ÉDIT DE L'EMPIRE, Paris, 7 mai 2181
Article 2 : La DIGNITÉ entre les individus doit être respectée. La HIÉRARCHIE suivante structurera notre société et son organisation ne peut être bouleversée :
LYS
AMARYL
CENDROS
UTILITAIRE
Article 3 : La PURETÉ du sang doit être chérie et préservée.
Ces MARIAGES EXOGAMIQUES sont déconseillés :
AMARYLS et CENDROS
Ces MARIAGES EXOGAMIQUES sont formellement interdits :
LYS et AMARYLS
LYS et CENDROS
Les UTILITAIRES sont la propriété de l'Empire et ne peuvent prétendre au mariage.
CHAPITRE 2 : Pas de nom qui compte
Impuissant : Qui, faute de la force ou des moyens nécessaires, ne peut agir, remplir le rôle qui devrait être le sien.
« Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l'est à sa façon. » Anna Karénine, Léon Tolstoï
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Tandis qu'Amethyst finissait de mettre son corset à l'aide d'une infirmière, Elizabeth Hellburg rassemblait ses maigres effets personnels dans un grand sac rapiécé tout en jetant des coups d'œil réguliers à sa fille. Même si elle avait toujours douté de l'efficacité du traitement, revoir ces yeux vides et ces bras bleutés lui tordait encore l'estomac. Malgré tout, le fait de ramener son enfant à la maison l'emplissait de joie. Elle lui avait manqué. Elizabeth entendit un toussotement sec qui la fit se retourner. Elle fit face à Mlle Saillac dont les traits du visage hargneux lui évoquèrent immédiatement ceux des gargouilles décrépies qui ornaient Notre-Dame de Paris. Les deux femmes s'éloignèrent du dortoir, hors de portée des oreilles de la malade.
— Vous vouliez me voir ?
— Madame Hellburg, j'ai à vous parler. C'est important, précisa-t-elle d'un ton pincé. Comme convenu, votre fille quitte notre établissement mais je tiens tout de même à vous avertir. Vous gaspillez votre argent. Elle ne guérira pas, sa maladie empire.
La directrice avait lâché sa tirade avec son habituelle froideur, non sans peine. Enfant du Vice, ce n'était jamais quelque chose de facile à annoncer.
— Néanmoins, il reste un espoir pour votre famille.
— Que prévoyez vous ? répondit la mère, le regard fermé en croisant les bras.
Louise jugea brièvement Elizabeth du regard. Cette dernière portait une robe simple d'un vert terne au corset un peu déchiré, rapiécée en bas : l'habit traditionnel d'une Cendros paysanne. Madame Saillac songea que, lorsque des Lys étaient bannis, les choses n'étaient pas faites à moitié. Maintenant, la religieuse savait d'où venait les cheveux blonds si clairs, si rares d'Amethyst et cette peau restée diaphane malgré les travaux dans les champs. Si elle n'avait pas légué ses yeux noirs à sa fille, Elizabeth avait une force, une détermination féroce et froide au fond de ses prunelles dont Amethyst semblait dénuée. À moins qu'elle ne la dissimule ? Allez savoir. Cette gamine était si étrange.
— Je ne peux rien vous dire, Madame. Sachez seulement que j'ai reçu un ordre venant du ministère de l'Éducation.
Pour une fois Elizabeth perdit de sa superbe et ouvrit de grands yeux.
— Le ... ministère ? De l'Éducation ? Pour Amethyst ? Je ne comprends pas, pourquoi est-ce qu'ils s'intéressent à el...
— Vous êtes des renégats, Madame, l'interrompit sèchement la Mère supérieure. Vous n'avez pas à poser de question. La Famille Impériale possède tous les droits, y compris celui de s'assurer de votre loyauté.
Elizabeth hocha la tête vers la statue de Jésus crucifié, qui cette fois ne parlait plus à personne.
— Et vous l'êtes, loyale envers la couronne ? Voyez vous, j'ignorais que la Vertu était un homme, ironisa-t-elle.
La religieuse resta muette quelques secondes, déstabilisée.
— Personne ne vous écouterait si vous le rapportiez. Vous ne comptez plus, pour personne, cracha-t-elle. Pour votre fille, je ne peux rien de plus.
Elizabeth sembla prendre la pleine mesure de la situation et son regard se voila, sa main resserrant sa prise autour de la lanière usée de son sac. La Mère Supérieure redressa imperceptiblement sa cambrure, le menton fier. Elle poursuivit :
— Si vous le permettez, Madame, j'ai des cas moins désespérés à traiter. Si vous pouviez maintenant évacuer notre établissement, je vous en serai gré, finit elle en tournant les talons.
Ainsi se clôtura la conversation. La mère et la fille quittèrent Sainte Émilienne en se promettant chacune en son for intérieur de ne jamais y revenir. Après trois heures de marche à travers la campagne environnante de Sarajevo, les yeux violets d'Amethyst tombèrent sur sa maison. La ferme Hellburg était une bâtisse en pierre engloutie par le lierre, composée d'un rez de chaussé, d'un étage et d'un très grand grenier, que la famille mettait à la disposition de quelques orphelins sans abris. Le toit extrêmement pointu aux tuiles sombres, crasseuses et lisses servait régulièrement de toboggan aux enfants, à la condition que plusieurs matelas soient empilés pour favoriser l'atterrissage sur les mottes de foin, garées sur le côté de la maison. Cette demeure, bien que paraissant austère de l'extérieur, était un luxe pour des ruraux, si excentrés. La plupart de leurs voisins se contentaient de cabanes branlantes ou, pour les plus malchanceux, de mansardes d'une maison de famille plus riche. Ceux qui dormaient dehors, on les voyait peu. Quand arrivait la période la plus froide de l'hiver, ils tombaient à terre avec la neige. Était greffée sur le côté de la maison une toute petite tour, une bibliothèque. Alors que le jardin était régulièrement envahie par les enfants et les sans-abris, l'accès à cet endroit était réservé à la famille seule. Pas d'exception : c'est ici que le père d'Amethyst conservait tous ses livres. La demeure était accompagnée d'une grange pour les animaux, d'un ensemble de potagers et d'un champ de céréales. Elizabeth poussa la lourde porte en bois massif de l'entrée, suivie par sa fille. Cette dernière retrouva avec plaisir le fauteuil en cuir vieilli, l'ancienne roue de moulin convertie en table à manger, la cheminée sale et les montagnes de livres.
— Y a-t-il quelqu'un ? Je suis avec Amethyst ! Richard ? Adélaïde ? appela Elizabeth, avec pour seule réponse le silence. Personne n'est rentré ?
Des pas dévalant l'escalier grinçant se firent entendre. Richard fut le premier à accueillir Amethyst. Il se précipita sur sa fille, tout sourire.
— Ma chérie, comme vous avez grandi ! s'exclama-t-il en la prenant dans ses bras.
La jeune fille retint de justesse un reniflement ému lorsqu'elle perçu l'arôme citronné des cheveux sombres de son père. Elle s'inquiéta des marques de brûlures sur ses avants-bras. Sa peau était pourtant déjà brunie par son travail dans les champs : s'il avait passé autant de temps dehors par ces dernières semaines de canicule, c'était mauvais signe pour l'économie de la famille.
— Je ne suis partie qu'un mois, sourit elle faiblement.
— Vraiment ? Il m'a semblé que c'était beaucoup plus que cela ! Laissez moi prendre son sac, Liz je vais le lui monter dans sa chambre.
