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C’est le jour de la rentrée des classes, le jeudi 3 septembre. Bella et Vanouché se tiennent à l’entrée d’un immense bâtiment en brique, à Montrouge, dans la ville où elles habitent. Finalement, leur a expliqué papa, les appartements parisiens coûtent trop chers pour eux, et ils devront se contenter de vivre aux portes de la capitale française. Quand il était étudiant, il pouvait se permettre de louer une chambre de bonne à Paris, mais maintenant qu’il est père de famille, il lui faut de la place pour ses trois beautés de filles. Il paraît que Montrouge et Paris, c’est pareil. Il faut juste marcher un peu plus pour atteindre le métro.
Pareil ou pas, les deux filles n’en mènent pas large ce matin. Quand elles étaient venues avec leurs parents repérer l’emplacement du collège, elles avaient eu l’impression qu’il leur serait facile de pénétrer dans le bâtiment de brique, mais c’était sans compter tous ces jeunes Français surexcités, qui s’interpellent d’un trottoir à l’autre, et qui parlent tellement vite qu’elles ne comprennent rien de ce qu’ils disent. Heureusement qu’aucun d’entre eux n’a cherché à les aborder ! Bella et Vanouché se serrent imperceptiblement l’une contre l’autre, et franchissent la gigantesque porte en fer forgé, puis traversent le hall jusqu’à la cour des collégiens. Presque mille élèves, collégiens et lycéens, passent leurs journées ici, avec une cour de récréation spécifique pour le collège, et une autre pour le lycée. Pour aller d’une salle de classe à une autre, à chaque sonnerie marquant le début d’une heure de cours, des élèves de tous âge se croisent dans des couloirs immenses, en hauteur et en longueur, mais bien trop étroits pour éviter des embouteillages notoires, où les plus grands passent en force.
En réalité, Vanouché n’avait pas besoin de venir si tôt. La rentrée s’étale sur toute la journée, avec un horaire spécifique pour chaque niveau de classe. Bella va bien commencer ses cours dans quelques minutes, mais Vanouché ne gagnera sa classe que cet après midi, à 14 heures. Bella lui a juste demandé de l’accompagner sur le chemin, mais sentant le désarroi de sa sœur, Vanouché a poussé un peu plus loin son soutien. Tous les troisièmes semblent réunis dans la cour alors que la cloche sonne. Un premier professeur s’avance et appelle les élèves par leur nom de famille, suivi de leur prénom. Chacun vient se ranger dans un coin de la cour où le marquage au sol indique que c’est l’emplacement de la troisième un. Bella frissonne. L’appel semble interminable. Seuls les élèves de la troisième un viennent d’être appelés, et pourtant il lui semble qu’elle est immobile dans cette cour depuis des heures. La tête lui tourne un peu. Vanouché lui prend la main et cherche son regard, sourire courageux aux lèvres. Bella a l’impression que rien ne pourra atteindre sa petite sœur. Pourquoi ne parvient-elle pas à jouer avec elle son rôle de grande sœur ? Pourtant elle lui sourit parce qu’elle est bien contente qu’elle ait accepté de l’accompagner. Jamais elle n’aurait pu franchir l’immense porte du collège, sinon. Et qu’aurait dit papa en apprenant qu’elle avait manqué son premier jour d’école en France. Il considère comme un tel privilège qu’elle puisse suivre gratuitement et laïquement leurs études en France ! L’école laïque, elle n’en avait jamais entendu parler. Elle ne comprend pas à quoi ça sert. Si elle préfère porter un foulard sur la tête, pourquoi le monde entier, de l’école à son père, refuse-t-il qu’il en soit ainsi ? C’est son choix après tout ! Mais Bella a bien compris que c’est un sujet tabou.
Vanouché la rappelle à la réalité en lui secouant légèrement le bras : son nom vient d’être prononcé, Bella quitte sa sœur et la foule protectrice pour se mettre en rang dans l’emplacement des troisième quatre. Vanouché regarde Bella qui fait sa tête des mauvais jours. Elle qui a un visage si doux porte un air buté qui ne va pas faciliter les contacts avec son entourage. Vanouché se demande si elle aura la même tête cet après midi. Elle s’imagine déjà que les autres élèves de sa classe ne voudront pas lui adresser la parole. En rentrant à la maison, elle s’entraîne à sourire devant la devanture en miroir d’une boulangerie, mais elle a l’air d’un clown tellement elle étire ses lèvres crispées. Quel découragement !