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Entre Téhéran et le bord de mer, il y a environ 100 km à vol d’oiseau. Mais il faut traverser le mont Damavand, immense montagne, culminant à plus de 5 600 mètres, parcourue par une petite route tortueuse, avant d’arriver à son but, et il faut alors parcourir près de 250 km ! Pourtant, c’était un plaisir que papa accordait parfois à toute la famille quand il faisait beau, le week end. Il avait des amis qui habitaient Royan. Royan en Iran, pas loin de Nour… Une petite ville touristique de 5 000 habitants… Ses amis invitaient alors la famille à dormir chez eux. Et ils allaient tous ensemble à la plage dans le rire des enfants, pressés de se baigner,  la mer Caspienne étendue à leurs pieds.

Dans cette famille, comme chez Vanouché, on n’aimait pas beaucoup les interdits du régime, surtout quand il faisait chaud les jours d’été. Comme les femmes, pour se promener en ville, devaient se couvrir de la tête au pied, avec des tissus rêches, de couleur grise au marron, la maman des amis avait trouvé une astuce : elle cousait des habits d’un seul tenant, avec une chemise qui tombait, conventionnellement, à mi mollet, et avec un pantalon qui ne couvrait les jambes que juste au dessous de la chemise. Il n’était attaché à la taille que par deux minces bandes de tissus, plus larges que des jarretelles mais moins couvrantes que de vrais pantalons.. Ainsi, elle et ses filles avaient un peu d’air sous leurs habits, même si la chaleur était étouffante, Et puis c’était si distrayant de savoir qu’elles trichaient avec les forces de l’ordre chargées de vérifier la moralité des concitoyennes. Quand l’une des filles prenait l’habit par les épaules, et qu’une autre relevait les pans de la chemise, on avait l’impression que le costume appartenait à une marionnette.

La maman des amis en cousit aussi pour Bella, Vanouché et la Petite, afin qu’elles ne soient pas trop incommodées par la chaleur, quand elles venaient au bord de mer. Bella portait le sien sans plaisir, plus pour ne pas froisser les amis de ses parents que par conviction. La Petite ne comprenait pas l’enjeu de ce vêtement. Mais Vanouché exultait à l’idée d’avoir les jambes en partie nues sous sa tunique !

Plus tard, vers 12 ans, quand Vanouché voulut se couper les cheveux, elle eut le même sentiment d’individualité puissante. Attention ! Il ne s’agissait pas de faire tomber à terre sa lourde et chatoyante chevelure, mais de couper une frange sur son large front. Pendant la scolarité, quand elles étaient grandes, le voile était obligatoire. Même si les filles et les garçons ne fréquentaient pas les mêmes plages horaires dans les écoles (le matin pour les uns et l’après midi pour les autres), il s’agissait de prendre pour les filles les bonnes habitudes qui animeraient leur vie de femme. Et donc de cacher leurs cheveux sous un voile. Toute la subtilité de Vanouché fut de laisser découvert un demi centimètre de cheveu sur son front, en dessous du voile râpeux et insipide qui couvrait l’avant de sa tête : comme un peu de velours noir éclatant, ses cheveux s’échappaient du voile et rappelaient la couleur de ses yeux malicieux. Ses parents avaient été d’accord pour la transformation. Un peu de coquetterie n’est pas sans  déplaisir ! Mais ils n’avaient pas compris qu’il s’agissait aussi, de la part de leur fille, d’un acte de rébellion…

Avant la fin de la semaine, les parents de Vanouché furent convoqués par la directrice de l’école. Leur fille ne pouvait ainsi circonvenir à la réglementation en vigueur dans tous les établissements scolaires. Et un demi-centimètre de cheveu découvert, c’est un demi-centimètre de trop. Les professeurs avaient demandé à Vanouché de cacher l’objet du délit. Mais toujours les cheveux réapparaissaient au bout de quelques heures, le voile de Vanouché n’étant pas assez serré pour maintenir sa tignasse. La directrice, dans un premier temps, demanda que la frange soit plus courte. Mais elle repoussait toujours trop vite, sans que maman ne remarque qu’elle dépassait de nouveau. A moins que le voile ne soit pas aussi bien ajusté au départ de la maison qu’à l’école… ce que soupçonnait papa, connaissant sa fille, mutine, bien qu’il n’en dît jamais rien.

