CHP 1 : Le Jésus farceur

Chronique(nom féminin) : Récit d'événements réels ou imaginaires qui suit l'ordre du temps

Chronique(adjectif) :Se dit d'une maladie d'évolution lente et sans tendance à la guérison.

 

ÉDIT DE L'EMPIRE, Paris, 7 mai 2181

MONSIEUR Néron, MADAME Eugénie, MADEMOISELLE Mary et MONSIEUR Edmund MARRYLOW, famille IMPÉRIALE

À tous les sujets européens, nous voulons faire savoir que nous avons établi, avec le consentement et le conseil de nos alliés -familles WALLINGTON, NEMOURS, FROMM, HERRERA , VAGNELLI, KAPRIANOV, ANFREY, HELLBURG- les principes suivants auxquels chacun devra se conformer.

Article 1 : La modernité est poison pour l'Homme. Épurer la race humaine restera à partir de ce jour notre priorité.

La famille MARRYLOW possède les pleins pouvoirs sur l'Empire.

Les FAMILLES FONDATRICES ont autorité sur chacun des huit royaumes constituant l'Empire, sans que cela n'interfère avec la SUPRÉMATIE IMPERIALE.

WALLINGTON : Royaume-Uni

NEMOURS : Royaume de France

FROMM : Royaume Allemand

HERRERA : Royaume d'Espagne et de Portugal

VAGNELLI : Royaume d'Italie

KAPRIANOV : Royaume de Russie

ANFREY : Royaumes de Suède et de Norvège

HELLBURG : Royaume Austro-Hongrois

 

 

CHAPITRE 1 : LE JÉSUS FARCEUR 

Folie : dérèglement mental, démence.

"Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte... Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier, ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et de me contenter d'un petit morceau, si j'ai été bien sage." 

Antigone, Jean Anouilh

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J'ai toujours été folle, d'aussi loin que je me souvienne.

Il ne me reste aucun souvenir de mon enfance. Un effet secondaire, je présume.

Ma démence prend la plupart du temps la forme de changements d'humeur, d'hallucinations, des voix ou des rires qui habitent ma tête. J'ai le cerveau malade et personne ne sait me diagnostiquer correctement. Tantôt dépressive, schizophrène, bipolaire, autiste : mes symptômes évoluent sans cesse. Au moins, on ne s'ennuie pas. Pour l'heure, on a décrété que j'étais dépressive apathique. Je préfère cela à mes psychoses paranoïaques. La peur constante et injustifiée est détestable. La sentir faire partie de moi, comme une sève se répandant consciencieusement dans mes veines, était intenable. La peur fait voir le monde autrement. Parfois, je craignais que ma mère ne glisse de l'arsenic dans ma soupe. Pauvre femme qu'elle est, celle qui a tout sacrifié par amour. Elle pourrait être un personnage de roman. J'oublie son nom de temps en temps, celui de mon père aussi. Son visage perd parfois de son sens, je ne reconnais plus ses traits et j'omets d'avoir des parents. Je parie qu'elle préfèrerait être soupçonnée d'infanticide, ces jours là.

— Mademoiselle Hellburg , vous m'écoutez ?

Amethyst tourna la tête avec une extrême lenteur, les yeux plissés, vers son interlocutrice et la jaugea. La femme devait avoir la quarantaine. Les rares mèches de cheveux qui dépassaient de sa coiffe étaient trempés de sueur. Malgré son apparence harassée et prématurément vieillie, elle conservait un regard vif, qui à présent l'accusait.

— Amethyst ?

— Hein ?

La femme retint un soupir, épousseta sa robe de bure.

— Cela fait deux fois que je vous demande si vous avez besoin de quelque chose. Visiblement, vous ne m'écoutiez pas, nota-t-elle avec impatience.

Amethyst se redressa légèrement sur son lit et s'y affaissa presque immédiatement. Le vieux meuble en chêne grinça sous l'effort. L'infirmière eut le cœur serré en voyant l'intensité de l'effort que devait fournir une si jeune fille pour ce geste anodin.

— Non, je ne vous écoutais pas, souffla Amethyst, ailleurs.

Tant d'enfants craignent la créature sous le lit, le fantôme derrière la porte. Je n'ai jamais eu ce problème. Toutes mes terreurs, tous mes monstres à moi, je les trimballe de jour comme de nuit. Je ne me souviens pas avoir manqué ne serait-ce qu'une fois ma piqûre hebdomadaire d'Élixir de Raison, un remède qui aide à remettre de l'ordre dans l'esprit. Dans l'Ancien Temps on utilisait des cachets, des anti-dépresseurs ou des thymorégulateurs qu'ils appelaient ça. De vrais poisons. Si l'Élixir fait un mal de chien, au moins il est efficace.

