— Ouragan de sable droit devant.
Mon cerveau freeze, refuse presque d’assimiler cette information.
— Ouragan comment ? s’enquiert Alice.
— Catégorie quatre sur quatre, ampleur : méga. On parle vitrifications et rideaux de sablages. Elle arrive plein ouest, et surtout pleine balle : trois cents kilomètre-heure sur les rafales, peut-être plus. Si on continue vers le Rouille, elle va nous balayer par le flanc.
Les mots de Lila sont précis et claquent dans les écouteurs. Elle ne craint pas les aléas du désert, cet ouragan ne l’effraie pas un instant. Ce n’est pas le cas des autres, je vois Al lancer un regard inquiet vers Théo. Sur leurs motos, ils vont prendre cher.
Calcule rapide : entre la vitesse à laquelle nous nous déplaçons, la vitesse de progression de l'ouragan et la distance qu’il reste à parcourir pour le Rouille… Peut-on arriver avant de se faire ensabler ? Au pire, en se prenant les premières rafales ? Le résultat sera serré, très serré. Je mute la petite voix qui m’alerte intérieurement : ce sera trop serré, et je lance :
— On continue.
— K’da la folle dingue, grince Charlie. Elle va tous nous tuer.
— Je t’entends, tu sais !!
— Ouais, c’était l’idée.
— K’da, murmure Alice en mettant une main sur son micro, elle a raison.
Je coupe mon casque avant de répondre :
— Je te l’ai dit : la mission avant tout.
— C’est impossible de battre un tel monstre ! Un quatre-méga !
— Je ne peux pas manquer le rendez-vous. C’est aujourd’hui ou jamais.
— Tu n’arriveras jamais à ton rendez-vous si on perd tous nos véhicules ! assène Alice, amère.
Ses estimations rejoignent les miennes bien sûr. Si nous nous prenons l'ouragan de plein fouet, nous avons une chance d’y survivre. Pas la voiture, qui sera à coup sûr ensablée jusqu’au moteur. Et ne parlons pas des motos... Je marmonne :
— Toujours de l’avant…
— La devise la plus stupide du monde.
— Mais c’est la mienne. Je suis comme ça, j’avance.
Elle serre les mâchoires de fureur contenue. Elle pourrait disserter des heures sur la débilité de cet argument, moi-même j’aurais à y redire. Je reconnecte mon casque :
— J’espère que vous avez le Feu, car on poursuit la route.
— Euh, K’da, t’es sûre ? s’inquiète Théo. Avec les motos, nos chances sont…
— Je les connais nos fucking chances, Théo.
— Alors pourquoi on ne fait pas demi-tour ? s’inquiète Si.
— C’est du suicide, complète Lila.
— Croyez-moi, on préfèrera tous se noyer dans le sable plutôt que de rentrer au village en ayant raté le rendez-vous.
— Qu’est-ce ça veut dire ? me coupe Charlie. C’est quoi ce délire encore K’da ? Tu ne fais vraiment que nous attirer des ennuis !
— Ce n’est pas le moment de se la péter, enchaîne Lila. La situation est sérieuse. Au lieu de penser à toujours impressionner, montre-toi un peu mature là, K’da !
— Appuyez sur vos accélérateurs au lieu de butiner ! Vous pensez qu’on a une seconde à perdre ? Go, go, go !
Shoot pousse un hurlement bestial, la rage au ventre, les neurones grillés par l’adrénaline. Ça a le mérite de tous les sortir de leur paralysie. Les motos pétaradent de plus belle. Sans que j’aie besoin de demander, Alice décroche le traineau d’appoint pour nous alléger. De mon côté, j’enclenche la sixième, premier pallier des vitesses de courses.