Mais la directrice ne put supporter un tel acte de négligence ou de révolte. Vanouché risquait l’exclusion du collège. Elle affirmait à tout va qu’elle ne voulait pas perdre ce signe d’indépendance et d’individualité. Ses parents avaient accepté la coupe, et elle les mettait au défi de revenir sur leur parole donnée. Maman hurlait à la maison de pièce en pièce, se lamentant d’avoir donné naissance à des filles si terriblement têtues. Papa restait sérieux, mais s’enorgueillissait intérieurement de la détermination sa puînée. Et Vanouché connaissait bien cet éclat dans son regard : elle ne risquait pas de lâcher sa position en sachant que sa tenacité lui plaisait.

C’est papa qui trouva un compromis. A l’école, Vanouché maintiendrait sa frange en faisant une petite queue de cheval attachée en arrière avec un élastique. Et cet accord fut alors respecté tous les jours, car il permettait à Vanouché de montrer sa différence, même si aucun de ses cheveux n’était à l’air libre : au dessus de sa tête, la jeune fille avait une petite bosse, créée par la masse de sa frange et par l’élastique qui la tenait rassemblée en haut du crâne. Elle plaquait comme jamais son voile sur le dessus de sa tête pour que cette protubérance soit le plus visible possible. Et elle était la seule de l’école à posséder une telle coiffure.

 

 

11

 

En Iran, les femmes sont souvent plus jeunes que leur mari. En tout cas, il en est ainsi quand les familles maintiennent les traditions. Mais il se peut que ce soit aussi le souhait des épouses de convoler avec un homme plus âgé. La mère de Vanouché faisait partie de ses femmes qui se voulaient installées sans attendre les années d’incertitude d’un mari en début de carrière, quelle que soit sa profession. Elle ne voulait quitter le confort de ses parents que si elle trouvait une aisance équivalente.

Est-ce cupide ? Et pourquoi cela le serait-il ? Dans nos pays occidentaux, est-on cupide de vouloir se marier avec une personne de catégorie sociale identique à la nôtre ? Pourquoi ne nous avouons nous pas que la foudre tombe avec prédilection sur la diagonale ? La mère de Vanouché ne recherchait-elle pas plutôt un mari qui ressemblât à son propre père, dont elle était la fille adulée ? Etait-elle vraiment consciente de ses choix ? Doit-on vraiment trouver une explication à ce coup de foudre, enfin !

Toujours est-il que le père et la mère de Vanouché se rencontrèrent à une fête familiale. Son père venait de rentrer de Paris. Et bien qu’il soit pressé par sa famille de prendre femme, il était bien trop occupé par ses activités professionnelles pour prendre le temps de penser à ces fariboles. Sa mère, préférée de la famille, vénérée comme une perle d’Orient, était en âge de trouver mari et jaugeait ses potentiels prétendants d’un œil acéré. Elle n’avait pas envie de choisir à la légère, et elle savait que l’amour inconditionnel de son père la protégeait d’un mariage arrangé sans qu’elle n’en soit informée. Elle se doutait même qu’elle devrait pousser à la roue pour que son père consente à la marier. Et elle ne se trompait pas…

Il arriva que les futurs père et mère de Vanouché se retrouvent côte à côte lors d’une discussion animée. Et sa mère fut surprise par la verve de cet homme déjà mature. Elle se renseigna sur lui : après tout, elle ne l’avait jamais rencontré auparavant, et il ne s’agissait pas de porter son choix sur un paria nouvellement réhabilité. Puis elle fit tout pour attirer son attention. Les œillades sont une façon légère de signaler à l’intéressé qu’il est l’objet d’une attention particulière.

Et surtout, une fois la fête finie, elle informa son propre père du choix qu’elle avait fait. Oh ! Ce ne fut pas facile de faire admettre qu’elle avait jeté son dévolu sur cet homme. Mais comme elle était déterminée, elle obtint gain de cause, et s’engagea alors les rites du mariage arrangé.