Du moins, je l'espère.

— Vous ne m'avez toujours pas répondu, observa la soignante.

— Hein ?

L'infirmière tapa du pied, pressée.

— Je vous demande si vous avez besoin de quelque chose avant que je ne parte et vous laisse seule pour la nuit, articula-t-elle.

La jeune fille sembla hésiter quelques instants avant de formuler sa demande du bout des lèvres :

— Puis-je avoir un livre, s'il vous plaît ?

— Un livre ?

La femme allait rappeler à sa patiente qu'elle se trouvait dans un hospice, que le seul ouvrage qu'elle pourrait acquérir était la Parole de l'Empereur, qu'elle l'avait déjà lu et qu'une infirmière n'était résolument pas bibliothécaire. Mais son regard croisa celui de la jeune malade et sa résolution flancha. Tout le monde dans la région connaissait l'histoire des Hellburg et s'inclinait pourtant sur leur passage. Le moindre sujet impérial avait appris à l'école ou à l'église de la Vertu la chute de cette Famille Fondatrice, comment le mariage d'Elizabeth Hellburg avec un Amaryl avait corrompu leur lignée. Comment ils avaient fini par trahir la Famille Impériale. Quel prix ils avaient payé pour cela. Un Lys reconnu coupable de trahison devait être dépossédé de ses pouvoirs et exilé de la capitale. La plus jeune Hellburg avait perdu la raison, n'ayant pas supporté la perte de sa Vertu. Elle n'était pas une exception, à ce qu'on disait. Lejla en frissonna. Outre sa naissance, Amethyst Hellburg était loin d'être une patiente ordinaire. Elle se distinguait particulièrement des vieux miséreux qui mouraient par manque de Thériaque. Amethyst sortait de l'adolescence mais semblait à peine y poser le pied tant elle était frêle, sa petite taille n'arrangeant rien. Malgré l'habitude, l'infirmière avait toutes les peines du monde à regarder sa patiente dans les yeux. Avec sa peau trop pâle, son air hagard et sa chemise de nuit blanche trop grande, Amethyst était déjà morte. Toute la journée, elle était recroquevillée dans ce lit qui, bien qu'étroit, semblait immense. Ses cheveux raides et blonds clairs, presque blancs auraient pu avoir des reflets dorés si leur propriétaire avait daigné voir la lumière du soleil. Mais il n'en était rien et les seules touches de couleur que portait cette jeune fille étaient ses grands yeux, d'un violet foncé profond. Son regard d'une beauté effrayante était ce qui rendait son physique particulier, ce qui la distinguait des autres filles maigrichonnes et dépressives. Comme autres pointes colorées, une myriade de tâches de rousseur mangeait son visage et des bleus violacés ornaient piteusement ses bras, seuls signes visibles de son traitement par piqûres. Cette fragilité, ce regard, cette impression que les livres étaient ce qui l'éloignait le plus de la rupture, tout en fait, changea complètement sa réponse et l'infirmière dit d'une voix mal assurée :

— Bien, je vais voir ce que je peux faire. À part cela vous voulez autre chose ? De l'eau, un fruit ?

— Non merci, juste un livre s'il vous plaît. Attendez, fit-elle soudainement alors que la femme passait l'encadrement de la porte, comment vous appelez vous ?

— Lejla, répondit l'intéressée, décontenancée.

Elle attendit qu'Amethyst lui réponde mais la patiente était déjà retombée dans son habituelle léthargie, dont elle ne sortait que lors de ses lectures ou de ses rares discussions avec des interlocuteurs qui n'avaient rien d'humain. Elle ne devait pas beaucoup apprécier être interrompue dans ses pensées aussi fréquemment mais Lejla ne supportait pas l'idée de la laisser seule face à ses pensées. C'était une brave infirmière, entière dans son travail. Les patients la détestaient ou l'adoraient pour cela. Amethyst devait sûrement faire partie de la première catégorie.

— Bonjour.

La voix était caverneuse, le ton sarcastique. Après avoir parcouru la pièce des yeux pour chercher son propriétaire, Amethyst tourna la tête vers la statuette d'un homme crucifié sur le mur.

