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18

 

Le samedi matin, les filles n’ont pas cours. C’est ce que répète maman lorsqu’elle présente à l’envi leur emploi du temps. C’est ce qui fait lever les yeux au ciel des filles. Pas cours ! Quand elles passent trois heures au centre iranien de Paris à apprendre le persan !

Evidemment, pour maman, ce n’est pas un effort, puisque c’est leur langue d’origine ! Celle avec laquelle elles ont grandi. Le miel et le lait de leur enfance a glissé dans leur gorge en même temps que le persan tombait délicatement dans leurs fines oreilles de bébé puis de petite fille. Maman leur a chanté les comptines, mami leur a raconté les histoires, papa les a fait rire en persan. Trois heures à retrouver ses origines en présence de jeunes migrants comme elles, ce ne peut être qu’une récréation !

Bella, comme toujours, docile, se prête sans rien dire à cet intermède. La Petite est tellement jeune que dans sa classe ce ne sont pas des études mais plutôt des jeux qui sont organisés. Mais Vanouché… Oh ! Vanouché ! Elle vit ces heures de cours dans un ennui mortel.

Que s’est-il passé ? Comment se fait-il qu’elle ait oublié la musique de sa langue maternelle. Ni le rythme ni l’accent ne lui sont évidents. Quand elle lit un texte, ceux qui ne la connaissent lui demandent si elle est kurde, elle, une vraie persane, une iranienne pure souche, pays historique de sa langue natale… Les Kurdes, du fait de l’histoire de leur peuple, vivent dans de nombreux pays dont la langue officielle n’est nullement le persan. Par exemple, s’ils vivent en Turquie, ils parlent turc, mais leurs parents, fidèle à la tradition, leur enseigne le persan en privé, eux même, parfois, ayant appris cette langue uniquement de par leurs propres parents. Et de génération en génération, la richesse du vocabulaire se perd, les expressions se fossilisent et s’éloignent de celles qui se pratiquent, l’accent s’acculture selon la langue parlé quotidiennement dans le pays où ils vivent.

Non. Vanouché est bien une vraie persane. Mais elle a perdu l’accès à sa langue. A tel point qu’elle désespère de passer ses trois heures de corvée tous les samedis matins… Mais elle n’ose pas l’annoncer à ses parents. Autant elle surmonterait la colère de maman qui lui rappellerait que cette langue lui rapportera des points au baccalauréat, autant elle ne pourrait pas affronter la déception de papa.

 

 

 

19

 

Les parents avaient dit : nous déménageons, nous allons changer de vie, même. Vous allez vivre comme des Françaises. Vous serez toujours iraniennes, mais vous serez françaises aussi. Papa avait promis qu’un jour, ils reviendraient passer quelques semaines en Iran, pour voir la famille, pour voir le pays. Dans quelques années, parce que le voyage coûte cher, mais après quelques années de vie en France, ils auraient assez économisés pour un aller retour Paris –Téhéran. Cependant, aucune date n’était annoncée. Comment cela aurait-il pu en être autrement ? Allez savoir ce qu’il se passerait en Iran dans les années à venir.

Quand ses copines lui demandent où elle va partir en vacances, Vanouché ne sait jamais. Comment peut-on prévoir cela ? Il peut arriver tellement d’évènements en quelques semaines : la guerre, l’inflation qui fait qu’on a à peine de quoi se nourrir parce que les prix ont augmenté… Les français ont bien les accidents, les attentats, ou la maladie, qui parfois perturbent leurs plans. Mais ces catastrophes se produisent tellement peu souvent qu’ils gardent toujours à l’esprit un calendrier des prochaines perspectives heureuses. Comme c’est étrange.

Mais cette année, les filles savent où elles vont partir en vacances d’été. Elles attendent cette période avec beaucoup plus d’impatience que d’habitude. Bella est en première scientifique et arrêtera les cours tout début juin. Elle aura cependant le bac de français à passer, à l’écrit et à l’oral.  il est déjà évident qu’elle a montré des qualités, autant en français que dans les matières scientifiques.  Sa distraction à l’approche de l’été ne modifie pas l’évaluation des professeurs sur ses capacités.

