Chp 20 21

20

 

Tout en pleurant dans les toilettes, Vanouché se souvient de ce documentaire qu’elle a vu par hasard un après midi de vacances. Maman avait dû emmener la Petite chez le docteur, et elle en avait profité pour allumer le poste de télévision sans demander la permission.

 

Elle avait tout d’abord regardé une émission sans intérêt, elle ne se souvenait plus du sujet, mais elle prenait plaisir à tendre l’oreille pour identifier les bruits en provenance du couloir des parties communes. Elle s’était assise dans l’entrée. La porte ouverte du salon lui rendait visible l’écran de la télévision, et elle avait mis le son de l’appareil assez bas. Ainsi, elle ne percevrait peut-être pas les bruits de pas, mais elle entendrait les conversations de voisins dans la cage d’escalier Elle comptait sur les babillages incessants de sa petite sœur pour agir promptement, lorsqu’elle et sa mère entreraient dans l’immeuble. En se précipitant sur le poste de télévision, elle pensait avoir assez de temps pour l’éteindre avant que sa mère ait déverrouillé la porte, fermée par deux lourds cadenas. Il fallait en effet introduire la première clé dans la serrure principale, tourner la clef, la sortir et sélectionner la deuxième, perdue au milieu d’innombrables clefs du trousseau, introduire celle-ci dans la serrure supérieure, tourner alors à contresens, car cette serrure était montée à l’envers, et maman l’oubliait toujours, si bien qu’elle tournait la clef dans un sens, se rappelait, grommelait, puis tournait en sens inverse. Cela laissait bien  assez de temps pour courir furtivement et éteindre la télé.

 

Par ailleurs, Vanouché avait testé le niveau sonore de l’appareil en se tenant dans le couloir extérieur à l’appartement, porte fermée. Elle voulait ainsi savoir si maman risquait d’entendre ce qu’il se passait à l’intérieur de l’appartement. Maman leur laissait un jeu de clefs lorsqu’elle sortait, en leur faisant promettre qu’elles n’ouvriraient à personne. Lors d’une de ses sorties, vanouché en avait profité pour régler le son de la télévision, au plus bas pour que celui-ci ne s’entende pas du couloir, mais pour qu’elle puisse suivre les émissions en étant dans l’entrée. Elle avait repéré le niveau de la jauge qui correspondait le mieux à ses besoins sonores, et qui apparaissaient sur l’écran lors des manipulations.

 

Vanouché savait que ses stratagèmes n’étaient pas très raisonnables, mais elle faisait généralement les efforts nécessaires pour être une fille modèle. Alors elle se disait qu’elle pouvait bien se permettre quelques écarts à la règle familiale, juste pour le frisson de la désobéissance… En fait, elle avait passé tant de temps à mettre son plan au point, qu’elle n’avait jusque là pas eu l’opportunité d’en profiter. Maman ne les laissait pas souvent seules à la maison. C’était donc la première fois qu’elle pouvait mettre à profit son plan. Que l’émission ne soit pas intéressante, ce n’était pas gênant, tant qu’elle réussissait dans son plan. Il valait peut être mieux d’ailleurs, car elle pouvait ainsi rester attentive aux bruits externes.

 

Lorsque la deuxième émission commença, elle perdit de sa concentration sur le monde extérieur, parce qu’elle ne savait pas que cela existait. Elle apprit alors ce qu’était une transplantation cardiaque, et tous les bienfaits  d’une telle opération, et la difficulté de trouver des organes à transplanter. Et c’est vrai qu’elle en perdit le fil de la vie environnante. Le reportage expliquait comment il était possible de trouver des cœurs compatibles aux patients, et la façon dont ils étaient raccordés aux malades, pendant une opération longue et délicate.