Jésus. Cela faisait longtemps que je ne l'avais pas vu, celui-là. Aujourd'hui, il ne subsiste plus grand chose des religions de l'Ancien Temps. Toutes ces croyances ont laissé place au culte unique de la Vertu. Mon père m'a expliqué qu'il arrive à des hospices éloignés de la capitale de conserver quelques iconographies religieuses. Si nous étions plus proches de Paris, toutes ces représentations seraient brûlées, mais ici où les inspections sont rares, la Mère supérieure semble prête à prendre des risques. Comme quoi, la foi peut survivre à tout. Papa adore me parler de l'Ancien Temps, il a toujours été d'une nature curieuse. Ça le perdra.

— Laissez moi tranquille, lui répondit-elle sèchement.

Jésus sourit.

— Elle est partie maintenant. Nous pouvons parler tranquillement.

La jeune fille se boucha les oreilles.

— Vous n'êtes pas réel, insista Amethyst.

— Peut-être mais cela ne change rien au fait que tu m'entendes.

— Je suis ma-la-de, rétorqua-t-elle en détachant chaque syllabe.

Son voisin de lit scrutait la jeune fille avec des yeux ronds mais celle-ci ne le vit pas. Le bois de la statue craqua imperceptiblement et Amethyst frissonna. Comme à son habitude, l'hallucination se moqua de l'adolescente puis lui souhaita bonne nuit.

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Lejla parcourait la maigre bibliothèque de l'hospice. La pièce était plutôt grande mais servait davantage de garde manger que de lieu de lecture. Exceptés quelques Vertueuses et des recueils de cantiques, on n'y trouvait pas grand chose. Il faut dire que seuls les ouvrages datant d'avant le vingtième siècle -autrement dire une belle lurette- étaient admis. Elle et son amour des livres ne comprenait pas qu'on puisse ainsi se priver d'un tel savoir, mais puisque c'était la loi, il valait mieux obéir sans chercher à discuter. Perdue dans sa réflexion, elle n'entendit pas tout de suite la Mère supérieure l'apostropher d'une voix acariâtre :

— C'est pour la jeune fille aux yeux violets ?

Sans lui laisser le temps de répondre, elle ajouta d'une traite :

— S'il vous plaît, guérissez la vite.

Lejla, bien que décontenancée par cette remarque d'une évidence ridicule, rétorqua :

— C'est bien mon rôle, ma Mère.

— Ce que j'essaye de vous faire comprendre, c'est qu'elle n'est pas la bienvenue ici, persista la directrice.

Louise Saillac était une trentenaire austère et digne dans sa robe dont le haut col avalait la totalité de son cou et une partie de son menton. Ses cheveux sombres et épais, raie au milieu, était en partie dissimulés par un voile de jais. Cette religieuse était réputée pour sa passion pour les règlements (qui était bien la seule qu'elle eût jamais connue). Lejla croisa les bras.

— Et pourquoi cela ?

Madame Saillac plissa les paupières, l'air furieux.

— Je n'apprécie... Nous n'apprécions guère qu'un enfant du Vice, qui plus est avec du sang traître, soit nourri, logé et soigné dans une maison de la Vertu, morigéna-t-elle. À plusieurs reprises, durant des années. C'est une situation que nous avons toléré assez longtemps.

L'infirmière écarquilla les yeux, empreinte de confusion.

— Enfant du Vice ? Je ne comprends pas.

— Les yeux violets sont un des premiers signes. Elle deviendra un des leurs, un Vice, vous verrez ! persifla la Mère supérieure, la bouche tremblante de répulsion.

— Voyons, vous savez bien que ce ne sont que des légendes, tenta de l'adoucir Lejla.

La Mère supérieure en leva les bras au ciel. Elle jeta un regard épouvanté à une des nombreuses statuettes de Jésus qui parsemaient les murs de l'hospice. Plus d'une fois Lejla avait voulu lui faire remarquer son hypocrisie vis à vis de la couronne mais elle tenait à sa place.

— Des légendes ? Vous qui servez la Vertu, prétendez que Sa Parole n'est que légendes ! s'énerva Madame Saillac. Vous n'êtes qu'une subalterne, gardez cela à l'esprit. Vous renverrez mademoiselle Hellburg chez elle dans deux jours.

Lejla roula des yeux, franchement excédée.

— Mais si elle n'est pas guérie, que dois-je faire ? Je ne renverrai pas chez elle une patiente encore souffrante ! s'insurgea l'infirmière.

La religieuse croisa ses bras maigre, intraitable.

— Nous sommes un hospice religieux, non un asile. Peu importe sa naissance : cette enfant est folle.De plus, si je ne me trompe pas, vous avez pour rôle de soigner les malades. C'est ce que vous disiez à l'instant, n'est-ce-pas ? Je vous en prie donc : contentez vous en.