Il était celui qui avait convaincu sa femme de laisser les enfants jouer sur le toit et dormir dans le grenier. Richard était autant le brasier réconfortant d'une cheminée dans un foyer aimant qu'Elizabeth était un stalagmite : belle, élancée, tranchante. Les marches en bois couinèrent plus franchement, s'en suivit l'arrivée d'une dizaine d'enfants. Des petites têtes brunes et blondes aux guenilles trop larges encerclèrent immédiatement la nouvelle venue.
— Amethyst ! Amethyst ! Vous êtes revenue ! Vous allez nous lire une histoire ce soir ? Amethyst ! scandaient-ils, plus surexcités que jamais.
La jeune fille semblait plus à son aise, bien que son visage restait dénué d'expression.
— Bonjour Grégory. Bonjour Thomas. Dites-moi Jeanne, vous vous êtes coiffée ce matin ? Il faudra que je vous apprenne à lacer vos chaussures, David, vous n'arrêtez pas de trébucher.
Elizabeth écarta un à un les enfants de sa fille.
— Du calme ! s'écria-t-elle. Amethyst a besoin de repos.
Une voix cassante venue de l'étage du dessus rétorqua :
— De repos ? Laissez-moi rire, elle en revient.
Amethyst ne leva même pas la tête, sa mâchoire se contracta.
— Taisez vous Adélaïde ! ordonna-t-elle. Venez dire bonjour à votre petite sœur.
— Ce n'est pas nécessaire, marmonna Amethyst d'une voix presque inaudible.
Plusieurs gamins s'écrièrent :
— Tous aux abris, la sorcière arrive !
Une silhouette féminine descendit lourdement les escaliers et, non sans bousculer avec agacement quelques enfants sur son passage, se planta devant Amethyst.
— Déjà rentrée.
— Il semblerait, rétorqua sa cadette.
Eliott, le plus âgé des orphelins du haut de ses quinze ans, mal à l'aise face à tant d'antipathie, s'empressa de combler les vides :
— J'espère que vous avez fait bon voyage avec dame Elizabeth. Laissez, monsieur Richard, ajouta-t-il précipitamment en voyant le père de famille grimacer sous le poids du sac. Je vais porter ses affaires. Vous en avez assez fait aujourd'hui.
L'homme se massa le bas du dos, grimaçant.
— Je veux bien mais pour la énième fois : appelles moi Richard ! Réserves ces chichiteries pour ma femme.
L'intéressée, tout se drapant dignement dans son châle troué, lui jeta un regard furibond. Amethyst et Eliott gravirent ensemble les marches en se moquant de la chamaillerie naissante des deux parents Hellburg. Ils arrivèrent dans la chambre d'Amethyst et celle-ci contempla le paysage, peu ravie de retrouver sa pièce . Ces marques sur les murs lui nouaient toujours la gorge et elle avait presque oublié ce loquet sur la porte, qu'elle était obligée de fermer chaque nuit, juste au cas où. Une fois le sac déposé et les maigres affaires rangées, ils s'assirent sur le lit de la jeune fille et discutèrent. Ils s'étaient toujours bien entendus et la conversation prit rapidement un tour plus sérieux.
— Je n'avais presque rien dans mon sac. Papa doit être vraiment mal en point, s'inquiéta Amethyst.
— Les récoltes sont mauvaises à cause de la canicule de cet été, il se démène pour récolter ce qu'il peut et négocier avec les distributeurs. J'essaye de l'aider au maximum, mais il y a de plus en plus de rafles des Cuivres ces dernières semaines et je dois me cacher. Dame Elizabeth s'occupe toujours des bêtes, qui commencent à fatiguer et qui ont besoin de manger deux fois plus, pour faire des provisions pour l'hiver. Il faut aussi retaper la grange, qui laisse passer l'humidité. Je ferais ça demain.
— Je vous aiderai, dit la jeune fille sans réfléchir.
— Avec tout le respect que j'ai pour vous Amethyst ..., rétorqua-t-il. Grimper sur le toit ? Réparer le toiture ? C'est vous qu'on va devoir retaper après.
— Laissez tomber, grommela-t-elle. J'irais voir maman plutôt.
Malgré son air grincheux, elle se tracassait réellement.
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— Regardes Auguste, une fontaine de chocolat ! s'écria César, surexcité.
Le petit garçon était pendu au bras de son grand frère, qui peinait à le faire tenir en place. Certains nobles le fusillaient du retard, habitués aux petits Lys silencieux et plantés au sol.
— Les Wallington ont mis les petits plats dans les grands, dût admettre Henri. Nous devons nous vouvoyer en public, lui rappela-t-il gentiment.
Les trois frères Beaumanoir entraient dans la salle de réception, leur père sur leurs talons.
Chacun d'eux s'essuya longuement les pieds sur le paillasson, leurs chaussures étaient imbibées de neige fondue. César se tortillait sur place, guère confortable dans sa redingote devenue trop petite depuis quelques mois. Henri lui tenait la main et avançait à pas rapides, nerveux. Dans le fiacre les ayant conduit, Auguste l'avait surpris à plaquer furtivement sa main contre sa bouche comme s'il eut envie de vomir. Lui même balayait son environnement du regard, guère enthousiaste. Au delà de sa méfiance envers sa Famille Protectrice, la résidence des Wallington le mettait franchement mal à l'aise. Tout y était blanc, absolument immaculé. Des hautes colonnes au sol, jusqu'au jardin, en passant par le plafond finement ciselé de motifs géométriques parmi lesquels se cachaient des pantins rieurs, tout y était lacté. Cette blancheur s'accordait presque avec la pâleur de teint légendaire des Wallington et celle de leurs cheveux. Les invités tranchaient dans le décor, des crinolines brodées d'or et d'argent aux chapeaux plumeux jusqu'aux perruques multicolores des rares Amaryls ayant le privilège d'être présents. Auguste secoua la tête, écoeuré. Rien à faire, il détestait cet endroit. Si le jeune homme n'avait jamais été au delà de cette pièce, il imaginait tout à fait le reste de la demeure ainsi.
— Allons, dépêchez vous, leur ordonna Philippe Beaumanoir.
— Oui, Père, soupira Henri.
Le couple Wallington était posté sur une estrade, entouré de ses enfants, derrière les musiciens. Si le père de famille était plutôt taciturne, sa femme était bien plus avenante, au grand soulagement des convives. Philippe Beaumanoir et ses trois fils posèrent genoux à terre et chacun baisa la main d'Edith Wallington ainsi que celle de sa fille. César, toujours mal habitué aux courbettes, chancelait sur ses petites jambes.
— Philippe Beaumanoir, c'est un plaisir de vous recevoir. J'espère que notre mobilier n'en souffrira pas cette fois, plaisanta Edith, éclatant d'un rire cristallin.
Philippe courba davantage la tête et Auguste claqua sa langue contre son palais, méprisant. Edouard le remarqua et fronça les sourcils en signe d'avertissement.
— Je suis encore infiniment désolé pour votre table. J'aurais dû mettre plus de précaution à couper cette viande.
Edith Wallington agita sa main et on eût cru qu'elle se détacherait de son bras.
— Ce n'est rien, je ne faisais que vous taquiner.
Son époux, Charles Wallington, semblait bien plus cérémonieux et peu enclin à l'humour.
— Votre famille a toujours été loyale envers la nôtre, Philippe. Notre offre d'unir nos deux maisons est toujours valide.
Philippe ploya si fort qu'Auguste pensa que son imposante ossature allait se briser.
— Nous acceptons toujours votre proposition.
Charlotte et Henri échangèrent un regard torve. Edith détendit l'atmosphère.
— N'embêtez pas notre invité d'affaires administratives en ce jour de célébration. Philippe, j'ai la joie de voir que vos fils sont en pleine forme. César, comme vous êtes devenu un garçon fort, ajouta-t-elle d'une voix douce.