 Vanouché a la tête ailleurs aussi. Maman lui parle de brevet, premier examen, faire preuve de son sérieux, montrer à la famille qu’elle réussit en France, que son intégration se passe bien. Vanouché soupire : toujours le même discours, et son désir charnel de sentir la chaleur du soleil à Téhéran, l’envie de reprendre une conversation avec Laleh, le manque du corps de sa grand-mère quand elle l’embrasse, l’odeur de son appartement iranien… Tous ces souvenirs lui reviennent en vrac, et elle perd le fil de ce qui se dit en classe. La Petite, elle, fait comme si elle était aussi impatiente à revenir en Iran, mais quand ses sœurs lui demandent ce qu’elle attend de ce retour, elle ne sait que répondre, il lui semble ne pas avoir de souvenir d’un temps si ancien. Trois ans, c’est si long ! Elle se rappelle le nom des tantes et des cousines parce que maman les nomment presque tous les jours, mais elles ne sont plus que portraits flous et grisâtres, et elle mélange les anecdotes concernant les uns et les autres, là ou Bella et Vanouché savent raconter avec moult détails des épisodes de la vie familiale auxquels elles n’ont pas assistés. La légende familiale se perpétue à l’oral grâce au téléphone. Maman, toutes les semaines, passent au moins une heure à discuter avec divers membres de la famille, pour savoir ce qu’il se passe au pays. Papa lui demande constamment de restreindre ses conversations car le téléphone coûte cher. Mais il a compris qu’il ne put la contraindre à moins, sous peine de la voir se flétrir comme une rose qu’on n’arroserait pas.

Papa semble inquiet : c’est qu’il sait déjà les bienfaits de ces allers qu’il ne peut s’empêcher d’appeler des retours, même si la France est maintenant leur pays. Jeune déjà, quand il étudiait à Paris, il attendait avec impatience ces séjours au pays. Alors, tous les souvenirs se réveillent et piquent la mémoire de leur nostalgie. Mais il appréhende les suites de cette transplantation. Quoique très attendue, il sait qu’elle va marquer ses filles autant que leur migration.

Encore une fois, la famille prend l’avion en toute légalité, les billets sont réglés, les papiers en ordre, et un oncle vient les attendre à l’aéroport. En fait c’est bien plus que l’oncle qui les accueille, mais une dizaine de membres de la famille, venus saluer le retour du fils prodigue, papa, celui qui a pu extirper les siens des griffes de la misère au pays. Et les parents de Vanouché, Bella, et la Petite sont hilares de constater qu’on leur fait tant fête. La Petite se laisse envahir par la joie ambiante même si elle ne reconnaît personne. Bella et Vanouché semblent circonspectes, et pourtant, elles mettent tout leur cœur à ne pas le montrer. Mais « ne fais pas ta timide ! » hèlent plusieurs tantes. Elles ne font pas leur timide, elles constatent avec émoi le passage du temps sur les visages qui leur sourient. Elles remarquent la taille de leurs cousins. Celui-ci était plus petit qu’elle il y a trois ans, il est maintenant bien plus grand et ses joues se sont couvertes de barbe. Celle-ci braillait tout le temps et portaient des lunettes épaisses, elle a maintenant des yeux de biche qui se laissent contempler derrière le voile.

Puis tout le monde se rend chez une tante qui a préparé un repas de fête, avant qu’une autre les héberge pendant leur séjour. La liesse et les vivats doivent s’entendre jusqu’au bout de la rue. Vanouché se souvient des remontrances de maman lorsque les filles faisaient trop de bruit dans l’appartement à Montrouge. Comment est-il possible qu’ici on ait des droits qu’on n’a pas en France ? Quelques voisins viennent saluer les nouveaux arrivants puis se mêlent à la fête.

Mami est assise sur son fauteuil, enfin celui qui est le sien dans cette maison à deux pas de chez elle, où elle vient passer une bonne partie de la journée. Elle aussi semble avoir vieilli, elle ne se lève pas lorsqu’ils arrivent, et ses grands yeux remplis de larmes rappellent aux filles la déchirure de la séparation… si longue ! Bella et Vanouché apprendront plus tard, pendant leur séjour, que mami en rajoute sur son infirmité, parce qu’elle ne supporte pas que maman l’ait abandonné. Mais lors de leur première rencontre, ne sachant rien de tout cela, Vanouché sent son cœur se serrer dans sa poitrine, et pour la première fois elle se prend à imaginer la mort d’un être aimé.