 

Toute concentrée sur ce qu’elle apprenait, l’imagination de Vanouché n’en galopait pas moins dans les galaxies de la probabilité. Quelle chance y avait-il pour qu’un être humain et un cœur à prendre soient compatibles ? Puis elle se représentait ce cœur tout à fait libre. Que gardait-il de sa précédente vie ? Qu’introduisait-il de lui dans ce nouveau corps ? Elle s’imaginait elle-même cœur à transplanter, dans le corps immense d’une ville animée. Cœur tout neuf et tout jeune dans ce pays chargé d’histoire qu’est la France. Que resterait-il de son mode de vie originelle, des légendes racontées par maman, dans ce monde qui se nourrissait à un autre lait ? Comment pourrait-elle rester elle-même si tout cela s’oubliait dans sa nouvelle vie ? Elle voulait rester iranienne, pour vivre avec les siens, ceux qu’elle avait connu pendant les premières années de sa courte vie, ceux qui lui semblaient semblables à elles, parce qu’ils partageaient, sans même en faire référence, les mêmes histoires, comme celles d’Arash, le héros archer. Un seul clin d’œil et ils pensaient de même.

 

Elle se laissa surprendre par le bruit de la clef tournant dans la serrure. Son cœur se mit à battre la chamade, au point qu’elle se demanda s’il n’allait pas défaillir comme tous ces gens qu’elle venait de voir, atteints de maladie cardiaque. Instinctivement, ses jambes se levèrent et se mirent en marche. Heureusement, elle ne s’est pas fait prendre !

 

Au moment d’appuyer sur le bouton d’arrêt, elle tourna légèrement la tête à droite, et elle se rendit compte que Bella était en train de suivre l’émission, clandestinement, autant vis-à-vis de sa mère que de Vanouché.

 

Dans les toilettes où elle pleurait toutes les larmes de son corps, Vanouché se rendait compte que la connivence qu’elle avait avec ses amis iraniens avant de partir pour la France lui avait terriblement manqué. Jamais elle n’avait pu en un clin d’œil partager un jeu ou une histoire commune avec ses camarades à Paris. Il avait toujours fallu tout expliquer, parce qu’ils ne connaissaient pas ses références. De même il lui avait paru laborieux de comprendre les références des Français, parce qu’elle n’avait pas d’autres choix que de les interroger pour comprendre ce qu’ils partageaient parfois en un mot.

 

Mais elle se rend compte que cela ne suffit pas. Partager une histoire commune, c’est bien connaître de grands évènements et des petits riens qui font une histoire partagée, mais c’est aussi suivre les personnes que l’on aime au jour le jour dans leurs joies et leurs déceptions. Elle, elle les a suivies, engloutissant, classant, étiquetant, tout ce que maman engrangeait comme information. Mais ceux dont elle avait la nostalgie n’ont pas fait cet effort. Son corps est mort, il ne reste plus que son cœur. Mais ce cœur, comment va-t-il communiquer son souffle une fois transplanté ? comment Arash pourra-t-il revivre en France ?

 

 

21

 

Un mois… Un mois de visite à la famille et aux amis. Maman, et Bella, comme le sosie de maman en plus jeune, sont ravies. Elles sont entourées et fêtées par tous ceux qu’elles rencontrent. Elles partagent les rires et les nouvelles. Elles sont adulées, et heureuses.

 

La Petite a toujours été plus farouche. Elle ne se souvient pas très bien, dit-elle, ni des lieux et ni des gens. Papa la taquine en clamant qu’elle est la plus française de la famille. Elle sourit alors timidement, et lui dit en français : « Arrête de te moquer de moi, papa ! ».

 

Papa, lui, sort tous les soirs pour retrouver ses amis, et il ne rentre qu’au petit matin. Maman, d’habitude si vétilleuse quand il la laisse seule dans l’appartement de Montrouge, ne semble même pas voir son époux aller et venir. D’autant que papa est toujours présent pour visiter la famille. Le couple semble bien plus paisible ici qu’en France.