Edith Wallington était une femme fragile, d'une pâleur maladive et qui ne quittait jamais son étrange chaise en fer sur roulettes. Auguste se fit la réflexion que c'était bien là la seule chose qui n'était immaculé chez cette personne. Sa chevelure avait été blanchie par la maladie et ses yeux bleus étaient si clairs qu'ils paraissaient s'éteindre au fil des années. Son cou gracile et la charmante tête qu'il soutenait pivota à sa droite, vers ses enfants.
— Edouard, Charlotte, allez donc saluer nos invités. Je ne puis bouger de cette estrade mais ce n'est pas parce que je me transforme en souche que vous devez en faire autant.
Les deux enfants Wallington, qui sortaient tout juste de l'adolescence, s'inclinèrent devant leurs parents et descendirent les trois marches sans prêter regard aux Beaumanoir. Ils se mêlèrent aux invités, qui ne pouvaient s'empêcher de les considérer avec un mélange d'admiration et de crainte. Charlotte fut vite approchée par une vieille femme au teint olivâtre et à la silhouette lourde, drapée dans d'épais tissus mauves.
— Mademoiselle Wallington, c'est une divine réception, commença-t-elle de sa voix rauque.
Charlotte hocha la tête.
— Marquise Herrera, nous sommes honorés de vous compter parmi nos convives.
— C'est un plaisir pour moi. Il est vrai que je tenais à vous adresser mes félicitations en personne.
Charlotte eut un sourire aigre, avant de s'emparer d'une coupe de champagne qu'un Utilitaire portait à son attention sur un plateau d'or blanc. Elle but d'une traite et déglutit, avant de répliquer :
— Des félicitations, à moi ?
Marie-Louise lui saisit chaleureusement le bras.
— Bien-sûr, ma chère. Vous êtes d'une aide précieuse pour votre père et votre frère. Il n'entrerait pas au Cabinet sans vous.
Charlotte posa un regard si acéré sur la main fripée que Marie-Louise la retira vivement. "Manipuler, c'est le pouvoir." Elle ne savait comment cette devise s'incarnait en cette jeune femme et mieux valait rester prudente.
— Pourrais-je vous demander une infime... faveur ?
Charlotte haussa les sourcils. Voilà, enfin nous y étions. La jeune femme enroula machinalement un collier autour de son doigt fin. Elle était si pâle qu'on n'aurait su distinguer la perle de sa chair.
— En quoi une femme de pouvoir telle que vous pourrait bien avoir besoin de la simple conseillère familiale que je suis ?
Marie-Louise jeta un regard timide vers Angor Kaprianov, qui discutait combat avec les Cuivres présents.
— Croyez vous que vous pourriez toucher un mot à votre frère et votre père au sujet des Néfastes ? chuchota-t-elle.
Charlotte leva les yeux au ciel. S'il y avait bien quelqu'un qui n'était pas faite pour sa fonction, c'était elle.
— Vous êtes notre ministre de l'agriculture, Marquise. Ne pourriez vous pas discuter de cela avec eux au prochain conseil ?
— Certainement. Oui, oui, certainement. C'est juste que...
— Qu'y-a-t-il de si urgent pour que je dérange mon père et mon frère avec un problème qui n'en est pas un et qui, s'il l'était, ne serait pas de leur ressort ? l'interrompit Charlotte, cinglante.
La vieille femme frémit. Les Wallington n'étaient pas la première des Familles Fondatrices pour rien. Même les Nemours et leurs montagnes d'or n'avaient su détrôner les pâles, imperturbables et froids Wallington. C'est cette figure implacable que lui montrait Charlotte Wallington. La jeune femme, si elle possédait un teint laiteux, avait des cheveux noirs comme les ailes d'un corbeau et des yeux céruléens. Marie-Louise se rappela, troublée, que cette enfant fut blonde, autrefois. Que ces yeux n'avaient pas toujours eu cette couleur.
— Sauf votre respect, Mademoiselle Wallington, les Néfastes sont un problème. Ils envahissent nos terres, pillent nos réserves, tuent nos habitants et en prennent d'autres en otage. Les Néfastes se sont encore rendus coupables d'incursions dans le royaume de Russie. Ils ont pris Samara, Oufa et Orenbourg, fit-elle observer.
— Nous vous avons invités dans notre demeure pour célébrer l'entrée de mon frère dans le monde politique, rétorqua Charlotte. Ne soyez pas rabat-joie, Marie-Louise.
La ministre de l'agriculture crispa nerveusement ses mains autour de sa coupe en cristal.
— Je ne tiens pas à vous embarrasser en pleine réception, bafouilla-t-elle. C'est seulement que ... Les Néfastes ont déjà repris la Grèce et l'Albanie, la Macédoine du nord et le Kosovo. Ils ne sont pas si loins du royaume Austro-hongrois, peut-être devrions nous faire preuve de plus de prudence...
— Les affaires extérieures sont l'attribut de la famille Kaprianov, et non le nôtre, répliqua Charlotte. La gestion de leur royaume leur revient, ainsi que celle des frontières.
Le ton sec de la belle aristocrate découragea la Marquise Herrera qui exécuta une brève courbette et prit congé. Charlotte soupira. Une longue silhouette désossée se traîna quant à elle jusqu'à l'héritier Wallington, tout sourire et un impressionnant manteau brodé d'or à sa suite. Cet habit luxueux et son propriétaire adressèrent une respectueuse révérence au nouvel arrivant sur la scène politique.
— Monsieur Edouard Wallington, laissez moi vous présenter mes plus chaleureuses salutations.
— Je vous remercie.
Clotaire Nemours ouvrit un large rictus, révélant des dents trop longues et pointues mais pâles comme l'ivoire.
— Je profite que vous ne soyez pas encore las de politique pour vous demander... J'ai ouï dire que la Marquise Anfrey avait été rappelée à Paris. Est-ce vrai ?
Edouard Wallington retint tant bien que mal une moue écoeurée. Si les Nemours étaient la deuxième famille fondatrice la plus importante, s'ils possédaient une incroyable Vertu, Edouard s'était toujours demandé comment une famille noble avait pu engendrer si pittoresque héritier. Edouard haussa les épaules, un manquement à l'étiquette dont il ne se souciait que peu face à l'unique successeur du royaume de France.
— Il était bien temps qu'elle daigne à nouveau poser le pied dans notre capitale, répondit-il avec nonchalance. Gérer nos affaires depuis son royaume éloigné, c'est un manque cruel de considération pour sa fonction.
Clotaire replaça une longue mèche de ses cheveux gras derrière une oreille et Edouard retint un haut le coeur.
— Vous devrez faire attention, Monsieur, la rumeur veut que notre ministre de la guerre soit en route dans son propre bateau et qu'elle voyage avec certains de ses animaux de compagnie.
Edouard se crispa. Cette manie qu'avait son congénère de prétendre n'être au courant de rien pour être finalement bien plus informé que son interlocuteur était hautement agaçante. L'héritier des Wallington balaya pourtant la question d'un revers de main.
— Peu m'importe qu'elle voyage avec sa ménagerie ou non.
Charlotte, qui restait en retrait jusqu'alors, posa une main protectrice sur l'épaule de son frère. Elle intervint d'un ton narquois :
— Peut-être devriez-vous accorder plus de considération à cette idée.
— J'accorde à cette question toute l'attention qu'elle mérite, rétorqua Edouard. Et puis, qu'est-ce qu'une femme connaît à ces choses ? N'avez pas une de nos cousines avec qui discuter chiffons ? marmonna-t-il très bas.
Charlotte pencha sa tête sur le côté, un rictus aux lèvres.