« Mes petites filles ! Mes adorables petites filles, bêle mami de sa voix grave et chaleureuse, comme vous avez grandi ! A peine si je vous reconnais aujourd’hui… Venez m’embrasser. Bella ! Mais tu es une femme maintenant ! Bonne à marier ! » Et Bella rougit jusqu’à la racine des cheveux qu’elle a caché pour le séjour sous son voile. « Et Vanouché, comment vas-tu ma fleur… Tu as commencé le collège en France ? Ca se passe bien ? »

- Non mami, je l’ai fini le collège, répond Vanouché, je vais au lycée l’an prochain

- Ah bon ? Tu as le même âge que Mehmet ? Je ne me souvenais pas que tu étais si grande. Mais ta mère ne me dit rien aussi.

- Oui, j’ai le même âge que Mehmet ! on allait dans la même classe quand j’étais à Téhéran. Mais Mehmet n’apprend pas ses leçons, et elle va arrêter l’école. Elle veut devenir coiffeuse

- Ah bon ? Voyez-vous ça ! C’est toi qui m’apprends ce que deviennent mes petits enfants, c’est un comble ! Et toi, comment ça se passe à l’école ?

- J’ai eu mon brevet avec la mention bien

- C’est quoi le brevet

- L’examen de fin du collège, mami, celui qui montre qu’on peut rentrer au lycée. » Vanouché se fait un peu mousser, parce qu’il y a bien longtemps qu’en France le brevet a perdu de son importance. Mais comme un tel examen sanctionne réellement la poursuite d’études en Iran, Vanouché se dit que ce n’est pas vraiment un mensonge que de calquer le système français sur celui que connait mami.

- Mention bien, tu dis, et pourquoi n’as-tu pas eu mention très bien, ma fille ? demande mami »

« Ah ! L’exigence de mami n’a rien à envier à celle de maman. Ne dit-on pas telle mère, telle fille ? Est-ce un proverbe iranien ou français ? » Se demande Vanouché.

 

Au-delà de cette pensée, Vanouché est hantée par une préoccupation plus profonde : pourquoi mami ne se souvient-elle pas de sa classe, pourquoi les autres membres de la famille semble-t-il en connaître si peu sur elle ou sur ses sœurs, alors qu’elle-même, grâce aux dépêches constantes de maman, instruite par les nombreuses lettres et les rares conversations téléphoniques, sait tout de tout de ceux qu’elle croise. Elle pourrait presque leur raconter tout ce qu’ils ont vécu pendant ces trois ans, pas seulement les mariages, les naissances, les maladies, mais aussi, les joies, les émois et les tristesses quotidiennes. Elle les connaît, mais eux, les membres de sa famille, ne savent rien d’elle ! Pour un peu, Vanouché en pleurerait, là, au milieu de la joie ambiante.

 

Elle va s’enfermer dans les toilettes, et là, s’effondre à gros sanglots. Lorsqu’elle revient à la fêtes, quelques dizaines de minutes sont passées, elle a rafraîchi ses yeux rougis par un peu d’eau fraîche du robinet, elle prétexte la fatigue pour expliquer ses traits tirés. Elle attendra la fin de ce séjour, de ce calvaire, avec la patience d’une martyre, déchirée entre l’envie de revoir ceux qu’elle connaissait avant, et le constat accablant qu’ils ne se connaissent plus.

 

Car ce sentiment, elle ne le vivra pas qu’avec sa famille. De ses amies aussi, elle connaît tous les détails, mais elle n’a pas réussi à leur écrire comment était sa vie. Si bien qu’elle a le sentiment de s’adresser à des êtres chers et connus, qui la considèrent comme un être nouveau et mystérieux. Le décalage est trop immense pour que Vanouché réussisse à le combler. Elle n’est plus chez elle en Iran, même si elle y a vécu par procuration pendant toutes ces années en menant sa double vie. Il ne suffit pas de vivre avec les autres pour que l’intimité existe. Il aurait aussi fallu que les autres vivent avec elles. Et les autres l’ont oubliée. La migrante est une étrangère dans son propre pays, malgré ses efforts d’intégration.

 

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