 

Vanouché a bien essayé de parler avec sa sœur des sentiments violents qui l’attristent depuis leur séjour, mais Bella n’est pas accessible. Vanouché a l’impression qu’elle joue la comédie, grimant maman, pour le plaisir qu’on loue sa beauté et sa délicatesse, tout à sa joie nouvelle d’être au centre des attentions. Alors Vanouché se sent seule, elle se pare de politesse et de feinte douceur. Elle traverse ce séjour comme un rêve évanescent, il n’y a pas lieu de réfléchir, il n’y a pas lieu de tenter la moindre activité personnelle. Tout son temps est millimétré, découpé, et accaparé par des gens qui ne la connaissent plus, mais qui se contentent de regarder son image. Tant qu’elle apporte les réponses attendues, toujours les mêmes, les jours s‘embrument dans la répétition. Manger, sourire, répondre aux mêmes questions. Et le soir, légèrement nauséeuse d’avoir englouti ces gâteaux trop sucrés, qui lui rappellent son enfance mais qui sont devenus doucereux, souffrante d’avoir déblatéré les mêmes banalités, celles qu’on attend d’elle, sur la France et les Français, Vanouché s’endort, ereintée, tourmentée par cet éternel recommencement.

 

Pourtant, l’avant dernier jour, elle semble sortir de sa torpeur. Elle veut accomplir un acte qui lui permette de se situer. Française depuis trois ans par choix de ses parents, iranienne pendant le reste de sa vie par le fruit du hasard, elle veut s’accorder un peu de libre arbitre. La famille se trouve réunie chez des amis habitant Pardis, une ville à l’est de Téhéran. En ajoutant une voyelle, se dit Vanouché, ce pourrait être le paradis. La ville se trouve au milieu des parcs nationaux iraniens, entre les monts aux nuances ocre du Khojir et les cimes verdoyantes, puis rocailleuses de l’Elbourz. Au loin, même, elle distingue les zébrures neigeuses du mont Damavand, le sommet le plus haut de l’Iran. Elle ne se souvient plus de sa hauteur. En regardant au loin, ce lieu lui fait penser à Grenoble. Ou devrait elle dire que Grenoble lui a fait penser à Pardis, quand elle l’a visité l’an dernier avec ses parents ?

 

La ville n’a rien de particulier mais son environnement est enchanteur. Vanouché part sur un sentier et marche pendant plus d’une heure, à un rythme soutenu, puis s’assoit à l’ombre d’un rocher et observe les nappes de chaleur déformer le paysage à l’entour, de la même façon, sait-elle, que se créent les mirages dans le désert. Elle est partie dans la matinée, et la température a augmenté pendant sa marche. Elle est d’ailleurs trempée de sueur, sous les bras et dans le cou. La piste, sous l’effet de la chaleur, semble couler sur elle-même, comme si elle était liquide, alors que l’ocre de la colline ne peut pas se comporter comme de l’eau. Cette expérience visuelle, qu’elle peut expliquer par les lois de la physique, la rassure étrangement. Elle aussi, comme le paysage qu’elle observe, se sent couler dans le paysage de ses congénères tournoyants. La brume de chaleur qui monte lui fait penser au brouillard qui l’entoure depuis son arrivée en Iran, ou plutôt, depuis ses pleurs dans les toilettes, qui lui ont fait perdre toute acuité pour son environnement.

 

Ces phénomènes climatiques ont une explication rationnelle que les chercheurs ont codifiée, et qui est relatée de façon simplifiée dans les lycées de France. Alors peut-être pourra-t-elle aussi un jour comprendre rationnellement ce sentiment d’étrangeté dont elle ne peut se débarrasser. Peut-être même que c’est une réaction logique lorsqu’on a quitté son pays depuis longtemps et qu’on y revient. Pour la première fois de son séjour, elle se sent apaisée. Sa respiration, d’abord haletante d’avoir marché d’un bon pas, devient progressivement plus calme. Elle aimerait  ne retenir de ce voyage que la dernière heure qu’elle vient de passer. Elle voudrait que tout le reste soit déposé sous forme d’équations propres et nettes dans un tiroir étiqueté « impressions d’Iran lors du premier voyage après l’émigration ». Elle aime ce paysage et voudrait l’emporter avec elle. Alors elle se penche et ramasse de cette belle terre ocre et sèche, au point de s’effriter sous les doigts. Elle en remplit la paume de sa main, examine les particules aux différentes nuances de couleur, et décide de glisser la terre dans la poche de sa jupe. Elle la gardera comme souvenir pour les jours d’hiver en France. Cette terre qui, seule, semble tangible pendant ce voyage.

 

 

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