Le temps s’égrène avec une lenteur insupportable. Les minutes semblent des heures. J’ai les mains crispées sur le volant, mon dos raidit par la tension. Le soleil est atroce, le toit de la cabine chauffe et l’odeur du métal nous étouffe. L’air s’épaissit à mesure que nous progressons, presque à prendre consistance. Nos pneus avalent la route mais le même décor se répète à l’infini : sable rouge sur roche rouge. Un instant de déconcentration, et c’est à se demander si on avance vraiment. La Folie nous guette dans ces moments-là. Alice pince des lèvres, terrifiée à l’idée de succomber.
Le front de l’ouragan apparaît à l’ouest. L’horizon se brouille. Le bleu du ciel se teinte de sépia. Des éclats blancs électriques déchirent cette brume sale. Mon cœur s’accélère. Excessivement vite. J’en ai mal à la poitrine. J’ai déjà vu des ouragans quatre-méga. Celle-là mériterait beaucoup plus. Le mur de sable est trop haut, trop compact. Le front de rafales trop rapide.
— On va droit au cercueil, K’da, lâche Alice entre ses dents serrées.
— La mission avant tout. Je ne suis pas du genre à reculer.
— Tu dévoiles enfin ton vrai visage, grince Lila. Il fallait juste un ouragan pour que tu montres ta vraie nature à tout le monde. Tu te fous de la team, on est juste là pour te servir de faire valoir.
Mains qui se crispent de rage. Cuir des gants contre cuir du volant. Ça crisse désagréable.
— Toi et ton ego à la con ! cri Lila. Regarde cet enfer : tu vas nous tuer !
— K’da, souffle Alice plaquée au fond de son siège et les yeux écarquillés de terreur. Elle a raison...
— Tu me fais rire Alice. Je vois le tableau dans son ensemble moi ! Parfois il faut savoir faire des sacrifices, tenter le Diable ! Certaines victoires s’arrachent dans la douleur !
— On parle de pièces là...
— Tu n’as jamais eu le cran de prendre le lead, d’assumer de vraies décisions. Pareil qu’avec Alpha... C’est trop tard pour se réveiller là ! Tu me laisses faire !
Net, précis et sans bavure. La balle atteint sa cible en plein cœur. Je n’aurais pas pu toucher plus juste. Alice blêmit et détourne le regard. Il n’y a que la vérité qui blesse. Un coup d’œil vers l’ouest, vers l’ouragan, m’empêche de tergiverser plus sur nos histoires sentimentales. Les Chipmunks se sont alignés devant la Nissan et déploient leurs boucliers de fibre carbone. Une onde verte les parcours de haut en bas quand ils activent les champs répulsifs. A l’arrière, je sais que Charlie et Lila font de même, après avoir couplé leurs motos.
Shoot lance un chapelet de jurons dans le micro.
— Championne, quand même ça craint.
— Ferme-la Shoot ! Cache-toi derrière le siège d’Alice et fou moi la paix. Je me concentre, au cas où ça ne se voit pas !
— Je rappelle juste : avec le casque de visée, je peux zoomer au loin et…
— SHOOT !
Alice a crié en même temps que moi. En bonne seconde, elle me soutient jusqu’au bout malgré toutes les horreurs que je peux lui sortir. Je ne sais pas comment elle fait. Ça me dégoûte autant de dévotion. Moi j’aurais sauté de la voiture depuis longtemps.
— Vos gueules à présent et roulez tant qu’on a de la visibilité !
Les premières rafales de vent nous heurtent. Sirène d’alarme dans mon esprit. Mon cœur fait une embardée. Face à l’inévitable, je suis obligé d’admettre la vérité. Nous ne battrons pas de vitesse cet ouragan. La voiture tangue. Le roulis augmente rapidement, au point que j’entends Shoot rendre son petit déjeuner à l’arrière. Les motos s’en sortent mieux : moins de surface au vent et les lests additionnels leur permettent de tenir l’équilibre.