— La Marquise Anfrey est aussi femme que moi, souligna-t-elle, et ce défaut ne l'empêche pas de posséder une Vertu puissante qui lui permet de contrôler ses animaux de compagnie. Nous ne parlons pas de chatons, cher frère, mais de loups et d'ours. Dois-je vous rappeler que les Vertus n'ont aucun effet sur les animaux ?
— Je le sais pertinemment.
Il ôta la main pâle de sa soeur de son épaule et se saisit de son poignet avec autorité.
— Vous n'avez nul conseil à m'apporter en politique, Camélia.
La jeune femme pâlit comme si on l'eût giflé. Elle s'éloigna, furieuse. Lorsqu'elle aperçut Henri Beaumanoir se diriger vers elle, un sourire cordial flottant à ses lèvres, Charlotte se resservit une coupe de champagne. Elle en aurait bien besoin. Clotaire, qui avait suivi la scène familiale, gazouilla :
— Je ne vous pensais pas vous voir vous livrer à une telle insulte, Mon Seigneur.
Edouard leva les yeux au ciel. Sans pouvoir se contenter de se faire passer pour un idiot, l'héritier français avait cette désagréable habitude de se payer sa tête. Les deux jeunes hommes possédaient le même rang et pourtant ce gringalet persistait à l'appeler "Mon Seigneur". Edouard supposait même qu'il reproduisait cela avec ses domestiques, pour le simple plaisir de les mettre mal à l'aise. L'unique fils Nemours remarqua ce changement d'humeur et leva ses bras maigres en l'air, signe de reddition.
— Que ferez vous avec notre ministre de la guerre et ses ours, Mon Seigneur ?
Edouard se détendit, se saisit de sa coupe de vin remplie à ras bord et répondit tranquillement :
— "Manipuler, c'est le pouvoir". N'ayez crainte. Ces bêtes, nous saurons les faire danser.
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— Alors, racontez moi, comment cela s'est passé ?
— Hum ... Comme dans un hospice, Papa.
La famille dînait autour de la roue de moulin. Ils mangeaient une soupe aux légumes, ou plutôt quelques légumes dilués dans beaucoup d'eau. Elizabeth n'était pas présente : après avoir cuisiné pour tous, elle s'occupait de distribuer la nourriture aux enfants du grenier. Une tâche contraignante : il y avait parfois jusqu'à une vingtaine d'orphelins chez eux, mais jamais elle ne s'en plaignait.
— Rassurez moi petite sœur, j'espère que vous vous êtes ennuyée à mourir.
Amethyst jeta un regard torve à Adélaïde.
— Hum ... Comme dans un hospice, c'est à dire oui, admit la jeune malade.
— Evidemment. De toute façon vous êtes si moche et chiante, j'imagine bien que vous n'avez pas eu l'occasion de vous faire des amis et de toute faç...
— Est-ce-que vous pensez que ça a marché ? Cette cure, l'interrompit Richard.
Amethyst croisa le regard doux et plein d'espoir de son père. Il faisait partie des agriculteurs qui fournissaient la nourriture aux Amaryls et, quand il avait de la chance, aux Lys. Richard se tuait au travail, être hospitalisé coûtait très cher. Elle ne pouvait pas lui dire.
— Oui je pense. Les objets arrêtent de me parler.
— C'est vrai ?! Oh c'est formidable ! s'écria-t-il en levant sa cuillère de soupe. Et les hallucinations nocturnes ?
Elle ne pouvait pas mentir, il s'en apercevrait dès cette nuit.
— Pour cela, c'est plus compliqué, admit elle. Je me lève toujours la nuit.
— Formidable, railla Adélaïde. Le sol veut toujours la bouffer mais au moins elle arrêtera de causer aux lampes de chevet. Quel progrès.
— Cela suffit ! s'écria sa mère qui venait d'arriver. Cessez de dire des horreurs sur votre sœur !
Adélaïde serra les dents mais ne répondit rien, laissant sa cuillère crisser au fond de son bol. Elizabeth s'attabla avec ses enfants et son mari puis vint aux nouvelles.
— Rien, je demandais à notre fille des nouvelles de l'hospice. Elle me disait qu'elle avait fait quelques progrès, vous confirmez ?
Les yeux de la mère et de la fille se rejoignirent un court instant. Ceux d'Elizabeth étaient accusateurs mais compréhensifs.
— Oui, c'est vrai. La directrice était assez optimiste. Mais parlez nous plutôt de votre journée, ajouta-t-elle, désireuse de changer de sujet.
— Pas grand chose à dire..., soupira Richard. Les récoltes de légumes sont ce qu'elles sont : médiocres. Mais, pour ce qui est du blé, on a un petit espoir. J'ai reçu un intermédiaire qui vient de la capitale. Notre position ne le dérange pas, au contraire.
Son épouse en lâcha sa cuillère, Amethyst sortit de sa léthargie et même Adélaïde sembla se détendre. Elizabeth n'avait plus rien à voir avec la femme froide qui l'avait houspillé quelques heures plus tôt, son visage s'éclaira.
— Un intermédiaire ? De Paris ? Pourquoi n'avez vous pas commencé par là ?! Vous vous rendez compte de l'opportunité que... Paris !
— Je sais, je sais. Apparemment les céréales soufflées vont je cite "revenir à la mode" chez les bourgeois. Il est passé examiner le champ et ce qu'il a vu lui a bien plu.
Elizabeth resservit son mari en ce que lui-même avait surnommé avec humour « eau aux légumes ».
— C'est fantastique Richard !
Amethyst et Adélaïde considéraient leurs parents avec soulagement.
— J'ai une seconde bonne nouvelle, annonça le père de famille.
— Amethyst repart en hospice ? demanda Adélaïde dans une voix où perçait l'espoir.
Richard la gratifia d'un regard noir, chose extrêmement rare.
— Vous auriez bien moins fait votre maline si vous aviez eu l'information avant : il est organisé un bal public à Sarajevo. Cela n'empiétera pas trop sur mon travail et j'ai pensé que vous et surtout votre sœur auriez besoin de prendre l'air.
Elizabeth resta songeuse.
— Pourquoi pas... Moi aussi cela fait longtemps que je n'ai pas eu de conversation de plus d'un quart d'heure avec quelqu'un qui ne soit pas une vache. J'en ai perdu l'habitude des mondanités.
— Et moi ? s'indigna faussement son mari. Vous me prenez pour un bovin ?
— Je plaisantais, chéri.
Aussitôt le visage d'Adélaïde se transforma et se fendit en un sourire radieux.
— Je vais pouvoir voir mes amis ! s'écria-t-elle, ravie.
— Quels amis ? lui glissa Amethyst.
Elle n'était pas d'un naturel perfide mais, cette fois, elle n'avait pas pu se retenir.
— Vous pouvez parler, rétorqua sa sœur d'un ton dédaigneux.
Elizabeth glissa paresseusement une main dans sa chevelure superbement immaculée.
— J'ai hâte de pouvoir ressortir ma robe de bal... Il faut que je la raccommode un peu, sinon je ressemblerais à une souillon. Les filles, vous avez des idées pour vos tenues ?
— Je pensais à quelque chose de brillant..., minauda Adélaïde.
— M'en fiche, marmonna Amethyst.
Soudain, Elizabeth fronça les sourcils.
— Dites donc... Vous n'avez quand même pas commencé à manger sans avoir prié ?
Richard et ses deux filles la regardèrent, penauds. Amethyst avait toujours trouvé stupide de prier une déesse qui avait finit par les déposséder de leurs pouvoirs, qui l'avait rendue folle. Mais Elizabeth tenait à ses anciennes traditions Lys alors la jeune fille se taisait. Le père , la bouche pleine d'eau aux légumes, baragouina :
— Chérie, on a décha commenché à mancher... Chest vraiment néchéchaire ?
