pourtant, le bras musclé de Yasuo ne faiblit pas sous le sien et il le guida tranquillement à l’intérieur.

Il régnait un silence étouffant dans la pagode, comme une lourde odeur d’encens. Les crissements du parquet ciré semblaient avertir une sentinelle invisible de leur intrusion dans ce lieu sacré. Bien sûr, Chihiro ne vit pas le fameux miroir, mais un rayon de soleil réchauffa son visage et, lorsqu’il se tourna dans cette direction, un air de flûte taquina ses oreilles. Les notes s’envolaient, douces et dansantes comme le rire d’une jeune fille, croquante comme une pomme verte, vives comme le printemps. Son cœur meurtri se tendit vers cette mélodie, un sourire las étira ses lèvres, ses pieds esquissèrent un pas vers l’avant, mais Yasuo le retint. Il se tenait très raide, le souffle court, et Chihiro s’inquiéta :

— As-tu vu quelque chose ?

— Non, répondit son compagnon d’une voix rauque.

— Sais-tu qui jouait de la flûte ?

— Une flûte ? répéta Yasuo sans comprendre. Je ne l’ai pas entendue.

Les mots tombaient de sa bouche comme des silex, durs, lourds et tranchants. Il restait figé sur place et son compagnon se demanda ce qui le choquait à ce point.

— Peu importe, que penses-tu de ce fameux miroir ?

— Il ne nous apprend rien, comme vous l’aviez prédit.

Le samouraï se voûta d’un coup et son compagnon de route saisit la déception qui s’abattait sur lui. Depuis huit ans, ils sillonnaient l’Empire ensemble, des plaines aux montagnes, des villes aux campagnes, de fausses pistes en illusions, incapables d’accepter le funeste sort promis à leur Clan. L’optimisme de Yasuo n’avait jamais failli jusqu’à maintenant, mais ce miroir muet lui montrait sans doute l’échec qui se profilait à l’horizon, et son compagnon ne savait comment le réconforter. Leur longue quête ,e menait à rien, comme l’avaient prédit les autres Nobles Prêtres. Seule la Dame Hitomi avait encouragé cette démarche et Chihiro regrettait profondément de ne pas mériter sa confiance. Leur retour s’annonçait très amer.

— Inutile de nous attarder, conclut-il. Demain, nous partons.

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AxelleC
Posté le 12/02/2019
Ouuuuuuuuuh !!
 
Ce passage, on sent l'impatience, la déception de Chihiro ! Le petit paragraphe avec la flûte est superbe, tout en suggestions qui nous guident. On devine un peu, mais on a envie d'être sûr !
Encore une fois les quelques touches de-ci de-là nous esquissent les  personnages, les enjeux. Tu soulèves des questions, c'est vraiment bien joué.
 
Le seul truc que je pourrais noter, c'est un léger manque de ressenti de Chihiro sur ce passage. Les odeurs, les bruits, le toucher. Vu qu'il est aveugle c'est ainsi qu'il dépeindra ce qui l'entoure. (Je pense qu'il manque juste la chair que tu ajoutes en corretion après, no problemo donc !) 
elikya86
Posté le 12/02/2019
Merci pour ton enthousiasme et ton commentaire !
Tu as raison concernant le ressenti de Chihiro, c'est bien le genre de broderie que je rajoute sur mon tissage lors des corrections (nouvelle métaphore pour changer de celle du squelette). :-)
Isapass
Posté le 14/02/2019
Je ne mesure pas encore l'importance des personnages dont on fait la connaissance ici, mais ils sont tout de suite marquant. Le prêtre en particulier (mais c'est normal car tu parles plus de lui et c'est son pov). Du coup, ça me rend curieuse d'en savoir plus sur le samouraï. Ce qui est bon signe.
Pour Chihiro, j'aime beaucoup le contraste entre son maintien et le calme qu'il affiche face à la prêtresse, et le bouillonnement intérieur teinté de désespoir qui semble l'animer. 
Peu d'action dans ce chapitre mais le contexte est parfaitement mis en place et les enjeux sont clairement posés. 
Quant à l'atmosphère... wahou ! Tes descriptions et l'attitude cérémonieuse des personnages transportent directement au coeur de ton empire ! Et le style y participe : les phrases sont calmes et posées mais non dénuées d'un certain lyrisme qui collent parfaitement avec les images qu'on peut avoir du japon médiéval (moi en tout cas). 
Très bon début qui donne envie de continuer ! 
Détails :
"Il a tenté de raisonner son l’Empereur à de multiples reprises, en vain." : il manque un mot (ou il y en a un en trop ?)
"mais son extrême lassitude la conduit à prendre congé sans plus attendre." : la conduisit 
"mais notre quête ne l’intéresse pas." : ah bon ? Ce n'est pourtant pas l'impression que le dialogue précédent donnait 
elikya86
Posté le 14/02/2019
Merci pour ton retour Isa,
Je suis heureuse que tu relèves ce contrastes entre l'apparence et les émotions intérieures de Chihiro. Il est vraiment au bord du désespoir à ce moment-là, le délai fatidique est proche et il n'a plus aucune piste à explorer. 
Merci de relever ces erreurs !
"mais notre quête ne l’intéresse pas." : ah bon ? Ce n'est pourtant pas l'impression que le dialogue précédent donnait => C'est dû au changement de point de vue. Du point de vue de la Grande Prêtresse, elle doit soutenir le Clan Suzaku, mais d'abord s'occuper des siens. Du point de vue de Chihiro, elle ne fait pas tout son possible pour l'aider et donc elle ne s'intéresse pas assez à sa quête.
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