Sur ces paroles, la responsable de la maison Sainte Émilienne tourna les talons et laissa une Lejla révoltée. Bien que travaillant dans l'hospice depuis quelques mois, elle ne s'était jamais faite à l'intransigeance de l'établissement. Les hospices n'avaient de toute manière pas joyeuse réputation. L'extérieur de Sainte Émilienne ne faisait rien pour détromper cette image. La bâtisse se trouvait à la sortie de Sarajevo, délabrée, miteuse, à l'instar du reste de la ville. Cette position excentrée avait été choisie pour éviter aux habitants de la ville les hurlements des patients mais aussi pour enterrer plus facilement ceux-ci dans la fosse commune. Un portail de fer grinçant accueillait les rares visiteurs, qui marchaient dans une boue épaisse en ce début d'automne. La structure en pierre était envahie par la végétation, certains vitraux avaient perdus leurs couleurs mais empêchaient encore les mauvaises herbes de pénétrer l'enceinte. La toiture était en revanche plus clémente, elle laissait passer toute l'humidité et permettait ainsi aux patients de jouir d'une exquise fraîcheur, surtout durant le plein hiver, sinon ce n'était plus amusant. Lejla jeta un coup d'œil à la silhouette de Mlle Saillac qui s'éloignait d'un pas nerveux.

— Dans quel monde vivons nous ? soupira l'infirmière.

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— J'aurais besoin de toi aujourd'hui s'il te plaît. Tu veux bien m'aider à l'atelier ?

Erin Rosebury entendit la voix forte de son père résonner à travers le verre fendu de sa fenêtre. La jeune fille se pencha sur l'embrasure et balaya de ses yeux émeraude la plaine verdoyante, rendue safranée par l'aurore et fauve par la saison.

— Bien-sûr ! Donnes moi dix minutes et j'arrive ! s'écria-t-elle.

Au moment de se débarbouiller, l'adolescente grimaça : il n'y aurait pas d'eau tiède ce matin. La jeune fille planqua son épaisse chevelure rousse dans un béret de laine et délaissa sa robe pour un tablier, enfilant ses gants de cuir et de grosses bottines.

Elle descendit prudemment les quelques marches branlantes de sa maison et le bois craqua sous le poids de ses semelles usées. Erin fit une bise à sa mère avant de se saisir de sa caisse à outils et de franchir le seuil. En guise de bonjour, Alban Rosebury dit à sa fille :

— Aujourd'hui, il nous faut réparer une chaudière tubulaire.

Celle-ci hocha la tête et ils se mirent en route. Le chemin pour l'atelier était escarpé et aucun des deux Rosebury ne disait mot, préférant se concentrer sur la position de leurs pieds. Une fois arrivée en bas, Erin jeta un dernier regard affectueux à sa maison. La demeure Rosebury était un assemblage désordonné de pierres, de charpente de bois et de chaume, entourée de prés. La lumière rougeoyante dispersée sur les rares tuiles de la toiture faisait oublier la modestie du lieu. Son père l'extirpa de sa contemplation.

— Dépêches toi, s'il te plaît. Nous avons beaucoup de travail.

L'atelier était un hangar à la tôle cabossée et à l'ossature chancelante, où trônait tout au creux, un dirigeable usé au ballon crevé. Pour l'heure, c'était une locomotive qui occupait les deux mécaniciens. Entre deux coups de clef à molette, Erin demanda :

— Papa, tu n'es pas lassé de ne réparer que des wagons ?

Alban se retourna pour embrasser l'engin volant du regard. Son visage pâle couvert de cambouis suait et des mains encornées tremblaient légèrement sous l'effort.

— Lassé ? Un peu, oui, admit-il.

Il poursuivit, l'air curieusement rêveur :

— J'aimerais bien m'occuper de bateaux, je trouverai cela plus ... exotique. Mais ils ne viennent pas jusqu'à notre campagne.

Alban Rosebury se tourna vers son unique fille, qui n'avait su quoi lui répondre.

— Tu m'en feras bien un dessin un jour, pas vrai ?

Le quinquagénaire avait l'air d'un gosse désormais. Erin haussa ses sourcils fins.

— Un dessin ? De quoi ?

— De la vue qu'on a, là-haut. Ce doit être extraordinaire. Je n'ai jamais eu la chance de voyager en bateau, tu sais. Je n'ai jamais quitté notre île.

Chaque année, au mois de septembre, un navire emmenait Erin vers les belles robes, les gens élégants, la fine cuisine. Le coeur serré, Erin baissa la tête vers ses gants noircis, son tablier sali, ses jambes épuisées. Le travail se poursuivit, le métal résonnait bruyamment et la jeune fille songea qu'elle n'aimerait être nul part ailleurs.