Elizabeth, droite comme un i et la mine faussement sérieuse, affirma :
— Cela l'est.
Elle saisit délicatement la main de Richard puis celle d'Adélaïde qui se trouvait à sa droite. Cette dernière se contentait d'attraper du bout du pouce et de l'index la manche d'Amethyst. Il était hors de question pour les soeurs de se toucher. D'une voix solennelle, les yeux fermés et la tête baissée, Elizabeth déclama :
— Vertu, Toi qui es en chacun de nous. Sois glorifiée et que ta volonté s'accomplisse. Aides nous pour que nous ayons toujours foi en Toi, que toujours nous espérions en ta grâce. Aides nous à toujours faire preuve de charité envers notre prochain et à agir justement. Aides nous à toujours conserver prudence et force. Aides nous à toujours modérer nos plaisirs et humeurs. Accordes nous les fruits de tes dons. Échappes nous du Vice.
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Nous sommes dans un théâtre
Les jouets enjoliveurs jouissent et les pantins dansent
Les forains fous défilent dans la foule filante
Les machines s'échinent, les ventriloques se disloquent
Les mannequins manichéens manigancent
Les têtes tentatrices tombent et les pantins dansent
Alors qu'elle achevait de sa voix suave le dernier refrain de l'hymne de la famille Wallington, la chanteuse remarqua une grande perche au milieu des nobles venus l'écouter, qui applaudissait bien plus fort que les autres. Interloquée, elle le vit se diriger dans sa direction.
Clotaire possédait une démarche tout à fait singulière. Avec sa silhouette très fine mais molle, il glissait sur le sol plutôt que de le fouler. Arrivé à sa hauteur, il s'empara de sa main pour la baiser délicatement.
— Bonjour Madame. Je tenais à vous féliciter en personne. Cet hymne est absolument épouvantable, ajouta Clotaire très bas, vous êtes parvenu à le faire paraître tout à fait audible.
Elle bredouilla un "merci" à peine perceptible. Clotaire se saisit du bras de la jeune femme. Celle-ci sourcilla. Clotaire lui adressa un large sourire acéré qui se voulait sans doute rassurant.
— Permettez vous que je vous emmène vous promener ? Vous allez voir, s'ils ne sont pas maîtres de la chanson, nos amis Wallington ont un goût exquis pour le jardinage, fit-il, badin.
Lorsqu'ils franchirent le seuil, la chanteuse pila, hébétée. Elle était arrivée tôt dans la matinée, par la porte arrière, avec le reste des domestiques venus pour l'occasion. Elle qui avait déjà été ébahie par l'intérieur albe de la demeure Wallington n'en revenait pas. Le jardin, à l'instar du reste de la demeure, était intégralement blanc. Les rosiers étaient blancs et tenaient compagnie à des plants de coton, les haies soigneusement taillées ainsi que la pelouse rigoureusement tondue étaient recouvertes d'une épaisse couche de neige. La chanteuse oublia sa timidité, abasourdie. Elle babilla, de son accent slave :
— Ce n'est pas possible... Comment peut-il neiger au mois de septembrrre ? Comment peuvent-ils fairrre pousser du coton ici ?
Clotaire haussa ses épaules osseuses, nonchalant.
— Je crois savoir que les Herrera leur ont rendu ce service. La nature, c'est leur affaire. Venez.
Leurs pas crissant dans la neige, le duo arpenta les différentes allées de l'immense jardin. Elle restait sur ses gardes, s'employant à ne pas le regarder ni à engager de conversation. Si la politesse lui intimait de ne pas se fier aux apparences, son instinct lui rappelait que celles-ci étaient tout de même assez rarement trompeuses. Elle se demandait surtout ce que ce curieux aristocrate pouvait bien vouloir à une Cendros. Clotaire se pencha vers la chanteuse, qui ne détachait pas son regard de l'épais manteau blanc, qui recouvrait tout.
— Comment vous appelez vous ? lui demanda-t-il.
La jeune fille fixa ses pieds, terriblement nerveuse. Elle venait aussi de se rendre compte que malgré la neige, elle n'avait pas froid.
— Mavrrra, Mon Seigneurrr.
— Mavra, seulement ? N'avez vous pas de nom de famille ?
La jeune fille releva la tête, une infime lueur de bravoure au fond de ses prunelles sombres.
— Pas de ceux qui comptent, Mon Seigneurrr.
Clotaire sourit et lorsque Mavra aperçut la dentition subulée, ses lèvres fines se retroussèrent de dégoût. Il observa :
— Votre accent me dit que vous n'êtes pas d'ici, vous n'avez donc pas à m'appelez Seigneur. D'où venez vous, Madame ?
— Près de Kazan, Monsieur.
— Oh, c'est donc à mes amis les Kaprianov que votre famille appartient.
Amère, Marva rétorqua :
— Ma famille n'apparrrtient plus à perrrsonne, Monsieur. Elle est morrrte.
— J'en suis terriblement désolé. Comment cela se fait-il ?
Mavra remarqua avec une pointe d'angoisse que, si la bouche de Clotaire était tombée dans une expression d'affliction, ses yeux demeuraient rieurs.
— La guerrrre, Monsieur. Les Néfastes ont fait une incurrrsion dans notrrre village et ont massacrrrés toute la population.
Il saisit ses mains et elle frissonna.
— Permettez moi de vous aider. Votre voix est divine, vous pourriez tout à fait vous construire un futur à la capitale.
Elle recula d'un pas. Clotaire gardait ses mains captives.
— Je ne sais pas, Monsieur Je ne voudrrrais pas être une sourrrce d'embarrrras.
Clotaire lui présenta ses deux mains squelettiques. Elle n'avait pas remarqué avant qu'elles étaient gantées.
— Voyez vous ceci ?
Mavra haussa les sourcils, perdue.
— Avez vous jamais entendu parler de la Vertu des Mains de Midas ?
Mavra hocha la tête négativement, nerveuse et confuse.
— La famille Nemours se transmet ce don de génération en génération, poursuivit-il. Nous sommes des alchimistes, Madame, mes ancêtres ont créé les Vertus. Si la plupart des Nemours seraient aujourd'hui incapables de faire cuire une tourte, nous avons conservé la capacité de changer ce que nous voulons en or.
Les yeux noirs de Mavra s'agrandirent.
— En orrr ?
Clotaire ôta son gant gauche, fit un pas de côté vers le cotonnier le plus proche. Il en cueillit une fleur, qui prit aussitôt la couleur de l'or. Mavra n'avait jamais vu de Vertu à l'oeuvre autre que celle des Cuivres, resta muette. L'aristocrate remit son gant et tendit la fleur à la jeune femme. Celle-ci s'en saisit, abasourdie.
— La devise de ma maison est "L'or, c'est le pouvoir".
— Je suis bien d'accorrrd, marmonna Mavra, qui ne détachait pas son regard de la fibre ambrée.
— Les Nemours sont la famille la plus riche de l'Empire. Je puis vous aider. Vous vivrez dans l'or, en permanence.
Alors que la chanteuse s'interrogeait sur le bien fondé d'une telle proposition, un jeune couple discutait de celle de leur avenir, qu'eux ne pouvait qu'accepter. Charlotte, malgré son désintérêt, restait polie. Henri ressentait sa morgue mais choisissait de l'ignorer, préférant l'affabilité. La jeune femme déclara :
— J'espère que cette union sera profitable à nos deux familles, à défaut de l'être pour nous.
— Je vous trouve bien pessimiste, sourit Henri.
Charlotte lui adressa un sourire mielleux :
— Disons simplement que j'ai conscience de ne pas être votre genre.