Informé de sa bonne aventure, le père de Vanouché fut assez surpris de toucher une jeune femme… si jeune ! Mais il fut aussi vraiment flatté. Vingt ans de différence entre les deux époux, dans un mariage initié par la dulcinée. Il avait de quoi croire en son charisme dévastateur.

Le mariage fut heureux. Les époux se retirèrent dans un appartement luxueux sur les pentes de Téhéran. Mais jamais ils ne réglèrent entièrement le malentendu qui les avait fait tomber dans les bras l’un de l’autre. Le père de Vanouché pensait trouver une femme aimante et subjugué par la force de son esprit. La mère de Vanouché pensait trouver un homme confortable qui s’occuperait d’elle comme d’une petite fille.

Cela créa de tout temps des incidents fâcheux. Même lorsque leurs filles furent grandes et parties du foyer familial, il se trouvait encore de ces disputes incontournables, qui ne grandissaient ni l’un ni l’autre aux yeux des filles. Mais les altercations n’étaient jamais violentes. Il s’agissait plutôt de bouderies intarissables quand survenait un évènement offensant.

Et beaucoup d’évènements l’étaient. Un jour, le père de Vanouché attrapa la grippe, et sa mère, en bonne épouse modèle, lui servit son petit déjeuner au lit, avec, tous les matins, un demi pamplemousse, plein de vitamines pour accélérer sa guérison. Peu après, elle tomba malade elle aussi. Son mari lui servit alors un petit déjeuner au lit, mais il lui fit l’affront d’oublier le fruit bienfaisant. La petite fille qu’avait été sa mère se trouvait lésée durement de cet oubli, et elle n’entendait pas le faire passer de sitôt. Il s’en suivit plusieurs mois de regards durs, de sous-entendus ironiques, bref, de guerre larvée.

Pendant ce temps, les filles, assises sur le même lit, en pleine nuit, pleuraient à chaude larme en se demandant si leurs parents n’allaient pas divorcer, comme cela arrivait à nombre de leurs copines françaises. Si elles avaient su que jamais ces derniers n’avaient envisagé une telle éventualité, que leur modernité s’arrêtait aux portes de leur propre couple, cela leur aurait évité des heures d’angoisse et de désespoir pendant les lourdes atmosphères de conflits parentaux.

 

 

 

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Vanouché a du mal à se sentir proche des Iraniens vivant en France. La plupart d’entre eux ont vécu des épreuves inénarrables pour quitter leur pays. Ils en sont marqués à vie. Et même s’ils ne l’évoquent pas, ils ont alors perdu bien plus que le foyer de leurs ancêtres. Ils en sont devenus, d’une certaine façon, plus vulnérables. Elle se sent privilégiée, et coupable de l’avoir été. Elle n’a eu qu’à s’assoir dans un avion, carte d’embarquement en main, comme si elle partait en voyage, entourée de ses parents et de ses sœurs. Son père avait fait une partie de ses études en France. Il n’a eu qu’à demander à ses amis de le tenir au courant des postes de recherche disponibles à Paris, il a même bénéficié de leur soutien pour être embauché. Ainsi lui et sa famille ont quitté l’Iran en toute légalité.

 

Cependant, les Iraniens sont un peuple nomade du fait des évènements chaotiques qu’ils ont subi dans leur région. Et toujours elle se sent comme l’oiseau sur la branche, prête à faire ses valises si le ciel s’assombrit. N’est-ce  pas pour cela que leur mère voulait à tout prix que ses filles aient un métier utile en toute occasion, de façon à se faire accepter dans la société qu’elles fréquenteraient, quelle qu’elle soit ?. Médecin, c’est ce qu’il y a de mieux. On a toujours besoin de médecin, dans tous les pays, et on sera toujours utile à ses congénères avec un tel métier, et donc appréciés d’eux. Ses deux sœurs, Bella et la Petite, ont fait des études scientifiques, l’une pour être cardiologue, l’autre dans la recherche médicale. Seule Vanouché a failli. Elle est devenu professeur de lycée, professeur de sciences, certes, mais que peut échanger un professeur de lycée en cas de catastrophes qui mènent à l’exil ?

 

 

 

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