— Je ne sais pas dessiner, se contenta-t-elle de marmonner.

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— Aaaaaah !

Ce cri qui fendit le silence de la nuit était celui d'Amethyst. Dans un hospice, entendre des hurlements nocturnes n'était pas rare, c'était particulièrement le cas de la gamine aux yeux violets et puisqu'il n'y avait pas de chambre individuelle pour l'isoler, il fallait la supporter. Depuis quelques jours, les infirmières avaient abandonné l'idée de l'attacher : elle avait beau être fragile, Amethyst était très souple et réussissait aisément à se défaire des cordages. En revanche pour Lejla, qui était exceptionnellement de garde cette nuit là, cette intervention était un véritable événement. Elle accourut immédiatement dans le dortoir. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle vit Amethyst , les yeux à peine ouverts, transpirante, tremblante, au fond de son lit, se frappant frénétiquement le crâne contre les barreaux. Avant que l'infirmière ait le temps d'ouvrir la bouche pour la questionner, elle se redressa brusquement et d'un bond étonnamment agile pour sa corpulence quitta son lit, examina le sol avec des yeux effarés, poussa un second cri d'horreur et sortit en courant du dortoir.

— Attendez ! Qu'est-ce qui se passe ?! Mademoiselle Amethyst, revenez ici !

Tout tangue. Même après ces longues années, je ne sais si je délire ou si le sol bouge réellement. S'il me regarde vraiment avec ses grands yeux jaunes, ses dents pointues, prêt à m'engloutir et à m'enterrer vivante. Si c'est une hallucination, elle est particulièrement réussie. Quand les infirmières me rattrapent pour me remettre au lit, je l'entends susurrer :

— Pas aujourd'hui ?

— Tant pis.

— Nous jouerons un autre jour.

— Il te reste encore beaucoup de nuits, Amethyst, tellement. Tu es si jeune.

— Faites pas attention ! braillait déjà un vieillard en levant ses deux moignons. Et éteignez vot' bougie, on veut pioncer nous !

Un autre malade, beaucoup plus jeune, s'écria :

— Elle pourrait pas choisir ses horaires, la folle ? Qu'elle nous fasse sa crise le matin si ça lui dit, mais moi être réveillé en plein milieu de la nuit, ça va bien !

— C'est vrai, renchérit son voisin de lit, si elle continue j'vais lui péter la mâchoire un bon coup, ça lui apprendra !

Le lieu de repos était devenu un capharnaüm tapageur. Beaucoup des malades étaient venus pour y mourir au chaud, l'infirmière ne pouvait décemment délégitimer leur besoin de silence. Pas un patient n'était encore endormi et tous se plaignaient d'Amethyst Hellburg. Tous sauf un. Une voix nasillarde se distingua des autres braillements :

— Vous menacez une enfant du Vice ? Je ne ferais pas ça si j'étais vous.

L'infirmière fixa l'homme, déroutée. Le Vice... une histoire inventée par l'Empereur pour faire peur aux enfants. Ce n'était que cela. Le quarantenaire à l'allure défraîchie soutenait franchement son regard, ayant lu le doute sur le visage faiblement éclairé de Lejla. Avec ses yeux vert d'eau et ses cheveux grisonnants, il ne manquait pas de charme.

— C'est n'importe quoi, ces histoires ! s'exclama ensuite un adolescent qui était son voisin de couchage.

L'homme se redressa sur son lit, non sans peine. Lejla vit qu'il lui manquait une jambe.

Il était svelte, pas très grand. Il poursuivit à l'intention de l'infirmière, à voix basse :

— Si vous le permettez, j'aimerais faire plus ample connaissance avec mademoiselle Hellburg. Pourriez vous organiser une entrevue avant qu'elle ne rentre chez elle ?

Lejla le considéra, interdite puis se figea. Elle remarqua ce qu'elle n'avait pas vu avant. La lumière de sa lanterne se réfléchissait dans un morceau de métal brillant, qui dépassait de la couverture miteuse du patient. Personne ici n'avait les moyens de s'offrir une jambe de métal, encore moins recouverte d'or.

— Qui êtes vous ? articula-t-elle. Je ne vous ai jamais vu ici.

L'intéressé haussa démesurément les épaules, la moue taquine. En dépit de sa prothèse brillante, l'homme était affublé de vêtements crasseux, trop larges. Il posa une main chaude sur le bras de Lejla et sa voix se fit cajoleuse.