Tandis qu'Henri pâlissait, elle se pencha et glissa à son oreille :
— Ne vous méprenez pas, la situation me convient. Je serais ravie d'avoir un époux avec qui je n'aurai pas à me forcer et qui ne me violera pas tous les soirs. Peu de mes consoeurs peuvent se vanter d'avoir pareille chance.
Elle s'éloigna à pas lents. Henri la suivit des yeux, troublé.
— J'espère que ma soeur ne vous a point effrayé.
Il se retourna et manqua de soupirer en voyant Edouard s'approcher de lui. Un Wallington à la fois, pour lui c'était bien assez. Il s'inclina.
— Non Monsieur. Je vous adresse à nouveau mes félicitations pour votre promotion.
Edouard ignora la flagornerie. Il dit, assez bas :
— Ma soeur est parfois... difficile. Elle ne sera pas facile à vivre tous les jours, je vous préviens.
Henri haussa les épaules, flegmatique.
— Moi je suis assez simpliste, au contraire. Voilà qui devrait rendre les choses plus douces.
Le ton d'Edouard se fit plus menaçant, il chuchotait presque.
— Vous ne savez pas dans quoi vous vous embarquez. Renoncez à ce mariage ou elle vous mangera tout cru. Ma soeur n'a que peu de finesse ou d'intelligence politique. À la seconde où vous la contrarierez, elle dénoncera vos activités déviantes.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, prétendit le jeune Beaumanoir d'une voix soucieuse.
Henri savait que ce n'était pas prudent mais il choisit de détourner l'attention d'Edouard d'un pareil sujet. Comme il est coutume de dire : la meilleure défense, c'est l'attaque.
— Paraît-il que la duchesse Finwooth a envoyé une lettre à un hospice. Une de leurs patientes privilégiées devrait intégrer son école à la rentrée prochaine, qui est dans une quinzaine de jours.
Edouard s'était tendu.
— Je viens d'entrer au Cabinet du Ministère de l'intérieur. Je peine à voir en quoi me concernent les affaires de l'Éducation impériale.
Le sourire d'Henri se fit sardonique.
— Pas même si l'hospice en question se trouve en plein coeur du royaume Austro-Hongrois ?
Les prunelles d'Edouard s'assombrirent. Ce fut à son tour de céder au déni.
— Je ne vois pas où vous souhaitez en venir.
— Oh si, vous me comprenez parfaitement. À l'heure où nous parlons, elle doit être en train de lire son courrier.
Le cristal de la coupe du Wallington trembla légèrement, quelques gouttes tombèrent. Edouard fit, d'une voix à peine audible :
— Si la rumeur dit vrai et qu'elle est devenue une enfant du Vice... Je saurais faire danser cette bête là également.
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J'aurais peut-être dû être plus précise.
Amethyst tritura nerveusement sa manche droite : elle détestait ce tissu rêche, d'un écru jaunâtre douteux, trop courte aux poignets. Même si elle n'avais jamais accordé beaucoup d'importance à l'apparence, porter une espèce de bout de serpillière en décomposition sur le dos n'avait rien de plaisant. Elle jeta un coup d'œil envieux à Adélaïde. Malgré leur mépris réciproque, Amethyst était obligée de reconnaître que sa sœur était bien plus apprêtée, plus jolie aussi. L'aînée avait souligné ses yeux d'un trait au charbon et ses joues d'un soupçon de jus de betterave, s'était poudrée les cheveux avec de la farine. Adélaïde, au grand dam de ses parents, était une incurable coquette. Amethyst comprenait peu qu'on puisse vouloir s'embellir au point de finir avec un garde-manger sur le visage. Adélaïde portait une robe noire, comme à son habitude, la lumière glissait sur le tissu soyeux. Amethyst aurait préféré avoir droit à la même chose mais sa mère lui l'avait défendue.
— Il faut que l'on vous différencie, avait-elle ordonné.
— Je ne vois pas l'intérêt, marmonna Amethyst, ils ne nous aiment ni l'une ni l'autre.
— C'est faux ! persifla Adélaïde. Je suis loin d'être aussi repoussante que vous !
— Taisez vous Adélaïde ! Et ... Amethyst, chuchota Elizabeth, n'oubliez pas la formule : salutations, sourire et empathie. Nous saluons la personne, nous adoptons une attitude cordiale et faisons semblant de nous intéresser aux détails assommants de sa vie. Je ne vous demande rien de plus.
À l'évocation de cet énième moyen mnémotechnique qu'elle connaissait désormais par cœur, Amethyst soupira d'un air exaspéré et toute la famille entra dans la salle de bal. Un orchestre improvisé jouait, des couples aux vêtements usés et aux visages creusés se démenaient sur la piste dans un quadrille approximatif. Amethyst ne put s'empêcher de sourire à la vision du vieux Damien, illustre mendiant de Sarajevo, et du boucher qui jouaient du violon et tapaient frénétiquement du pied au rythme de la musique. La jeune fille pesta à la vue de quelques Amaryls. Elle ne se souvenait d'aucun Lys, qu'elle avait pourtant exclusivement fréquenté durant la première moitié de sa vie. Elle n'avait jamais revu d'aristocrates, qui préféraient généralement la capitale de l'Empire et ses alentours. En revanche les bourgeois pullulaient dans les grandes villes et Sarajevo, bien qu'elle fut misérable et très éloignée de Paris, n'y faisait pas exception. Lorsque le maire de la ville, qui trônait en haut d'une modeste estrade faite de palettes de bois, vit les parents Hellburg, ce dernier frappa dans ses mains. Aussitôt, l'orchestre amateur cessa de jouer. Les regards se tournèrent unanimement vers l'étrange famille qui fut autrefois leurs seigneurs.
Une rangée se forma, les hôtes s'écartant respectueusement à leur passage. Si Elizabeth marchait fièrement, la tête droite, Richard levait les mains comme pour s'excuser du dérangement occasionné. Adélaïde semblait se rengorger de cette attention trop rarement accordée et Amethyst, le dos rond, ne voulait que disparaître. Tous les quatre arrivèrent devant le maire et ce fut lui qui s'inclina en premier.
— Mes Seigneurs, j'ignorais que vous seriez présents. C'est un honneur.
Elizabeth, tout en exécutant une courte révérence, lui fit remarquer avec affabilité :
— Nous ne sommes plus vos seigneurs depuis bien longtemps, Monsieur le Maire.
Le maire eut un sourire d'excuse.
— Pour nous, vous le serez toujours, Madame. Profitez bien de votre soirée et faites-moi savoir si vous avez besoin de quoi que ce soit.
— Nous y penserons, merci Igor, fit Richard.
Voyant que les Hellburg prenaient congé du maire, les invités se regroupèrent à nouveau en une masse compacte et désordonnée. Amethyst se glissa parmi la foule et entendit déjà le braillement d'une Cendros, brune au teint rougi par l'alcool.
— La revoilà, elle, avec les yeux du Vice !
