Chp 2

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Des trois filles, elle est la deuxième, mais la première à avoir un enfant. Un beau garçon, tout rose, tout potelé, tout calme dans son berceau de plastique transparent.  Il repose sur le dos, les membres encore repliés autour de son ventre rond. Sa grenouillère blanche est parcourue de petits lutins colorés, qui sautent et courent en tout sens. C’est joli, mais Vanouché a l’impression d’en avoir le tournis.

L’accouchement s’est bien passé, mais il a été long, plus de vingt heures.  Et même si elle repose maintenant seule dans une chambre lumineuse, elle est exténuée. Elle sourit au nourrisson, penchée sur son visage, troublée par le regard fixe et antédiluvien qu’il lui renvoie. C’est donc ça… C’est donc comme ça aux premières heures de la vie ! A la naissance, remarque-t-elle, les bébés ont un regard de vieux sage. Si elle pouvait entendre les pensées de son fils, si ses yeux pouvaient transmettre le flux de son esprit, elle saurait tout du monde et de ses mystères. Elle ne lit aucun étonnement dans ce regard, aucune affection, aucune curiosité. Elle a vraiment l’impression de reconnaître les yeux bleu noir, rongés par la cataracte, de son arrière grand-mère, aux derniers jours de sa vie. Une lucarne sombre et profonde. Un regard impérieux, légèrement agacé d’être encore là, peu amène sur le monde. Que lui demande-t-il ? Pourquoi n’a-t-il pas l’air tranquille et satisfait du bébé rempli de lait maternel ? Elle recule légèrement, fronce les sourcils, accuse la fatigue de la faire divaguer.

Elle repose sa tête sur le large oreiller quand la porte s’ouvre en trombe sur les membres de sa famille. Eh voilà ! Il fallait bien de toute manière qu’ils accourent pour fêter la venue de leur nouveau membre. Cris d’exclamations et d’émerveillement remplissent brusquement la pièce toute entière. Bizarrement, le bébé en profite pour fermer les yeux : on a l’impression qu’il s’est endormi dans le vacarme ambiant, comme s’il lui était possible de passer outre ses grands parents bruyants et aimants.

La mère de Vanouché, petite et rondelette, tirée à quatre épingles, réussit l’exploit rituel de pleurer sans faire couler son rimmel. A toutes les fêtes familiales elle fait perdurer cette antique tradition orientale.  Vanouché pense fugacement qu’il lui faut à tout prix en demander le secret. Elle, quand l’émotion l’emporte, finit toujours le visage barbouillé de noir. Mais les embrassades qui mêlent lèvres charnues et ruisseaux de larme s’achèvent vite aujourd’hui. Vanouché regarde alors sa mère soulever le corps du bébé, en pépiant des petits mots d’amour. Certains lui sont courants et reprennent des expressions déployées sur elle et ses sœurs. D’autres cependant la perturbent un peu, car elle ne se souvient pas les avoir entendus et pourtant ils lui semblent encore plus familiers et affectueux que les autres. Serait-ce des mots doux que les grands-mères réservent aux nouveaux nés de la famille, cadeaux de bienvenue transmis de génération en génération ? Ou bien Vanouché  les aurait-elle entendus, puis oubliés dans la mémoire de ses premiers jours ? Comme un lait onctueux et nourrissant, ils ont peut-être caressé les premiers instants de sa propre vie sans qu’elle s’en souvienne.

Son père, plus âgé mais tout aussi imposant, contraste par sa voix de basse avec le chant de sa mère. Il s’émerveille tout autant, décrit toutes les parties apparentes du bébé, ses cils, son nez, sa bouche, ses doigts, ses mains, comme s’il informait un vieil ami aveugle de la beauté parfaite de son petit fils. Il commente le moindre mouvement du nourrisson comme s’il s’agissait d’un exploit, d’une voix enthousiaste de commentateur sportif à l’approche d’un éventuel but de son joueur préféré.

Thierry, comme toujours, observe sa belle famille d’un œil amusé. Il sait bien qu’en épousant Vanouché, il embrassait une famille foisonnante et atypique, loin des codes policés de ses propres parents, médecins, d’origine bordelaise, depuis au moins quatre  générations. Les racines de sa femme, elles aussi, s’enfoncent profondément, mais dans une terre lointaine qui n’est plus vraiment accessible. Ses beaux parents ont posé leurs valises à Paris, capitale rêvée d’un pays merveilleux. Mais toujours ils seront de là bas, ce lointain pays qu’ils ont recréé à leur manière dans l‘intimité de leur appartement. Ils ont planté leur flèche au cœur de la capitale et ont ainsi étendu le domaine de leur territoire. Thierry savoure cet exotisme  et regarde son bébé avec toutes les promesses d’une culture riche et multiple.

Le père de Vanouché, enfin, après dix minutes de commentaires, s’aperçoit que sa fille est là elle aussi. Il la regarde alors, ravi, comme s’il n’existait plus qu’elle en ce bas monde. Puis il lui saisit les mains et prend un air grave :

« Tu sais ma fille, maintenant, tu en as pris pour 80 ans… »

 

 

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noirdencre
Posté le 11/02/2021
La flèche est de retour...
Beau chapitre, très visuel, chacun s'observe.
Tu arrives à transmettre toute la chaleur de cette famille à travers des détails simples, un regard, un mot d'accueil.
Beau travail.
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