— Je ne suis pas un patient. Appelez moi Pavel.

La religieuse s'éclaircit la gorge.

— Monsieur Pavel, il se trouve que Madame Hellburg a bien précisé, lorsqu'elle a inscrit sa fille ici, que personne à part le personnel soignant ne pourrait s'approcher d'elle, expliqua-t-elle prudemment.

— Madame Hellburg est bien précautionneuse, susurra l'intrus.

Lejla frissonna. Elle était certaine de pouvoir le battre s'il s'en prenait à elle : il avait l'air faiblard et sa jambe en métal le gênerait sûrement.

— Madame Hellburg a ses raisons, rétorqua Lejla. Son enfant n'est pas une bête curieuse.

Le visage mutin de Pavel s'allongea davantage en une figure luciférienne.

— Bien-sûr que si, petite infirmière. Amethyst Hellburg est une bête, et la plus curieuse qu'il puisse exister en ce moment.

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Erin plissa les yeux pour y voir plus clair. Elle avait quitté sa maison à l'aube, la chaume était désormais illuminée de vermillon et d'ocre, le soleil se couchant sur la vallée. Un Clydesdale bai, un facteur adolescent sur son dos, dévalait plus ou moins prudemment la colline sur laquelle la maison Rosebury était juchée. Muguet croisa le regard de sa mère, Finna triturait nerveusement l'enveloppe que venait de lui transmettre le garçon. Les Rosebury dînèrent dans un silence absolu, ce soir là. Le visage de la mère restait fermé. Alban et sa fille se consultaient régulièrement du regard, incrédules. Aux alentours de minuit, Erin lisait dans sa chambre lorsqu'elle eut envie d'un verre d'eau. Elle descendit les escaliers le plus discrètement possible, passa sans bruit devant le salon et fronça les sourcils. Les deux époux étaient assis devant le feu de cheminée. Tout était comme à leur coutume : la mère tricotait un pull et le père graissait ses outils. Pourtant, l'atmosphère semblait lourde. Erin était habituée à entendre ses parents discuter gaiement, il n'y avait là pas un mot. Jusqu'alors.

— Qu'y a-t-il, Finna ?

La mère de famille avait à peine levé les yeux vers son mari, concentrée. Pendant un instant, Erin n'entendit rien de plus que l'entrechoquement des aiguilles en bois. Alban ne renonça pas pour autant, habitué à la discrétion de son épouse.

— Finna, j'ai vu l'expression de ton visage. Dis moi ce qu'il se passe.

Il y eut un silence, bref, avant que la voix de la mère de Muguet, plus tremblante que la faible flamme de la cheminée, ne se fasse entendre à nouveau.

— Nous avons reçu une lettre de Finwooth, encore. Ils sont intransigeants : Muguet doit y passer une nouvelle année.

Le poing d'Alban s'abattit sur la table de bois. Très intimidée par les accès de colère fréquents de son père, Erin manqua de grimper derechef dans sa chambre.

— Bon sang ! C'était il y a dix ans ! s'écria-t-il.

— La Famille Impériale est rancunière, dit simplement sa femme avec tristesse.

Il ne répondit rien, son regard furieux fixé sur le brasier.

— Elle n'est pas maltraitée là bas. Notre fille y est nourrie, logée, instruite... Je suppose que nous n'avons pas le droit de nous plaindre, hasarda à nouveau Finna.

— Finwooth est surtout une école qui n'accueille que les enfants dont les familles ont quelque chose à se reprocher. Elle est considérée comme une otage dix mois par an, je ne supporte pas ça !

Finna se rapprocha, posa le bras sur l'épaule de son mari.

— Personne n'aime cela, Alban. Mais nous ne sommes que des Cendros, non seulement nous n'avons pas notre mot à dire mais en plus nous n'avons pas d'arme pour nous défendre.

L'homme marmonna :

— Si l'Irlande gagnait son indépendance, le système des castes y serait aboli.

Finna se leva de son fauteuil, les épaules affaissées.

— Tu sais comme moi que cela n'arrivera jamais.

Erin regagna son lit, le coeur lourd. Ainsi, elle reverrait la vue qu'on avait de là-haut, entre les voiles.

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Auguste Beaumanoir posa, non sans rechigner, le chapeau haut-de-forme sur sa tête. Ses boucles brunes indisciplinées ne rendaient pas la tâche aisée. Le garçon n'aimait pas bien les mondanités et le cérémonial vestimentaire qui les accompagnent pas davantage.

— Auguuuuste ? Tu peux m'aider ?

L'intéressé soupira, connaissant cette voix fluette et ce ton supplicateur par coeur.