Elle ne cilla pas. À peine Amethyst eut-elle fini sa première danse, avec le fils du palefrenier, qu'elle observa une étrange atmosphère. Plusieurs adolescents chuchotaient entre eux, en lui jetant des regards à la dérobée. Des oeillades rieuses. Elle était habituée aux regards de travers, aux bousculades et aux insultes. Cette fois, c'était différent. Adélaïde avait disparu. Le regard d'Amethyst fut capté par un mouvement au fond de la salle.Une toute petite silhouette se détachait de l'encadrement d'une porte ouverte, qui donnait sur l'extérieur. La lune n'était pas visible, ce soir là. Une enfant aux boucles blondes au visage poupin fit signe à Amethyst de la suivre. Celle-ci, attendrie et préférant s'éloigner de ceux qui se moquaient d'elle, se dirigea vers la petite fille, qui s'enfuit en courant. Lorsque Amethyst descendit les trois marches en bois qui la séparait de l'extérieur, elle avait disparu. Soudain, Amethyst fut tirée en arrière et projetée à terre. Des coups plurent dans ses côtes, sa tête. Elle sentit un liquide chaud couler de son nez, ses gencives. Des points blancs dansaient devant ses yeux et un sifflement strident emplit ses oreilles. Amethyst cracha du sang à terre puis, tremblante, releva la tête. La petite fille, se tenait à l'écart. Il faisait si sombre qu'on n'aurait su lire l'expression de son visage. Malgré la pénombre, Amethyst comprit qu'elle était entourée de cinq garçons, plus âgés qu'elle, l'un d'eux était enfant. Le gravier rentrait dans sa chair, ses jambes meurtries. Le visage ensanglanté, elle articula :
— Qui êtes vous ?
Le plus grand d'entre eux croisa les bras, l'air bravache.
— C'est pas important. On n'a pas la chance d'avoir un nom comme le tien, Hellburg.
Il se précipita sur elle et la força à se rétablir debout, l'attrapant par la gorge. Amethyst suffoquait et, lorsque son regard terrifié croisa enfin celui de son assaillant, celui-ci éructa :
— Je vous jure, ces yeux violets, je vais les crever. Ils me donnent envie de gerber.
Il la secoua, s'esclaffant :
— Est-ce-que quelqu'un veut se servir avant ?
Il y eut des rires gras, des divergences d'opinions.
— J'en veux pas, j'ai pas envie de tomber sur un os !
— Attendez, c'est un os Hellburg quand même !
— Tuons la, cette chienne !
Il ramena Amethyst à lui, son visage touchant presque le sien.
— Tiens, tu as peut-être envie de regoûter du vin ? Ça fait combien de temps que toi et ta saleté de famille en avez pas bu ?
Ses compagnons ouvrirent une barrique parmi celles qui étaient stockées derrière la salle de bal. Avant qu'Amethyst ait pu se dégager de son emprise, il enfonça sa tête à l'intérieur. Sa bouche et son nez se remplirent de la boisson fermentée et ses poumons furent agités de spasmes. Affolée, elle se débattit, donnant des coups de pieds dans les tibias de son agresseur, sans grand succès. Elle essayait de prendre appui sur les bords du tonneau pour se relever mais le poids de la main du garçon sur sa nuque était trop forte. Soudain, elle se sentit tirée par les cheveux. Les poumons en feu, elle prit une énorme inspiration. Elle vomit le vin avant qu'une autre voix, tout aussi inconnue, masculine et prépubère, ne crache à son oreille :
— Les récoltes sont pourries, les impôts sont trois fois supérieurs ici que dans les autres royaumes ! Si ta salope de mère n'avait pas épousé un Amaryl, on n'en serait pas là ! Si vous n'aviez pas fait les malins avec la Famille Impériale, on aurait à bouffer !
L'adolescent brailla :
— Moric, amènes mon couteau !
Amethyst, affolée, se débattit plus fort et il resserra sa prise. Le Moric en question, qui ne devait pas avoir plus de dix ans, hésita :
— Grégor, tu es sûr ? On devrait peut-être pas... C'est une Hellburg et...
Il bafouilla avant de poursuivre :
— Il... Il paraît que c'est une enfant du Vice.
Grégor rugit :
— Par la Vertu, si tu ne veux pas le faire, je la tue moi même ! J'y crois pas, à ces conneries de Vice !
— Quelle erreur.
Grégor lâcha Amethyst qui se releva brusquement, à bout de souffle et terrifiée. Le vin dégoulinant de ses cheveux clairs et tâchant sa robe ivoire, la jeune fille scrutait l'inconnu.
— Le Vice est aussi réel que la Vertu, gamin, affirma celui-ci solennellement.
Appuyé contre un mur, il s'amusait de temps à autre à tournoyer sur lui-même, prenant appui sur sa jambe en or.
— Vous êtes qui ? demanda Grégor, hargneux.
Il lâcha Amethyst et la frappa dans le dos. La jeune fille tomba à plat ventre sur le sol.
L'homme retira son chapeau haut de forme et exécuta une brève courbette, à peine déséquilibré par sa prothèse.
— Je suis Pavel.
— Pavel qui ?
Le sourire de l'homme s'agrandit. Il s'approcha d'Amethyst et, sans la regarder un instant, lui tendit une main, qu'elle saisit. Il aida la jeune fille à se relever et rétorqua à l'adolescent :
— Je suis comme toi : je n'ai pas de nom qui compte. En revanche ...
Il s'avança de quelques pas et le groupe recula d'instinct.
— En revanche, moi je sais tuer des gens correctement.
Amethyst se plaça derrière lui, le regard chargé d'angoisse. Même si elle avait souhaité se venger de ses agresseurs, la nonchalance de l'homme ne promettait rien de bon. Grégor demeurait bravache. Il s'adressa à ses camarades qui s'étaient éloignés.
— Attendez les gars, vous n'allez pas avoir peur d'un infirme ?
Amethyst ne savait que penser. Ce Grégor était bien plus grand, aux épaules plus larges, plus jeune aussi. Mais l'homme dégageait une telle assurance qu'elle n'aurait pas parié contre lui.
— Examinons la situation ensemble, voulez-vous ? Soit je vous tue tous très vite, ce qui enverra un message clair à celle qui vous envoie et aux éventuels amis qu'il pourrait vous rester, soit je n'en tue qu'un ou deux mais très douloureusement.Je n'ai pas le temps d'accorder pareil soin à vous cinq, pérora Pavel. Ceux d'entre vous qui auront survécu retiendront la leçon.
Grégor éclata franchement d'un rire bruyant, persistant dans sa frimerie.
— Tu ne peux même pas courir et tu pense nous tuer ?
La voix de Pavel se fit plus forte, rude, alors qu'il se rapprochait tranquillement de Grégor.
— Je n'ai même pas besoin de te toucher pour te tuer, pourquoi voudrais-tu que je te cours après ?
Ses amis le suppliaient.
— Viens, on s'en va !
— Il est pas net, ce mec !
— Ça vaut pas le coup, Grégor, rentrons !
L'adolescent ne bougeait pas, défiant Pavel du regard. L'homme porta la main à sa ceinture, son manteau cachant un alignement très soigneux de plusieurs couteaux. D'un geste vif et précis, il se saisit d'une des lames qu'il lança. Amethyst et les amis de Grégor crièrent lorsque celui-ci reçut le couteau en pleine carotide. Il s'effondra et les quatre autres adolescents s'enfuirent en courant. Pavel amorça un geste du bras vers sa hanche mais Amethyst l'arrêta.
— Ne faites pas ça, je vous en prie ! Ce ne sont que des enfants.
Elle entendait encore Grégor se noyer dans son propre sang, les bruits horribles de sa gorge. Pavel la considéra un moment avant de ranger son arme. Il ôta son long manteau et le plaça sur les épaules de la jeune fille, trempée et frigorifiée, mais surtout choquée. Elle ne détachait pas son regard de Grégor, de la mare rougeâtre qu'elle distinguait faiblement dans la nuit.
— Allez, dit Pavel gentiment, il vous faut retourner à votre fiacre. Votre famille s'y trouve déjà et vous y attend.
Elle leva vers lui des yeux violets emplis de doute.
— Qui êtes vous ?
— Pavel.
Elle croisa les bras pour tenter de se redonner une contenance, ses cheveux et sa peau imbibés de vin.
— Je sais cela. Qui êtes-vous pour ma famille ? Pourquoi m'avez vous aidé ?