Je me tends, mes yeux s’étrécissent en deux fentes concentrées, j’ajuste mon champ de vision pour ne percevoir plus que l’essentiel, mes lèvres sont serrées en un pli déterminé. Focus sur le Rouille. Mon unique objectif. Pourtant, une part de moi résiste à cet état de combat. Il n’est pas trop tard. Les mots je les connais, ils sont faciles à dire. Je peux encore piler, faire demi-tour. Tant pis pour les pièces. Je m’arrangerais autrement... Le problème, c’est que je suis face à un mur. J’ai déjà retourné la situation dans tous les sens. Je suis coincée, prise au piège, impuissante. Et me dégonfler ? Jamais ! La décision est arrêtée.
Je pourrais au moins renvoyer la team. Garder que Alice. Même pas. J’y vais seule ? Changer d’avis, ne pas changer d’avis, changer d’avis…
Le front de l'ouragan est sur nous, Lila a clairement mésestimé sa rapidité de progression. Alice déploie les boucliers de la voiture juste avant que les premières salves de sable nous frappent. L’air se charge de particules en suspension malmenées par les vents. En à peine une minute, je perds le visuel avec les Chipmunks. Aussitôt, j’entame le protocole d’appel.
— Bee-1.
— Bee-2.
— Bee-3.
Les neufs Bee lancent leur nom de code. Nous sommes au complet. Mais aucun soulagement pour moi. Il faudra répéter cela toutes les cinq minutes, avec le ventre noué, la peur qu’une Bee ne réponde peut-être pas la prochaine fois.
Crissements contre notre flanc gauche. Ça donne l’impression que des milliers d’insectes cherchent à renverser la bagnole. Le sable s’infiltre à travers certains interstices de la cabine. Gorge irritée. Yeux qui brûlent.
— K’da, c’est pas un quatre-méga ! crie Al. Faut décrocher !
— Les boucliers tiennent à peine ! renchérit Charlie.
— Demi-tour !! hurle Alice, au supplice, pour se faire entendre dans ce raffut de fin du monde.
— Non !
Je m’écorche les cordes vocales pour que cette syllabe passe dans mon micro. La cabine est déjà saturée de particules poussiéreuses. Mes poumons brûlent, corrodés par les fines.
Dépression brutale. Acouphènes dans les oreilles. Je m’accroche à mon volant, lutte pour garder le cap. J’y mets toute la force de mes bras.
— K’da, putain ! rugit Charlie. Quand on sera mort, tu crois que tu les auras tes pièces ?
— Si on rentre sans les pièces ce sera le même tarif, faut que je le dise en quelle langue, merde ?!
Elle n’a pas le temps de répliquer, un éclair a frappé juste devant la Nissan. Le craquement qui s’ensuit secoue tout le véhicule, fait grincer la tôle. Je braque à gauche, les deux roues opposées se soulèvent, dérapage incontrôlé sur le sable vitrifié. Shoot a le réflexe salutaire de se jeter vers la droite et l’équilibre de la bagnole revient. Pas si débile le petit. Il tend un pouce levé entre nos deux sièges et me lance un sourire éclatant dans le rétroviseur. Un filet de sang part de son arcade sourcilière. Ses dents sont rouges.
— Bee 1.
— Bee 2...
L’appel continue sans accroc tandis que nous fonçons en zigzag entre les mares de sable vitrifié. La visibilité est nulle. Les phares de la Nissan éclairent à peine à deux mètres devant nous. A présent, la route est plus lisse qu’un miroir. Je déglutis. Alice me foudroie d’un regard type : « Je te l’avais dit ».
Jamais je n’avais vécu une telle apocalypse dans le désert de Feu.
Même moi je doute de sa décision, elle a intérêt d'avoir une sacrément bonne raison pour mettre la vie de son équipe en danger.
Peut-être que je me trompe, mais j'ai l'impression que tu découvres toi même tes personnages au fur et à mesure que tu écris. Je pense à Alice qui devient froussarde, elle ne l'était peut-être pas à l'origine. Je fais pareil, j'adore =)
Une coquille d'orthographe, mais sinon c'est nickel !
Cache-toi derrière le siège d’Alice et fouS-moi la paix.