— Qu'est-ce qu'il y a, César ?

Le jeune homme se dirigea dans la chambre de son petit frère et ne put retenir un pouffement une fois arrivé à destination. Les petites mains d'un César démuni tenaient un foulard immaculé. Le contraste entre cette pièce classique aux napperons de dentelle et ce petit garçon aux yeux penauds nageant dans ses habits trop grands ne manquait pas de potentiel comique.

— Je n'y arrive pas, fit-il en montrant sa cravate dénouée.

Un déjeuner entre aristocrates de la capitale était prévu dans peu de temps, les hommes Beaumanoir y étaient tous conviés, grands comme petits. L'Utilitaire de la maison étant partie au marché, les maîtres des lieux se retrouvaient livrés à eux-mêmes.

— Pour une fois que tu ne m'appelles pas pour soulever un truc, je ne vais pas refuser, plaisanta Auguste.

L'enfant s'assit sur son lit à baldaquin et son frère s'agenouilla face à lui. Tirant la langue sous l'effet de la concentration, Auguste et ses grandes mains se débrouillaient bien mal avec le tissu fin. Il ne s'agirait pas d'étrangler l'enfant de huit ans par mégarde.

— C'est pas de ma faute si tes pouvoirs sont trop bien ! protesta César. La Vertu d'Henri, elle sert à rien.

Tous deux entendirent une expression de protestation ainsi que des pas sautillants sur le vieux parquet. Un jeune homme svelte passa la tête à travers l'entrebâillement de la porte. Auguste constata avec dépit que le haut-de-forme tenait parfaitement sur la tête de l'aîné de la fratrie. Les yeux bruns rieurs et le teint mat, Henri Beaumanoir avait déjà revêtu sa redingote.

— Dis plutôt que tu es jaloux parce que ta Vertu à toi ne s'est pas encore manifestée ! lança-t-il, taquin.

L'homme qui venait de franchir la vingtaine s'installa à côté de son plus jeune frère et entreprit de lacer ses chaussures de cuir.

— Sophie a dit que ce serait pour bientôt ! bouda l'enfant en remuant les pieds.

— Arrêtes de faire ça, je ne peux pas t'aider sinon ! Sophie est une de nos Utilitaires, elle te dira ce que tu as envie d'entendre.

Si Henri faisait partie des gens joyeux par défaut, Auguste le sentait préoccupé et il savait pourquoi. Il entendait les chuchotements lors des événements mondains. La rumeur se propageait. Si leur père pouvait commencer à se poser des questions, il semblait avoir décidé de fermer les yeux. Ėvidemment. Le nom Beaumanoir ne survivrait pas à cela. Si tout était découvert, Henri perdrait tout : de son futur poste au cabinet de Sire Wallington, ministre de l'Intérieur, jusqu'à sa vie. Leur condition de Lys ne les autorisait pas à cela. Ne leur permettait pas grand chose de toute manière. La petite voix de César interrompit ses pensées.

— Et si elle vient jamais ? Ma Vertu ? fit l'enfant, ses petites mains crispées sur le couvre-lit en patchwork. Auguste ébouriffa les boucles de son jeune frère avec affection.

— La Vertu se manifeste chez tous les Lys, César. Tu n'as pas à t'en faire !

— Aïe ! protesta l'enfant. Attention, tu vas me casser la tête !

Auguste retira immédiatement sa main, la gorge nouée.

— Fais attention, le morigéna Henri, il faut que tu contrôles ta force.

Auguste se balançait d'un pied sur l'autre et ronchonna :

— Le jour où il faudra que je prenne votre défense, vous serez bien contents tous les deux.

— Mais oui Hercule. Allez, viens, il faudrait que je te parle.

Henri prit son frère à part tandis que l'enfant se débattait avec ses boutons de manchettes en or. Il chuchota :

— Je crois que Edouard sait.

Auguste fronça les sourcils, s'assit sur le fauteuil de velours.

— Il te l'a dit ?

— Non, c'est juste une impression.

Auguste frappa l'épaule de son frère, faussement nonchalant.

— Pourquoi tu t'inquiètes pour rien ? Il n'y a aucune preuve, personne ne sait, tout va bien !

Il avait beau fanfaronner, Auguste était préoccupé. Henri était insouciant de nature et cette situation durait depuis des années. Pour qu'il ressente une telle menace, le danger était peut-être réel. Les traits d'Henri demeuraient tendus.

— N'oublies pas que les Wallington sont parmi les seuls qui refusent de révéler leurs Vertus et que la devise de leur famille est "Manipuler, c'est le pouvoir". Il faut rester prudent, dit-il. J'hésite à m'y rendre, ce midi.