Il posa un doigt glacé sur sa joue, un de ceux qui tenaient le métal tranchant quelques secondes auparavant. Il éluda.
— Je suis désolé Amethyst mais vous risquez d'avoir de méchants bleus.
Elle le toisa, le regard plein de défi.
— Peu importe, j'en ai déjà pleins.
Le chemin jusqu'aux écuries sembla bien long à Amethyst que lorsqu'elle était arrivée avec sa famille. Après quelques minutes à marcher dans un silence complet, Pavel lança machinalement :
— Vous n'êtes pas très bavarde, n'est-ce-pas ?
— Non.
— Vous ne m'avez même pas remercié.
— Merci.
Il sourit devant le manque de tact de la jeune fille mais ne s'en offusqua pas. On lui avait tant raconté sur la benjamine Hellburg... Il s'était attendu à bien pis.
— En fait, ce n'est pas moi qu'il faut remercier.
Amethyst lui jeta un regard approximatif.
— Soyez donc reconnaissante envers le Vice. Vous êtes son enfant, il vous a offert sa protection à travers.
La jeune fille se rembrunit.
— Je vous dois beaucoup, après ce que vous avez fait pour moi. Je vous remercie mille fois. Mais, moi non plus, je ne crois pas au Vice.
Loin de se vexer, Pavel arborait une mine confiant.
— Oh, ce n'est pas grave. Vous y serez bien obligée, tôt ou tard. En tout cas, fit-il plus sérieusement, la personne qui a commandé votre agression est bel et bien réelle, il n'y a pas de doute à avoir là dessus.
Amethyst demeura silencieuse.
— C'est votre soeur. Navré si je ne prends pas de gants pour vous le dire. Vous devez trouver ça invraisemblable et vous ne me croyez sûrement pas mais...
— Je vous crois.
Pavel la considéra, interdit. Il y eut un long silence avant que la jeune fille ne poursuive, d'une voix fêlée :
— Cela arrive rarement mais parfois, nous avons un surplus de récolte. Alors, nos parents nous donne quelques sous pour nous acheter un peu de nourriture, une qui nous fasse plaisir, comme une pâtisserie. Elle rêve de revenir à la capitale, vous savez. Parader dans de belles robes, côtoyer la cour. Adélaïde pense que si je n'étais plus là, les Hellburg pourraient réintégrer la cour, redevenir une Famille Fondatrice. Quand j'avais quinze ans, elle a utilisé ces sous pour payer un mendiant, pour qu'il me poignarde. C'est ce jour là que j'ai compris qu'elle me haïssait vraiment. Parce qu'elle avait préféré se priver de nourriture que de me voir en vie.
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Le ciel était azurin, l'air humide. Erin rabattit son châle en laine sur ses épaules : le vent était frais. Le port de Waterford, à une heure à cheval de la maison Rosebury, était particulièrement fréquenté ce matin là : c'était jour de marché. Erin n'en manquait pas un, pour aider sa mère dans sa quête du ravitaillement de la semaine. Elles se séparaient souvent pour chercher les ingrédients et se retrouvaient plus loin, gagnant du temps.
— Maman, est-ce que tu veux que j'aille acheter de la dorade ? Maman ?
Finna ne répondit rien, tendue. Elle serra la main de sa fille qui la dévisagea, alarmée.
— Non, je préfère que nous restions ensemble. Suis moi de près surtout.
Au lieu d'assommer sa mère de questions, Erin balaya son environnement du regard.
Elle aperçut enfin ce que Finna avait remarqué depuis un moment. Une dizaine d'hommes se tenait dans le principal croisement du marché, distribuant des tracts aux passants, des pancartes improvisées à la main.
— "Libérez l'Irlande", lut Erin en soupirant, il faut être bête pour croire à ça, non ?
Un des hommes, pas beaucoup plus âgé qu'Alban, s'était dressé sur deux tonneaux de vins en improvisés comme estrade.
— Les chaînes avec lesquelles les Wallington nous ont asservis ne sont pas plus solides que les fils minuscules de leur emblème ! Libérez l'Irlande et libérez vous ! s'époumonnait-il.
L'adolescente fut étonnée de constater l'importante proportion de badauds qui se saisissait des dépliants, fabriqués à la Linotype par le seul imprimeur de la région, qui savait se montrer conciliant. Erin n'aurait pas pensé que ce discours serait si populaire. Elle-même savait l'Irlande impuissante face aux Cuivres. Depuis la Révolte des Ajoncs, dix ans auparavant, la présence sur l'île de ces soldats qui constituaient l'armée impériale avait doublé. Surnommés ainsi par leur armure intégralement mordorée, leur gant droit était pointu aux extrémités des doigts, aussi tranchants que les griffes d'un ours. Seuls quelques détails permettaient de différencier les Cuivres entre eux. Les soldats de l'armée de l'air étaient pourvus d'immenses ailes métalliques rétractables et les marines possédaient des scaphandre. Un bassinet achevait de faire des soldats de parfaits anonymes. Telles des pièces de métal, les Cuivres évoquaient davantage les pions d'un échiquier qu'une véritable armée d'êtres humains. Un autre de leurs points communs était leur force physique incroyable, une Vertu minime accordée par la Famille Impériale. Finna eut un pauvre sourire et chuchota :
— Nous y avons cru, avec ton père, pendant des années.
Erin tortilla ses mains.
— Oui, je le sais. Excuses moi.
Finna recoiffa maladroitement ses cheveux roux, traversés par la bourrasque marine.
— Ce n'était pas idyllique du tout, les Wallington étaient affaiblis et beaucoup de Cuivres avaient rejoint le continent. Si seulement les Hellburg... , commença-t-elle, le regard dans le vague, avant de se ressaisir. Pour l'heure, nous allons rentrer chez nous, ajouta-t-elle avec sévérité. Si on me voit ici, nous pourrions avoir des ennuis.
Sa mère n'avait pas encore achevé sa phrase que Erin écarquilla les yeux, affolée par cet éclat de lumière qu'elle avait distingué entre deux passants. La foule s'écartait d'elle même, effrayée. Les personnes qui avaient pris des tracts les enterraient aux fonds de leurs poches, terrorisés. Finna plaça son bras autour des épaules de Erin et la pressa hors de l'allée. Toutes deux sur le quai, Finna tirait le bras de sa fille sans ménagement.
— Nous devons partir !
— Attends, je t'en prie. Pars devant moi.
— Es-tu folle ? C'est hors de question, dépêches toi !
Erin gardait le regard rivé sur la scène, hypnotisée et terrifiée tout à la fois.
Le Cuivre s'empara de la main gauche de l'homme, le ramena vers lui pour le forcer à descendre de l'estrade amateure. Erin comprit que le soldat n'avait pas utilisé la moitié de sa Vertu et entendit pourtant un écoeurant craquement suivi d'un hurlement de douleur. L'homme n'en démordait pas malgré son épaule déboîtée et les os désolidarisés de son bras.
— Libérez l'Irlande ! Mort aux Wallington les usurpateurs ! Mort à la Famille Impériale !
Sous les bottes boueuses du crieur, Erin reconnut un drapeau déchiré, à l'emblème des Wallington : un pantin de bois tenu par des ficelles.
— Libérez l'Irlande ! Mort aux Wallington !
Finna continuait de tirer Erin vers elle de toutes ses forces. Celle-ci, au bord des larmes, suppliait :
— Maman... Je veux savoir s'il va s'en sortir. Je dois voir.
Cette fois, Finna s'empara de ses épaules doucement mais avec fermeté.
— Non, ma chérie. Il ne s'en sortira pas et tu ne veux pas voir cela.
Lorsque le Cuivre égorgea cet homme du bout du doigt, le sang du rebelle se mêla à celui du poisson.