Chp 5

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Son père ne voulait pas d’une existence rabougrie. Même si lui ne se laissait pas aller à la peur, il constatait que sa femme se faisait lentement contaminer par celle-ci. La conduite fanfaronne qu’il affichait ostensiblement ne parvenait plus à la rassurer. Elle se réveillait souvent la nuit, en hurlant. Toujours son rêve se répétait : l’alarme avait sonné, annonçant les bombardements. Elle était descendue à moitié réveillée, et une fois dans la cave, elle se rendait compte qu’elle avait oublié la Petite dans son lit. Elle voulait aller la chercher mais des mains se tendaient et l’agrippaient, l’empêchant de remonter l’escalier. Elle sentait leurs doigts rêches la cramponner de toute part, sur les bras, sur les cuisses, sur le visage, la bâillonnant, ces doigts sentant la pourriture de la viande en décomposition, ces doigts pourtant vigoureux qui l’entravaient. Et plus elle s’agitait, plus elle se faisait saisir de toute part. Les avions vrombissaient alors, et elle était sure que cette fois-ci, alors qu’elle avait oublié sa fille, la bombe serait pour leur immeuble. Elle ne craignait rien pour sa vie ni pour celle de son mari ou de ses grandes filles, mais la Petite n’y survivrait pas, par sa faute. Ses cauchemars se poursuivaient par des insomnies, puis par des journées moroses, pendant lesquelles aucun sourire n’éclairait son visage. Et la fatigue de la journée aggravait ses fantasmes morbides. Comment sortir de cette spirale ?

Et puis, un jour, eut lieu l’évènement. Savoir si Bella le regretta par la suite, nul ne le sut. Et pourtant, qui eut cru que cette jeune fille, au caractère bien trempé mais habituellement si sage, déclencherait un tel chamboulement dans la vie familiale ?

C’était un dimanche matin du mois d’avril, ensoleillé et chaud comme un jour de grand printemps.  Oncles et tantes étaient attendus pour un grand repas en famille, accompagnés de leurs multiples enfants. Les filles se réjouissaient de la visite de leurs cousins et cousines. Bella s’était faite toute jolie pendant de nombreuses heures dans la salle de bain, au grand désespoir de Vanouché, qui avait geint bruyamment, puis tempêté, puis geint à nouveau avant que sa sœur ne daigne lui céder la place, sa chevelure sombre encore tout ruisselante d’une multitudes de gouttelettes d’eau fraîche. Papa était fier de sa fille, si belle et déjà si personnelle dans son identité, du haut ses des quatorze ans. Une volonté de devenir médecin. Une façon bien à elle de s’opposer, par une argumentation posée, comme si son savoir de jeune fille lui conférait toute la sagesse qu’un homme puisse acquérir. Une douceur inflexible et joyeuse qui lui rappelait sa femme. Et pourtant, à l’extrême, cette force impétueuse de vouloir plier l’univers à son bon vouloir pouvait la faire sortit de ses gonds, quand elle se sentait poussée à bout. Il ressentait la fierté d’un père qui s’émerveille devant l’être humain que son enfant est devenu, de lui-même, en s’éloignant des protections  et des préceptes familiaux. Elle était ce qu’il avait vu grandir, mais elle avait aussi constitué sa personnalité des milles rencontres qu’elle avait faites dans sa jeune vie. Et ce qu’il voyait lui plaisait. Il lui demanda, incidemment, d’aller chercher sur la terrasse le tabouret que l’on ajoutait à la salle à manger, les jours de grande tablée. Bella rougit brusquement jusqu’à la base du cou et s’engouffra dans sa chambre comme si elle ne l’avait pas entendu.

« - Bella, tu te dépêches s’il te plait ! Nos invités ne vont pas tarder, et ta mère souhaite que tout soit prêt avant leur arrivée.

- Oui, oui, répondit elle d’une voix sourde, qui intrigua son père

- Bella, c’est maintenant ! Sors de ta chambre et va chercher ce tabouret !

- Bientôt papa, bientôt

- Qu’est ce qu’il y a Bella ?

- Je ne peux pas y aller comme ça, papa, je ne suis pas habillée

- Tu te moques de moi ! je viens à l’instant de te voir sortir de la salle de bain, et je ne suis pas bigleux !

- Mais je suis toute nue sans mon tchador, papa ! Les ouvriers qui font des travaux en face vont me voir toute nue si je vais sur la terrasse.

- Ton tchador, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire. Tu as besoin d’une culotte mais pas d’un tchador pour être habillée, plaisanta-t-il

- Arrête, papa, je ne rigole pas, je ne retrouve pas mon tchador… je ne peux pas y aller !

- Sors de cette chambre immédiatement, et va sur la terrasse faire ce que je te demande, ma fille. De l’inquiétude perçait malgré lui dans sa voie tonitruante.

- Non papa ! Je ne veux pas !

- Dépêche-toi avant que je ne me fâche.

- Non, cria-t-elle. Et c’était la première fois que papa la voyait ainsi impulsive et agressive, mais aussi, piteuse et terrifiée.