Auguste secoua la tête, manquant de faire tomber son chapeau.

— Ce déjeuner est pour célébrer l'entrée au cabinet ministériel du fils de Sire Wallington. On n'a pas d'autre choix que d'y assister.

— Je le sais bien ...

— Dire qu'Edouard n'a que dix-huit ans ... il y rentre bien avant toi ! On dirait que c'est toi qui deviens jaloux, frangin ! l'asticota Auguste.

Sans lui répondre, Henri retourna près de César et s'empara ensuite de la cravate qu'il noua habilement autour de son cou. Il lui tapota gentiment la tête.

— Allez, viens donc, petit pingouin. Père nous attend et on va être en retard.

— En effet, dépêchez vous.

Les trois garçons se tournèrent vers leur père, une masse presque aussi large que haute. Personne n'aurait pu remettre en cause le lien génétique entre Auguste et Philippe Beaumanoir. Ce dernier se tenait dans l'encadrement de la porte, la main gauche sur sa cane et la droite sur le guéridon de bois où trônait l'ours en peluche de César.

— Est on vraiment obligés de tous venir ? se risqua à demander Henri.

La voix forte de Philippe vibra à travers la maison, faisant sursauter César :

— Est-ce que vous plaisantez ?!

Le parquet trembla et le petit garçon se cramponna à la jambe d'Auguste. Philippe Beaumanoir reprit plus doucement, un octave plus bas :

— Je ne veux aucun commentaire, les Wallington sont notre Famille Protectrice. Nous lui devons respect et obéissance. Plus tard, vous devrez faire serment de fidélité aux enfants Wallington.

Il commença à s'éloigner à pas lourds.

— Plutôt mourir que de m'agenouiller devant Edouard et Camélia, fit Auguste entre ses dents.

Avec une force herculéenne rivalisant avec celle de son père, Auguste était le seul à oser tenir tête au Baron Beaumanoir. De dos, ce dernier tourna lentement la tête et répliqua simplement :

— Si vous affublez à nouveau Charlotte Wallington de ce surnom infamant, je vous arrache la langue. Tant que nous en sommes à évoquer le langage, veuillez cesser de tutoyer votre petit frère : cela ne se fait pas et lui donne le mauvais exemple.

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D'après ce que j'ai lu dans le livre d'Histoire Vertueux, la médecine a considérablement progressé depuis l'Ancien Temps. Nous devons remercier la Famille Impériale. Ce sont eux et leurs Vertus qui confèrent aux Élixirs leurs propriétés magiques. Aujourd'hui, je retourne à la maison. Je n'ai pas envie de montrer à Papa et Maman que cette cure intensive d'Élixir de Raison n'a eu aucun effet sur moi, ce remède est coûteux. Mes parents, ma sœur et moi ne sommes plus que des renégats, après tout.

— Mademoiselle ?

Amethyst se retourna, alerte, et le lit grinça.

— Hein ?

— Il faut que je fasse votre dernière piqûre d'Élixir de Raison avant que vous ne partiez.

Amethyst ne répondit rien et se contenta de retrousser sa manche. Elle put lire une brève expression de pitié dans les yeux de l'infirmière, ne releva pas. Elle était accoutumée à ce genre de réaction avec les personnes qui voyaient ses bras pour la première fois. C'était la raison pour laquelle Amethyst portait, hiver comme été, des manches jusqu'aux poignets. Les habituées, comme Lejla, étaient bien plus coriaces, il en fallait beaucoup pour les émouvoir. Il faut dire qu'elles en voyaient aussi beaucoup. Trop. Amethyst se demandait comment les infirmières ne devenaient pas aussi folles qu'elle.

J'ai vu beaucoup de gens mourir ici. Il ne faut surtout pas croire que la Thériaque permet à tout le monde d'être parfaitement en forme. Elle permet simplement de nous maintenir en vie. Plus on a d'argent, plus on peut en acheter et de surcroît être en bonne santé. En réalité, les organismes les plus fragiles qui ne reçoivent que la dose réglementaire ne survivent pas à un petit virus. J'ai failli mourir deux fois à cause d'un rhume.

Amethyst fut interrompue dans ses pensées par l'infirmière.

— Mademoiselle ? Je vais prendre votre bras droit, l'autre est trop abîmé, ajouta-t-elle, la bouche tordue par le dégoût.

Indifférente, Amethyst releva sa manche. Une douleur aiguë la traversa tandis que l'Élixir partait à l'exploration de ses veines.

 

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