- Je n’ai pas élevé mes filles pour qu’elles deviennent une de ces islamistes bornées

- Non, hurla-t-elle d’une voix stridente.

- Bella, c’est la dernière fois tu, m’entends ! Sors de cette chambre !

- Non !

- Mais quel barouf vous faites là ! Arrêtez ! Les voisins vont vous entendre à force ! Quelle idée de hurler comme ça, intervint maman

- Ta fille ne veut pas sortir de sa chambre sans son tchador.

- Elle ne risque pas d’en trouver un dans sa chambre ! Je les ai pris ce matin pour les laver, ils doivent être secs maintenant, je les ai étendus sur la terrasse.

- Tu entends ma fille ? Si tu veux un tchador, il faudra que tu ailles le chercher sur la terrasse

- Papa ! pleura Bella

- Personne n’y va pour elle, vous m’entendez ? Hurla papa. Personne ! Si ça lui chante de se voiler, elle peut le faire de la tête aux pieds, mais elle  le fera sans l’aide personne. Elle prendra elle-même cette responsabilité. »

Et Papa partit alors jusqu’à son bureau, dont il claqua la porte avec vigueur.

Les invités arrivèrent alors inopportunément. Maman alla leur ouvrir la porte, en pressant Vanouché et la Petite devant, qui, attirées par les hurlements, étaient venues assister à la fin de la scène.

« - Et ne dites rien à ce sujet, les filles » leur suggéra maman, en les poussant vigoureusement hors du couloir, loin des sanglots de Bella 

Maman avait le don de jouer la comédie, bien qu’elle n’ait jamais tenté de mettre cette qualité à l’épreuve des planches. Elle arriva tout sourire à la porte, fit entrer les premiers invités, plaisanta longuement avec eux. Il s’agissait de l’oncle Hamon et de sa fiancée. Oncle Hamon était le plus jeune de la famille, et il venait de rentrer d’Amérique après ses études pour devenir ingénieur. Il venait juste de demander en mariage la jeune femme qui l’accompagnait. Et donc, ils n’avaient pas d’enfant, heureusement, parce que de fait, ils n’étaient pas intéressés par ce sujet de conversation, et donc ils firent comme si Vanouché et la Petite n’existaient pas. Ils étaient en plus bien trop occupés à faire bonne impression à maman. Et ainsi, personne n’interrogea les deux fillettes, abasourdies, sur l’absence de Bella. Quand plusieurs minutes plus tard, l’oncle Hamon en fit la remarque à maman, celle-ci plaisanta sur la frivolité de son aînée qui passait tant de temps devant le miroir, depuis qu’elle était devenue une jeune fille. Elle envoya Vanouché chercher sa sœur.

Et voilà donc Vanouché devant la porte de la chambre de Bella, frappant doucement, mais assez fort tout de même pour que le son s’entende au dessus des sanglots.

«  Bella, il faut que tu vienne maintenant. L’oncle Hamon est là, avec sa fiancée. Ca fait mauvais genre que tu ne sois pas là pour les accueillir… Bella… Bella, tu m’entends ? »

Mais comment Bella pourrait-elle sortir « toute nue » devant les ouvriers de l’immeuble d’en face, pour aller chercher, à la fois, un tchador propre et un tabouret ? Et comment Vanouché pourrait-elle braver l’interdit de son père, pour remplacer Bella sur la terrasse. S’en suivit un conciliabule chuchoté à travers la porte de la chambre. Vanouché, elle, du haut de ses douze ans, pourrait sans risque se glisser sur la terrasse. Quant à papa, on pourrait lui cacher tout ce qu’elles désireraient dans les années à venir, juré, craché. Vanouché n’était pas cupide, elle ne demandait rien à sa sœur si ce n’est de comprendre la situation. Bella dut lui raconter le drame dans les moindres détails, et lui avouer sa profonde tristesse. Vanouché ne comprit pas pourquoi faire toute une histoire pour un tchador sur la tête. Maman le mettait, bien sûr, mais elle semblait toujours considérer que c’était une corvée incontournable pour sortir dans la rue (et sûrement pas pour porter dans sa maison). Elle fut cependant sensible à la peine de sa sœur, et elle promit de ne pas dire qu’elles avaient toutes les deux désobéi à leur père.

Maman, contrairement à son habitude, ne vint pas les houspiller pour les faire accélérer. Quand Bella, les yeux encore rougis, et Vanouché, rendue malhabile après sa transgression, arrivèrent dans le salon rempli de la plupart des invités, elles se firent absorber par le groupe joyeux des cousins déjà présents, qui, dans leur élan, ne remarquèrent pas le comportement réservé des deux filles. Maman prétexta une grosse migraine supportée par papa, pour expliquer son absence. Puis elle fut si occupée par le repas, par les dernières nouvelles, nouveaux mariages et récentes naissances, sempiternelles disputes et colères ravivées, qu’elle ne pensa plus à son mari. Quand tous les invités furent partis, elle se complimenta de cette belle fête qu’elle avait su attiser. Elle ne se doutait pas que sa vie allait alors prendre un tournant bien particulier…

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